Disponible également en format PDF: Manuel éthique de la critique

Introduction

La référence à l’éthique s’est de plus en plus développée que ce soit en formation professionnelle ou dans de nombreux autres milieux par la constitution de comités d’éthique ou encore la rédaction de chartes d’éthique. Les formations en éthique s’appuient principalement sur la référence à quelques courants principaux qui sont le déontologisme, le conséquentialisme, l’éthique du care ou encore l’éthique des vertus.

Cependant l’on peut regretter que la plupart du temps la formation en éthique professionnelle ne joue pas le rôle critique qui devrait être le sien. On peut également regretter que bien souvent dans le monde professionnel l’éthique soit instrumentalisée et se limite à un simple vernis recouvrant des injustices sociales et environnementales.

Or, l’objet de ce texte est de faire mieux connaître un autre courant de l’éthique qui est l’éthique de la critique. Par rapport aux courants principaux de l’éthique, l’éthique de la critique se caractérise par sa prise en compte du contexte social et en particulier de l’existence de discriminations et d’inégalités sociales systémiques. Il se caractérise en outre par une deuxième dimension qui consiste à prendre le parti des opprimé-e-s ou point de vue d’en bas. L’objectif de l’éthique de la critique est la justice sociale.

Ce courant de l’éthique s’est en particulier développé à partir de la pédagogie critique en éthique professionnelle dans le champ de l’éducation. Il s’agit néanmoins dans le texte ci-dessous d’avoir une réflexion plus vaste que l’éthique du personnel éducatif, pour montrer en quoi l’éthique de la critique peut être pertinente dans d’autres champs. L’éthique de la critique pouvant ainsi trouver des applications dans d’autres domaines professionnels ou encore dans les milieux militants.

L’éthique de la critique, telle qu’elle est formulée dans ce volume, est développée à partir de l’oeuvre du pédagogue et philosophe Paulo Freire. Néanmoins, elle ne repose pas sur une exégèse de son œuvre, mais sur le développement des principes qui sont présents dans son travail. Paulo Freire a lui même toujours souhaité, non pas qu’on le copie, mais qu’on le réinvente.

La forme du dialogue a été utilisée en philosophie depuis l’Antiquité par différents auteurs. C’est également une forme qui a été reprise par Paulo Freire à l’instar également du genre épistolaire. C’est pourquoi le texte qui suit sera rédigé sous la forme dialogique. Afin d’être le plus pédagogique possible, le texte ci-dessous privilégie la clarté de l’exposition et de l’argumentation sur l’érudition. De ce fait, les développements trop techniques et le nombre de références en bas de page est relativement limitée. Les références citées sont en particulier celles les moins familières au lectorat français.

L’ouvrage se compose de plusieurs parties. La première est introductive. Elle revient sur des termes tels que : éthique/morale, éthique/déontologie, droit/déontologie… La deuxième partie rappelle l’importance que tient le principe d’égale dignité des personnes humaines dans l’éthique de la critique. Le troisième moment souligne la particularité de l’éthique de la critique qui est d’adopter le point de vue des opprimés et de considérer que la société est organisée sur la base de rapports sociaux de pouvoir contre lesquels il s’agit de lutter. La quatrième partie revient sur la manière dont l’éthique de la critique se positionne relativement au néolibéralisme. Le cinquième moment est consacré à la critique éthique des organisations de travail néolibérales. Le sixième porte sur les pratiques de résistance éthique que peuvent mettre en place les professionnel/les pour résister aux logiques néolibérales et discriminatoires. Enfin, le dernier moment revient sur la formation à l’éthique de la critique.

Cet ouvrage s’adresse en particulier à des professionnel/les, des militants syndicaux ou encore des formateurs/trices en éthique professionnelle qui cherchent une réflexion critique en matière éthique dans le monde du travail.

1. L’éthique, les courants de l’éthique et l’éthique de la critique.

Question : Qu’est-ce que l’éthique ? Y-a-il une différence avec la morale ?

Réponse : Pour certains auteurs, il n’y a pas lieu de distinguer la morale de l’éthique. La morale aurait pour rôle de s’occuper de la réflexion concernant les principes universels qui nous permettraient de juger du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Ces auteurs sont souvent influencés par le philosophe Emmanuel Kant selon lequel il existe une morale universelle.

On peut au contraire considérer que la réflexion éthique contemporaine s’est développée à partir des plusieurs sources. Par exemple, le philosophe Max Weber considère que la modernité se caractérise par un éclatement des sphères d’activité. Il pourrait donc y avoir des éthiques propres à la sphère religieuse ou au contraire des éthiques propres à la sphère politique.

Dans la continuité de cette idée, l’éthique peut apparaître comme un domaine de réflexion portant sur les conflits de valeurs qui émergent dans les situations particulières en particulier professionnelles. On parle alors de dilemme éthique. Cette conception de l’éthique est par exemple présente chez le philosophe Paul Ricoeur.

Une autre source renvoie à la 2e Guerre mondiale et à ses conséquences. L’une d’entre elle est la participation de médecins à l’entreprise nazi. Ce qui a donné lieu au procès des médecins de Nuremberg. L’éthique apparaît alors comme un champ de réflexion lié aux insuffisances de la rationalité technoscientifique pour guider les choix des êtres humains. Il peut alors y avoir une réflexion sur les conflits possibles entre les avancées technoscientifiques et le respect de l’intégrité de la personne humaine.

On peut ainsi dire de manière générale que l’éthique constitue une réflexion sur la façon dont se traduit concrètement dans les faits le respect de la dignité de la personne humaine relativement à d’autres considérations ou valeurs : croissance économique, recherche scientifique, droits des animaux…

Q : C’est donc l’existence de conflits entre plusieurs valeurs qui explique qu’il y ait plusieurs courants en éthique. C’est cela ?

R : De manière générale, depuis l’Antiquité et au moins Cicéron, on admet qu’il y a deux courants moraux principaux qui s’opposent le déontologisme (qui accorde le primat au devoir comme Kant)1 et l’utilitarisme qui considère que l’éthique doit viser ce qui est utile. L’utile se situant dans le courant des éthiques dites conséquentialistes. Ce qui veut dire qui prennent en compte les conséquences de l’action.

Mais en réalité, il existe d’autres courants de l’éthique comme par exemple les morales du sentiment. L’une des plus mobilisée actuellement dans le domaine de l’éthique est l’éthique du care (ou éthique de la sollicitude).

Il existe également ce que l’on appelle l’éthique des vertus qui est orientée vers les qualités que doit développer une personne pour bien agir.

On peut également ajouter l’éthique de la discussion qui considère que la délibération collective doit être utilisée pour produire des règles justes.

Q : Quelle est la différence entre le droit, la déontologie et l’éthique ?

R : Le droit consiste dans un ensemble de règles qui régissent la société. Il se distingue de la morale par le fait qu’il est garanti par des institutions telles que l’État. La déontologie professionnelle est l’ensemble des règles qui s’applique à un professionnel dans un secteur d’activité déterminé. La réflexion éthique professionnelle va en particulier se développer face à un cas où il n’existe pas de règles de droit ou de principes déontologiques qui s’appliquent. Dans ce cas, le professionnel se trouve face à une situation d’incertitude éthique qui provient de l’existence d’un conflit de valeurs qui traduit un confit entre des éthiques différentes. On parle alors de dilemme éthique.

Q : Comment se situe l’éthique de la critique au sein du champ des éthiques ?

R : Lorsque les étudiants ont des cours d’éthique, disons par exemple d’éthique professionnelle, on leur propose, en France, en général des cours sur ces différentes éthiques. L’éthique de la critique n’est pas abordée. L’éthique de la critique est mentionné comme étant un courant de l’éthique au sein d’auteurs nords-américains dans le domaine de l’éducation : Robert Starratt2, Joan Shapiro ou encore Lyse Langlois3… Ces auteurs considèrent en réalité que pour qu’il puisse y avoir un jugement éthique dans une situation professionnelle, il faut qu’il y ait la conjonction entre trois éthiques : l’éthique de la justice (déontologisme), éthique de la sollicitude et éthique de la critique. Shapiro ajoute l’éthique de la profession (déontologie professionnelle).

Ces auteurs réfèrent l’éthique de la critique en particulier à la Théorie critique de l’Ecole de Francfort. Il s’agit d’un groupe de philosophes allemands. Ils sont connus pour avoir développé une analyse critique de la société capitaliste et bureaucratique, marquée par la domination de la rationalité instrumentale. La rationalité instrumentale désigne la tendance à accorder un primat au calcul des moyens les plus efficaces sur la réflexion éthique concernant la finalité de l’action. La rationalité instrumentale caractérise également le champ techno-scientifique. Une autre source de l’éthique de la critique pour ces éthiciens, c’est également la pédagogie critique et en particulier celle de Paulo Freire4.

Néanmoins, ces auteurs nord-américains ont peu développé de manière philosophiquement approfondie les caractéristiques de l’éthique de la critique. L’objectif de ce dialogue est donc d’en présenter les éléments les plus significatifs en s’appuyant sur la pensée du philosophe Paulo Freire.

Q : Qu’est-ce qui caractérise de manière générale l’éthique de la critique par rapport aux autres courants de l’éthique ?

R : La spécificité de l’éthique de la critique est de partir d’une certaine théorie sociale liée aux sociologies critiques. L’éthique de la critique admet que les sociétés sont traversées de rapports sociaux de pouvoir et que l’éthique doit prendre connaissance de l’état de ces rapports sociaux de pouvoir pour déterminer ce qu’est la justice sociale. A partir des années 1980, Paulo Freire admet qu’il existe une multiplicité de rapports sociaux de pouvoir qui traversent la société5. Une autre dimension de la pensée de Paulo Freire, c’est son refus de l’économie néolibérale6.

Q : Comme cela a été rappelé précédemment, les éthiques sectorielles se sont développées en particulier depuis la deuxième partie du XXe siècle, mais quels sont les risques auxquels sont soumis ces développements de l’éthique ?

R : De nombreux cursus proposent désormais des formations en éthique : éthique médicale, éthique enseignante, éthique de l’ingénieur, éthique des affaires… L’éthique s’est développée en entreprise et dans des comités institutionnels. Avoir une charte éthique est parfois devenu un passage obligé pour obtenir certaines certifications ou labels.

Néanmoins, cela conduit également à une instrumentalisation de l’éthique. Celle-ci peut être utilisée par des entreprises pour se donner une image positive alors que la réalité des pratiques peut être plus problématique.

L’éthique peut être également utilisée comme un moyen pour faire peser la responsabilité des bonnes pratiques d’une entreprise sur les actions individuels des travailleurs qui sont sommés de se conformer à ces chartes éthiques alors que l’organisation dans laquelle ils exercent peut être pathogène. De manière générale, le discours éthique peut avoir tendance à ne pas prendre en compte les dimensions socio-politiques des situations et à s’en tenir à des règles visant les actions des individus.

C’est contre l’instrumentalisation de l’éthique que l’éthique de la critique peut s’avérer pertinente dans la mesure où elle ne se contente pas d’aborder les situations en les détachant de leur contexte socio-politique, mais qu’elle s’interroge sur les rapports de pouvoir qui peuvent la caractériser de manière explicite ou implicite.

L’éthique de la critique peut aider à redonner du pouvoir critique et d’agir aux professionnels face aux situations d’injustices sociales auxquels ils ou elles sont confrontés.

 Les principaux courants en éthique :  

Nom des courants

Explication des courants

Les éthiques déontologiques :

Elles considèrent que l’être humain doit soumettre son action à des règles qui ne doivent pas être enfreintes en fonction des circonstances.

– L’humanisme personnaliste

L’humanisme personnaliste met en avant l’existence de principes moraux absolus que doivent respecter les êtres humains. Le principe principal est la « dignité de la personne humaine« . Cela signifie que l’on ne peut pas par exemple vendre une personne ou même le corps humain (ex : organes) car l’être humain a une valeur inestimable en soi, il n’a pas de prix. (Exemple : Emmanuel Kant)

– Ethique de la discussion

L’éthique de la discussion considère que les règles de l’éthique peuvent être élaborées par une discussion collective rationnelle. (ex : Jurgen Habermas)

– Ethique des valeurs

L’action est orientée en fonction de valeurs. Ces valeurs peuvent néanmoins entrer en contradiction les unes avec les autres : il peut donc être nécessaire de les hiérarchiser ou de les concilier entre elles. (Ex : Max Weber)

Les éthiques conséquentialistes :

Elles considèrent qu’il s’agit de tenir compte des conséquences des actions, et non pas de se limiter à des principes.

Ethique utilitariste

L’éthique utilitariste considère que les décisions prises doivent être mesurées à l’aune de leur utilité pour le bonheur commun (défini comme un optimum entre les plaisirs et les peines). Elle accorde une importance primordiale à l’efficacité. (Exemple : Jeremy Bentham)

Ethique pragmatique

Elle accorde une importance particulière à la situation. Il s’agit d’adapter les règles générales au cas particulier. Elle se fonde sur la notion d’équité. (ex : Aristote)

Autres courants d’éthique :

Ethique de la critique

L’éthique de la critique met en avant l’existence d’inégalités sociales et de discriminations sociales. Elle considère que la priorité doit être d’orienter l’action vers la justice sociale (ex : Paulo Freire)

Ethique du care

L’éthique du care met en avant l’importance des relations de bienveillance à l’égard d’autrui. Elle considère que la relation à autrui doit être orientée vers le soin à autrui, l’empathie (ex : Carole Giligan)

Ethique des vertus

L’éthique des vertus essaie de déterminer qu’elles sont les principales valeurs que doivent mettre en œuvre les personnes dans leur action : sens de la justice, bienveillance, tact… (ex : Elisabeth Anscombe)

2- L’égal respect de la dignité des personnes humaines

Q : Quel est le point de départ de l’éthique de la critique ?

R : L’éthique de la critique, telle que la formule Paulo Freire, repose sur la lutte contre la déshumanisation de l’être humain, contre sa réification7. A contrario, cela implique que l’éthique de la critique, telle qu’elle peut être formulée à partir de Paulo Freire, défende le respect de la dignité de chaque être humain. En cela, on peut dire que Paulo Freire est personnaliste. La personne humaine n’est pas une réalité biologique, mais une idée morale. Cette idée a été formulée par Kant : les objets ont un prix, l’être humain a une dignité. C’est sur cette base d’ailleurs que Paulo Freire constitue une des références de l’éducation aux droits humains8.

Q : Mais sur quoi se fonde cette idée ? En quoi est-elle importante ?

R : Il ne s’agit pas ici de la fonder de manière métaphysique. Ce qui est le plus intéressant dans l’idée de dignité de la personne humaine, c’est plutôt la manière dont elle est devenue depuis la 2e Guerre mondial un principe fondamental du droit. On le retrouve dans la DUDH  de 1948 : « Tout les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ce principe a acquis également une valeur constitutionnelle 1994 dans le droit français. On le retrouve également dans La charte européenne des droits fondamentaux de 2000. Il s’agit aussi d’un principe du droit international du travail. Ce qui paraît le plus intéressant avec ce principe n’est pas tant qu’il soit un principe moral, mais qu’il soit un principe juridique.

Ce principe juridique a l’intérêt d’être l’un des rares remparts symbolique à la domination de la rationalité instrumentale que ce soit par la marché ou par la technoscience. En effet, le principe de dignité humaine est un des principes de la bioéthique. Le philosophe marxiste, Lucien Sève9 qui avait été membre du Comité consultatif national d’éthique, a souligné que la reconnaissance juridique du principe de dignité de la personne humaine permettait de résister à la marchandisation de la personne humaine.

Q : Néanmoins, en parlant de marxisme, ne doit-on pas voir les droits humains comme des droits bourgeois ?

R : Il est possible sur ce plan de reprendre ce que disaient Lefort et Castoriadis concernant les droits de l’homme. Ils ont eu l’avantage de pouvoir être utilisés par les dissidents, par exemple en Europe de l’Est, contre les gouvernements dictatoriaux qui les opprimaient. L’avantage du droit international, c’est qu’il ne peut pas être modifié par un gouvernement comme l’est le droit positif national.

Q : Mais ne peut-on pas objecter en outre que les droits humains sont des droits occidentaux qui servent à l’oppression des pays du Sud ?

R : Les travaux sur droits humains et interculturalité du sociologue Boaventura de Sousa Santos10 fournissent une réponse à cette objection. Il montre que dans différentes aires culturelles – que ce soit l’Islam ou la Chine – on peut trouver des idées équivalentes à celle de respect de la dignité de la personne humaine.

Q : Il y a néanmoins un autre point qui semble poser problème. Est-ce que le principe de dignité de la personne humaine ne fait pas obstacle à une prise en compte des impératifs écologiques ? Est-ce qu’il n’autorise pas à contrario la marchandisation de la nature ?

R : Cela dépend effectivement à la fois la conception de l’humanisme que l’on défend et la conception de l’écologie que là encore que l’on prend en compte. Il est possible néanmoins de concevoir des conceptions assez radicales de l’écologie qui sont compatibles avec le respect de la dignité de la personne humaine. C’est le cas de l’écologie d’André Gorz, de Murray Bookchin ou encore par exemple d’Alicia Puleo11.

Q : En quoi pour une ou un professionnel la référence au droit et au droit international en particulier est-elle intéressante ?

R : Un ou une professionnel doit dans son activité se situer dans le cadre du droit et de la déontologie en vigueur. Il existe une hiérarchie des normes. Ainsi les règles déontologiques d’une profession ne peuvent pas aller contre le droit a fortiori le droit international et les principes constitutionnels. L’éthique de la critique trouve donc sa référence dans les conventions internationales des droits humains. En outre, elle oriente sa lutte pour la justice sociale sur la lutte contre les discriminations qui découle des droits humains.

Q : Quel est l’intérêt de l’éducation aux droits humains dont il a été rappelé que Freire est l’une des références internationales ?

R : L’éducation aux droits humains est une source d’empowerment au sens où connaître ses droits permet d’avoir des armes pour se défendre. Mais en outre, connaître ses droits permet de prendre conscience du décalage entre les droits humains et la réalité sociale. En cela, ils constituent également un vecteur de conscientisation qui peut inciter à la praxis de transformation sociale.

Les textes juridiques de référence :

La décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848

La déclaration de Philadelphie de l’Organisation internationale du travail de 1944.

La Déclaration universelle des droit de l’homme (DUDH) de 1948

Décision « Bioéthique du 27 juillet 1994 » du Conseil constitutionnel.

La charte européenne des droits fondamentaux de 2000

La loi de lutte contre les discriminations de 2008

3- Etre du côté des opprimé-e-s

Q : Justement venons en à la théorie sociale critique12. En quoi y-a-t-il un lien entre la théorie sociale critique et l’éthique de la critique ?

R : Comme il a été rappelé précédemment, l’éthique de la critique se situe dans la continuité la Théorie critique de l’école de Francfort. Dans ce courant, il n’y a pas de dissociation entre les sciences sociales et la philosophie. Plusieurs auteurs de l’Ecole de Francfort allient une théorie sociale et une philosophie normative, c’est le cas par exemple de Jurgen Habermas ou encore d’Axel Honneth.

Q : En quoi consiste la théorie sociale de Paulo Freire qui donne son assise critique à son éthique ?

R : Comme il a été rappelé précédemment, la philosophie de Paulo Freire constitue une critique de la déshumanisation de l’être humain, de sa réification13. De ce fait, peut être qualifié d’opprimé-e, tout groupe social qui subit un processus de réification. La notion d’opprimé-e fonctionne comme un signifiant vide. Tout groupe social qui se perçoit comme opprimé peut la revendiquer : le prolétariat, les colonisés, les racisés (personnes victimes de racisme), les femmes, les personnes LGBTQI, les personnes en situation de handicap…

Q : Comment peut-on décrire ce processus de réification ?

R : La réification constitue un processus par lequel un être humain n’est plus considéré comme un sujet, mais est réduit à l’état d’objet. Lorsque la dignité de l’être humain n’est plus respectée, il y a réification.

De ce fait, les discriminations sociale sont un processus de réification. En effet, lorsqu’une personne est discriminée socialement, c’est qu’elle n’est plus considérée comme un être humain à l’égal des autres.

La réification se produit également lorsqu’il y a exploitation économique. Car à ce moment là, la personne exploitée est réduite au rang d’instrument en vue de l’extraction du profit.

Il y a réification également lorsqu’il y objectalisation. Cela se produit lorsqu’une personne est réduite au rang d’objet sexuel et n’est plus considérée comme un sujet.

Q : Par conséquent, il y a donc un lien entre le principe de respect de la dignité de la personne humaine et lutte contre les discriminations ?

R : C’est exact. Le droit de la non-discrimination découle du principe d’égale dignité des personnes humaines. Pour Paulo Freire, lutter contre les discriminations est une finalité de l’éthique de la critique14.

Q : Quel lien y-a-t-il entre les discriminations et les inégalités sociales ?

R : On peut dire que les inégalités sociales sont souvent une cause des discriminations. Et les discriminations amplifient les inégalités sociales. De ce fait, si les deux notions ne se confondent pas, pour autant elles ne sont pas totalement dissociables. La lutte contre les inégalités sociales et le système capitaliste qui les produit est également une finalité de l’éthique de la critique pour Paulo Freire.

Q : Les discriminations et inégalités sociales sont donc systémiques ? Qu’est-ce que cela signifie ?

R : Une discrimination ou inégalité systémique se retrouve dans différents domaines de la société : l’éducation, l’espace public, l’emploi, le champ politique, l’espace domestique, les médias… Cela signifie qu’un groupe social opprimé est un groupe qui est confronté à des discriminations structurelles qui traversent l’ensemble de la société.

Cela signifie que face à une situation-problème éthique, l’éthique de la critique ne se contente pas de voir le problème comme une relation entre un ou plusieurs individus, mais qu’elle prend en compte également la dimension systémique des rapports sociaux de pouvoir qui sont présents dans cette situation. Elle se demande qui sont les individus appartenant à des groupes socialement discriminés ou au contraire socialement privilégiés, quelles sont les inégalités sociales à l’oeuvre dans la situation.

Q : Quel est l’objectif en termes de justice sociale de l’éthique de la critique ?

R : L’éthique de la critique se caractérise par rapport à d’autres courants de l’éthique par des finalités que l’on peut appeler socio-éthique. Cela signifie que l’éthique ne peut être pensée indépendamment de l’existence de rapports sociaux de pouvoir. L’agir éthique de l’éthique de la critique vise toujours davantage de justice sociale.

Q : Mais sur quoi s’appuie la justification de l’action en vue de la justice sociale ?

R : L’éthique de la critique admet l’idéal régulateur d’égale dignité des personnes humaines. Il en résulte un parti pris qui constitue le deuxième principe éthique important de l’éthique de la critique, qui est un principe d’équité : l’éthique de la critique revendique d’être du côté des opprimés. Ce parti pris éthique découle du non-respect dans les faits du premier principe d’égale dignité des personnes.

Q : S’il existe plusieurs groupes sociaux opprimés, est-il possible d’envisager des luttes communes à ces différents groupes et à quelles conditions ?

R : A partir du moment où comme Freire, on admet qu’il existe plusieurs groupes opprimés, alors il est nécessaire qu’il y ait une reconnaissance mutuelle entre chaque groupe des oppressions de l’autre pour établir des alliances et ainsi des coalitions. Ceux qui établissent des alliances sont des alliés. Il y a donc une éthique des allié-e-s15.

L’éthique de l’allié·e

Irène Pereira, Le courrier, 30 août 2019

Qu’est-ce qu’un-e allié·e ? Cette notion est utilisée dans certains milieux militants pour désigner une personne qui ne subit pas directement une oppression, mais qui désire soutenir dans leurs luttes les personnes directement concernées. Il existe toute une réflexion militante autour de la posture de l’allié·e.

Être un ou une allié·e n’est pas une position sociale. On n’est pas allié·e comme on est une femme ou un homme, une personne de milieu populaire ou de classe moyenne supérieure. Être allié·e, c’est un choix éthico-politique. C’est faire le choix, alors que l’on bénéficie de certains privilèges sociaux, de les considérer comme injustes et d’aider à lutter contre les inégalités sociales et/ou les discriminations qui y sont liées.

Néanmoins, l’allié·e a une position sociale qui n’est pas la même que celle des personnes directement concernées par la lutte sociale en question. La posture éthique de l’allié·e suppose de reconnaître l’autonomie des luttes. Cela signifie que les décisions prises dans le cadre des luttes le sont par les personnes les premières concernées.

Ce que n’est pas l’allié·e

L’allié-e n’est pas là pour parler à la place des personnes les premières concernées. Parce que, par définition, les personnes socialement opprimées sont des personnes qui n’ont pas accès à la parole. Or parler à leur place équivaut à les renvoyer à l’impuissance, à les condamner au silence.

Ce n’est pas non plus, de ce fait, une personne qui prend toute la place sous prétexte d’aider à la lutte ou de protéger les personnes concernées. Ce qui reviendrait à rejouer une position paternaliste.

Ce n’est pas non plus une personne qui, sous prétexte d’intérêt pour la thématique de la lutte en question, passe son temps à poser des questions et à chercher des débats avec les personnes les premières concernées, quand il existe une quantité de documents accessibles en ligne sur le sujet en question. L’allié·e n’est pas une personne qui théorise sur et exploite la vie des personnes les premières concernées.

Quel est alors le rôle de l’allié·e si elle ou il ne peut pas prendre la place des personnes les premières concernées ?

Le rôle de l’allié·e

L’allié·e est d’abord une personne qui effectue par elle-même un travail pour se conscientiser sur ses privilèges sociaux. Être un·e allié·e est une éthique parce que c’est d’abord un travail sur soi.

L’allié·e a un rôle important, mais ce rôle est différent de celui des personnes les premières concernées. L’allié·e est une personne qui réfléchit à la position depuis laquelle elle parle et agit.

De ce fait, en premier lieu, l’allié·e a un rôle relatif à son groupe d’appartenance. Sa position consiste par exemple à essayer de convaincre d’autres personnes de soutenir la lutte des personnes concernées ou encore à répondre aux objections faites par des personnes appartenant à des groupes dominants.

L’allié·e a aussi un rôle précieux dans le dévoilement des stratégies de domination. Du fait qu’elle ou il a accès à des aspects du monde social qui échappent aux personnes les premières concernées. Pensons par exemple aux hommes qui ont accès au monde de l’entre-soi masculin dans lequel, par définition, les femmes n’ont pas leur place.

L’allié·e s’est également une personne qui «agit avec» afin d’aider à développer la capacité du «pouvoir d’agir» des personnes les premières concernées.

De l’allié·e à l’alliance

Si la posture de l’allié·e est importante, c’est qu’elle est la condition sine qua non de l’alliance. En effet, il n’y a pas d’opprimé·e·s ultimes: tout le monde a à faire le travail sur soi de réfléchir à sa posture pour pouvoir êtres un·e allié·e.

Mais l’alliance suppose une reconnaissance mutuelle. Certain·e·s exigent l’alliance à sens unique, sans reconnaissance des autres oppressions. Certain·e·s acceptent ces alliances par mauvaise conscience: ce sont souvent les plus privilégié·e·s.

Or, ce type d’alliance se fait au détriment de personnes qui subissent des discriminations multiples. Par exemple en s’alliant au nom de la classe sociale et en considérant que le sexisme est secondaire. Ou en s’alliant au nom de l’anti-racisme tout en estimant que les luttes LGBTQI sont accessoires. Ou encore en s’alliant au nom du féminisme, mais au détriment de l’antiracisme. Dans tous ces cas de figure, les alliances se font aux dépens de certain·e·s…

C’est pourquoi une des responsabilités de l’allié·e est de réfléchir avec qui il ou elle va s’allier. Car si les premières concernées occupent une certaine place sociale, elles et ils ne parlent pas toujours de la même voix, ne soutiennent pas forcément les mêmes positions. Il faut se méfier de celles et ceux qui prétendent parler pour toutes et tous alors qu’ils ou elles ne représentent que les intérêts d’une faction bien délimitée des personnes les premières concernées.

4- Ethique de la critique et néolibéralisme

Q : Comment se positionne l’éthique de la critique relativement au néolibéralisme ?

R : La pédagogie critique, dont on sait qu’elle entretient un lien étroit avec l’éthique de la critique, s’est constituée au début des années 1980 en réaction avec à l’émergence des gouvernements néolibéraux. Il est possible de considérer que l’éthique de la critique est une éthique anti-utilitariste tandis que l’éthique néolibérale repose sur l’utilitarisme économique. On peut sur ce plan se référer aux analyses du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (MAUSS).

Q : En quoi y a-t-il un lien explicitement entre l’éthique de la critique et l’anti-utiltarisme ?

R : Comme on l’a vu l’une des idées fondamentales de Paulo Freire est le refus de la réification de l’être humain, de sa réduction au rang d’objet. Or l’utilitarisme cherche à optimiser les moyens au service d’une fin qui est le bonheur collectif. De ce fait, l’utilitarisme peut admettre de sacrifier une minorité, ou de la discriminer, si cela peut être profitable au bonheur collectif.

Q : Ce qui n’est pas le cas de l’éthique de la critique, c’est cela ?

R : L’une des interrogations qu’implique l’éthique de la critique, c’est de se demander à chaque fois quel groupe social est défavorisé par une organisation ou une décision. C’est vraiment là une particularité très forte du positionnement de l’éthique de la critique.

Q : Le néolibéralisme, on le voit avec la question de la recherche de l’efficience, de l’optimisation – « faire plus avec moins »-, accorde une grande place à l’efficacité. Quelle est la position de l’éthique de la critique à ce sujet ?

R : Bien évidement l’efficacité est une valeur. Mais elle n’est pas la valeur première pour l’éthique de la critique. En particulier, la recherche de l’efficacité ne peut jamais passer avant le respect de la dignité de la personne humaine. C’est pourquoi Paulo Freire récuse par exemple la manipulation qu’il considère comme une pratique anti-dialogique.

Q : Paulo Freire s’oppose au « fatalisme néolibéral » pour reprendre une de ses expressions. Il s’oppose au « il n’y a pas d’alternative » de Margareth Tatcher. N’est-ce pas ?

R : Etant donné que Paulo Freire considère l’être humain comme une personne, et non simplement comme un objet naturel, cela induit qu’il postule également le fait que la conscience n’est pas un simple épiphénomène. C’est pourquoi, il accorde de l’importance à la conscientisation qui doit déboucher sur une praxis de transformation sociale historique. La conscientisation désigne chez lui la prise de conscience du caractère systémique des oppressions. Cela veut dire qu’une oppression n’est pas seulement une relation sociale entre deux individus, mais elle découle d’un rapport social qui structure la société. Cependant, pour que la conscientisation puisse déboucher sur la praxis, il est nécessaire de dépasser la « conscience fataliste ». Celle-ci consiste dans la tendance à affirmer que l’on ne peut rien faire, que l’on ne peut pas agir pour transformer la réalité. Cette conscience fataliste est produite par des « mythes » qui sont générés par le discours des groupes sociaux dominants.

Freire est influencé par l’existentialisme. De fait, il pense que l’être humain n’est pas déterminé, mais conditionné par la situation socio-historique. A partir du moment où l’être humain se perçoit comme un être historique du fait de sa conscience du temps et de sa finitude, alors il prend conscience également qu’il peut imaginer d’autres possibles et changer le cours de l’histoire en tant que sujet collectif historique. Les opprimé-e-s comprennent alors que les situations-limites, qu’ils percevaient comme des faits naturels, sont en réalité des constructions socio-historiques qui peuvent être dépassées.

Q : Le néolibéralisme s’appuie particulièrement sur l’innovation technologique. Quelle est l’analyse de l’éthique de la critique sur les technologies à l’ère néolibérale ?

R : L’éthique de la critique s’appuie sur une critique de la domination de la raison instrumentale ou raison technicienne. La technique repose sur une logique de recherche du moyen le plus efficace pour atteindre une fin. On distingue généralement deux types de techniques : la technique traditionnelle issue de l’expérience et la technoscience qui s’appuie sur la rationalité scientifique. Ce qui pour l’éthique de la critique pose difficulté, c’est l’obsession de la modernité capitaliste pour l’efficacité technique et la quantification du monde. Cela se traduit en particulier par le fait que cette logique tend à envahir toutes les sphères d’activité. C’est ce que Jurgen Habermas appelle la colonisation du monde vécu par le système. Il y a en particulier réification de l’être humain lorsque celui-ci tend à être traité comme une machine par le techno-libéralisme soit que l’être humain soit pensé à partir de ce paradigme, soit qu’il soit réduit à une robotisation de son activité par les nouvelles formes d’organisation du travail.

Les risques du discours éthique dans l’espace public

Irène Pereira, IRESMO, 08 avril 2020

Le risque du discours dans l’espace public sur le triage des patients pendant la pandémie du COVID-19 n’est pas uniquement que les médias donnent une image tronquée du triage. Il consiste également dans une tendance discutable à justifier auprès du grand public la mise en œuvre d’un triage d’exception.

Revenir au principe de base : l’égale dignité des personnes.

Le principe fondamental de la bioéthique en France qui a valeur constitutionnelle depuis 1994 est le principe d’égale dignité des personnes.

Il faut comprendre que ce principe entretient un lien étroit avec la non-discrimination. En effet, à partir de moment où l’on accorde une égale dignité en droit à toutes les personnes cela interdit de discriminer un groupe sur un critère particulier.

En soi, le critère qui correspond au principe d’égale dignité en cas de saturation des services est celui du « tirage au sort » ou « premier arrivé, premier servi ».

Pourtant dans les articles parus dans la presse en France ce critère a été écarté par principe comme inadéquat. Cependant l’écarter en soi n’a rien d’évident. En effet, la Belgique le considère comme un des critères qui doit être appliqué pour effectuer un choix qui ne soit pas discriminatoire (1).

Ce critère est d’une certaine manière le plus conforme à l’égale dignité dans la mesure où il repose sur le refus inconditionnel d’effectuer un choix sur la base d’un critère quelqu’il soit qui amènerait à distinguer qui est digne ou non de recevoir un traitement.

On peut douter que ce soit véritablement un principe de justice en soi qui écarte le tirage au sort que le fait qu’il soit peu conforme aux préjugés sociaux. (2)

On peut comparer cela au tirage au sort en matière politique. Pour les tenants du principe d’égalité démocratique, le principe du tirage au sort apparaît comme plus égalitaire que le principe de l’élection qui repose sur un principe aristocratique de sélection. Pourtant, dans le domaine électoral également, le tirage au sort apparaît a beaucoup de concitoyens comme peu fiable alors qu’il est utilisé pourtant pour les jury d’assises.

Des prises de positions confuses

Dans de nombreux articles de presse sur le sujet, on ne retrouve pas de distinction claire entre plusieurs concepts conduisant ainsi à sembler justifier comme légitime et inéluctable le triage de patients.

Beaucoup d’articles ne distinguent pas clairement entre obstination déraisonnable et manque de moyens. Il est possible sur un plan juridique d’effectuer une sélection des patients pour éviter un acharnement thérapeutique. C’est le sens de la Loi Léonetti (3).

En revanche, trier les patients par manque de moyens médicaux relève d’une autre logique. Il y a donc dans ce cas des morts qui seraient évitables si l’on avait plus de moyens. C’est en cela qu’un document du Centre hospitalier de Perpignan avait établi les catégories de morts évitables et de morts acceptables (4).

Un autre point problématique qu’on lit régulièrement dans des articles de presse, c’est que nous serions que nous serions face à une médecine de guerre ou de catastrophe. Or une telle thèse est discutable. Comme l’ont écrit Pierre Valette et Robin Cremer : « En réalité, ces procédures de médecine de guerre et de médecine de catastrophe ont pour postulat commun le dépassement des ressources face aux besoins de soins urgents. C’est dans ces situations exceptionnelles et provisoires qu’elles sont salvatrices. Mais nous n’en sommes pas là. L’infection virale est une crise sanitaire à cinétique lente si on la compare aux situations de médecine de catastrophe » (5).

En affirmant que nous sommes face à une médecine comparable à la médecine de catastrophe ou de guerre, on avalise l’idée que la pénurie serait un fait inévitable. Or le fait que l’épidémie avance progressivement implique au contraire que les pouvoirs publics ont une responsabilité dans la mobilisation des ressources permettant de limiter, voir d’empêcher la surcharge des hôpitaux et en particulier des services de réanimation.

Il est aussi possible de mentionner la tendance de certains articles à utiliser des notions de « justice » pour les appliquer au triage. Il y a ici une confusion entre être et devoir-être. La pénurie est un fait. Le devoir être est l’égale dignité des personnes. De fait, le triage ne peut que renvoyer à des règles plus ou moins injustes, mais pas justes en soi.

Utilitarisme ou équité ?

La plupart des prises de position semblent indiquer que la situation d’exception implique un principe utilitariste d’allocation de ressources (6). La plupart des textes prennent en compte les chances de survie – soit à court terme, voir parfois à moyen/long termes – des personnes à partir du « critère des plus grandes chances de survie ». Les critères du score de fragilité sont par exemple mentionnés.

Ils apparaissent comme évitant en apparence les discriminations directes qui consisteraient par exemple à prendre le critère de l’âge comme cela a été fait en Italie.

Cela dit ne soyons pas dupes et ne nous voilons pas la face. Si le critère est la plus grande chance de survie, nous savons que certes nous n’avons pas à faire à une discrimination directe, mais qu’il s’agit d’une discrimination indirecte. En effet, les personnes en situation de handicap ou ayant de comorbidité ou encore âgées ont plus souvent un score de fragilité plus élevé et une moindre chance de survie.

De fait, quelque soit le critère de triage choisi, il implique un risque de discrimination et il est dérogatoire par rapport à la règle de justice en soi qui est l’égale dignité des personnes.

Faire entendre une voix différente

Il n’est guère étonnant que ce soit en particulier les associations de personnes en situation de handicap qui se sont alertées des critères de triage. En effet, ces personnes ce sont bien rendues compte que même si le terme handicap n’était pas directement prononcé cela aboutissait en réalité à les discriminer. Quand en effet, on n’est pas touché directement par une discrimination, on a tendance à ne pas la percevoir. La majorité a tendance à ne pas se soucier du sort des minorités.

Bien évidement toutes les prises de position sur les discussions concernant les critères utilitaristes et leur défense préfèrent prendre le cas de la personne de 95 ans que de la personne en situation de handicap ou de comorbidité âgée de 40 ans.

En réalité, avec l’argument de la personne âgée, là encore on met en œuvre une confusion. En effet, beaucoup de personnes acceptent plus facilement la mort d’une personne âgée que d’une personne jeune, mais non pas sur le critère du score de fragilité. Mais sur le critère qu’il semble qu’une personne âgée a vécu une vie plus longue qu’une personne jeune. L’équité est apprécie à partir de ce critère du temps de vie vécu.

Mais dans le cas d’une personne en situation de handicap ou de comorbidité, le score de fragilité semble jouer comme une double peine. Non seulement la personne est dans une situation de handicap ou de maladie qui la fragilise au quotidien, mais lorsque la société choisi de qui elle se débarrasse en premier, elle choisi de se débarrasser des personnes les plus vulnérables.

Les tenants de l’utilitarisme se gardent bien de le dire. Mais pourtant c’est une conséquence de leur théorie basée sur le principe du plus grand bien être collectif. En effet, l’utilitarisme conduit inévitablement sur cette base là à pouvoir sacrifier des minorités. C’est pourquoi l’utilitarisme présente intrinsèquement une logique discriminatoire.

Ainsi l’un des problèmes qui apparaît dans l’utilitarisme appliqué à la pénurie, c’est la tendance à présenter comme étant des règles justes parce qu’issues d’un calcul d’intérêt, des règles qui en réalité ne sont pas justes en soi. En effet, elles sont la conséquence de pénurie qui dépendent à la base de choix politiques.

Elles sont également dérogatoire au principe de l’égale dignité et toujours porteuses de risques de discrimination de ce fait.

Certes elles peuvent venir essayer de contre-carrer des règles comme le statut socio-économique (ou la richesse) dans l’attribution de ressources, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles soient justes en soi. Par ailleurs, il ne faut guère s’illusionner les plus riches trouveront toujours à se faire soigner dans des établissements privés quitte à prendre des jets privés pour y parvenir.

Conclusion : Les risques du discours éthique sur le triage en temps de pandémie (7) :

– Masquer la pénurie par un discours qui met au même niveau le refus de l’obstination déraisonnable et le manque de moyens avec le risque de faire passer le triage d’exception comme une pratique courante du monde du soin.

– Justifier auprès de la population le triage en occultant, alors qu’il appartient au discours éthique de les rappeler, les responsabilités des pouvoirs publics dans la mobilisation de toutes les ressources nécessaires.

– Ne pas alerter suffisamment sur les risques de discrimination à l’égard de groupes minoritaires par les règles de triage, voire les masquer en évitant de mettre en lumière les situations les plus problématiques induites par telle ou telle règle de triage.

– Justifier auprès du grand public les pratiques de triage en utilisant un vocabulaire qui renvoie à l’idée de justice en soi, alors que le triage est dérogatoire par rapport au principe d’égale dignité.

Références :

(1) S’il fallait en arriver là : quels critères pour “trier” les patients atteints du Covid-19 ? (19/03/20) – https://bx1.be/news/brouillon-sil-fallait-en-arriver-la-quels-criteres-pour-trier-les-patients-atteints-du-covid-19/

(2) Directives de triage claires plébiscitées pour l’hôpital (06/04/20) https://www.20min.ch/ro/news/suisse/story/Directives-de-triage-claires-plebiscitees-20204875

(3) « Ils ne mourraient pas, mais tous étaient frappés » (31/03/20) – http://www.revuedlf.com/droit-administratif/ils-ne-mouraient-pas-tous-mais-tous-etaient-frappes-le-coronavirus-revelateur-des-ambiguites-de-lapprehension-juridique-de-la-vulnerabilite/?fbclid=IwAR3aclm26uP6_gBhUFnRvwQo61TFWFwnruu3-pMWyGTUWr36jahISUB_ocU

(4) Les services de réanimation se préparent à trier les patients à sauver (20/03/20) – https://www.mediapart.fr/journal/france/200320/les-services-de-reanimation-se-preparent-trier-les-patients-sauver

(5) Sommes nous en guerre ? (05/04/20) – https://www.ethique-hdf.fr/detail-article-covid-19/?tx_news_pi1[news]=675&cHash=45f6c12624f0e468fa3a41e602ae5c95

(6) Cet article constitue une exception notable à cette pente utilitariste: ICU triage: How many lives or whose lives? (07/04/20) – https://blogs.bmj.com/medical-ethics/2020/04/07/icu-triage-how-many-lives-or-whose-lives/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=twitter&utm_source=socialnetwork

(7) L’alerte sur les risques du discours éthique dans l’espace public en temps de pandémie a été également souligné dans une déclaration publique 27/03/20 :

https://www.humanite.fr/pour-que-tous-les-patients-sans-exception-soient-soignes-et-recoivent-les-meilleurs-soins-et-la

Politiques d’intégrité scientifique, déontologie et éthique de la recherche

Irène Pereira, IRESMO, 11 novembre 2019

Quelles différences entre les politiques d’intégrité scientifique, la réflexion éthique et les règles déontologiques ?

Genèse des comités d’éthique

Les comités d’éthique sont nés dans la continuité des procès des médecins de Nuremberg. Cela a conduit en particulier au premier comité d’éthique aux Etats-Unis le Comité Green.

Les Comités d’éthiques sont donc issus de problèmes relevant du champ de l’éthique médicale. Ils ont eu pour objectifs de réfléchir aux tensions entre le respect de la dignité de la personne humaine et les avancées de la recherche scientifique.

Le principe de dignité de la personne humaine s’est imposé relativement récemment comme un principe important du droit international et du droit de la bioéthique. Il est ainsi proclamé dans la Déclaration universel des droits humains (1948) : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits » (art.1) à la suite de la Deuxième guerre mondiale.

Le vade-mecum sur l’intégrité scientifique précise : « Il faut bien distinguer l’intégrité scientifique, c’est à dire les règles qui gouvernent la pratique d’une recherche honnête et intègre, de l’éthique de la recherche qui aborde de façon plus large les grandes questions que posent les progrès de la science et leurs répercussions sociétales. Les comités d’éthique, dont se sont dotés la plupart des organismes de recherche et plusieurs universités, sont des lieux de débat d’idées et d’opinions sur les finalités des recherches entreprises et les liens entre science et société » (2017).

Les politiques internationales d’intégrité scientifique

Un des textes fondateurs des politiques d’intégrité scientifique est la Déclaration de Singapour en 2010.

Le document de l’ANR intitulé « Politique en matière d’éthique et d’intégrité scientifique » met en lumière les enjeux des politiques d’intégrité scientifique : « La prolifération des publications scientifiques sur la scène mondiale liée à la concurrence grandissante entre les chercheurs pour obtenir la reconnaissance de leurs pairs et l’obtention de ressources financières accentue la pression des systèmes d’évaluation. La compétition de plus en plus vive demande une vigilance accrue pour éviter que le processus de saine compétition ne soit remplacé par une course à la reconnaissance et au financement ».

On peut ainsi interpréter les politiques d’intégrité scientifique comme la mise en œuvre de procédures qui visent à garantir la concurrence formellement libre et non-faussée sur le marché de la recherche scientifique internationale.

Il est intéressant d’y noter que les valeurs de la recherche scientifique y sont promues au nom d’enjeux économiques :

– plagiat : défense de la propriété intellectuelle (même si la propriété intellectuelle n’a pas qu’une dimension économique, mais aussi morale)

– falsification et manipulation de données : les risques mis en avant sont en particulier l’argent qui est perdu et les conséquences économiques que cela peut avoir lorsque les décideurs publics s’appuient sur des données faussées.

– conflit d’intérêts : alors que les scientifiques sont de plus en plus incités à mettre en œuvre des partenariat avec le monde économique.

D’une certaine manière, les politiques d’intégrité scientifiques peuvent apparaître comme la mise en place de procédures visant à palier des problèmes qui ont été intensifiés par la mise en œuvre de politiques néolibérales internationale dans la recherche.

La déontologie des métiers de la recherche

La déontologie définit les règles auxquels se soumettent les professionnels dans un domaine donné.

R.K. Merton dans « La structure normative de la science » distingue quatre valeurs qui caractérisent l’ethos scientifique : « – l’universalisme, le communisme, le désintéressement, le scepticisme organisé – ».

La recherche scientifique se caractériserait donc par un ensemble de valeurs qui orientent la déontologie du chercheur.

On peut dès lors s’étonner du préambule de la Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche qui commence dans son préambule par : « Dans une société de la connaissance et de l’innovation marquée par l’accélération de la construction et de la transmission des connaissances, par la compétitivité internationale, les organismes et les établissements publics d’enseignement et de recherche occupent une place privilégiée pour contribuer à relever les défis actuels et futurs ». (2015)

En effet, l’étonnement peut naître du fait que la Charte de déontologie ne se réfaire pas en son préambule aux valeurs qui assurent l’indépendance et la dignité du métier de chercheur, mais davantage aux enjeux qui permettent de produire une science intègre dans le cadre de la compétition internationale.

Or on aurait pu plutôt s’attendre à ce que la charte de déontologie mette en avant les valeurs de la science dans son rapport au bien de l’humanité, à la dignité de la personne humaine comme le font d’ailleurs un certain nombre d’autres codes ou charte de déontologie.

Il est possible à cet égard de comparer avec la « charte éthique et déontologique des facultés de médecine : « Les facultés de médecine et d’odontologie fondent l’ensemble de leurs activités sur les valeurs universelles qui inspirent le respect des Droits de l’Homme, la dignité de la personne humaine, et la solidarité. Les Facultés partagent également les valeurs fondamentales de l’Université : exigence, indépendance, humanisme, promotion de la pensée critique, ouverture sur la société ». (2017)

Conclusion : La déontologie de la recherche à l’épreuve de la domination de la raison instrumentale

Plusieurs point sont à craindre dans le moment actuel d’internationalisation de la concurrence en matière de recherche scientifique concernant la déontologie des métiers de la recherche :

– le premier c’est que la déontologie des métiers de la recherche ne soit plus pensée qu’en lien avec les politiques internationales d’intégrité professionnelle et sans référence avec une réflexion sur l’éthique scientifique.

– la seconde crainte possible, c’est que la déontologie et l’intégrité professionnelle, en écartant la réflexion éthique, se limite à l’édiction de règles formelles qui ne peuvent palier une absence de réflexion sur les enjeux des avancées scientifiques.

En détachant la déontologie professionnelle des métiers de la recherche d’une réflexion éthique, on court les risques de réitérer les difficultés mêmes qui ont conduit à la naissance des comités d’éthique. Les codes de déontologie n’ont pas suffit à régler les problèmes que posent l’avancée des recherche scientifique. De même, les politiques d’intégrité scientifiques, s’inscrivant dans le cadre d’une conception néolibérale de la recherche, orientée vers l’efficacité économiques, ne peuvent suffire à garantir les finalités humanistes de la recherche scientifique. Enfin, les règles formelles bureaucratique ne sauraient tenir lieu de conscience morale aux scientifiques. Il arrive que d’ailleurs l’éthique professionnelle conduise à devoir s’opposer aux règles juridiques par une autorité légale.

Bibliographie :

ANR, « Politique en matière d’éthique et d’intégrité scientifique » – https://anr.fr/fileadmin/documents/2014/Politique-ethique-integrite-scientifque-aout-2014.pdf

Charte éthique et déontologique des facultés de médecine et d’odontologie (2017) – http://unice.fr/faculte-de-medecine/contenus-riches/documents-telechargeables/doc_faculte/V3_Charte_facultes_medecine_odontologie_2017.pdf

Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche (2005) – https://www.cnrs.fr/comets/IMG/pdf/charte_nationale__deontologie_signe_e_janvier2015.pdf

Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche – https://allea.org/wp-content/uploads/2018/01/FR_ALLEA_Code_de_conduite_europeen_pour_lintegrite_en_recherche.pdf

Déclaration de Singapour sur l’intégrité en recherche (2010) – https://www.inserm.fr/sites/default/files/2017-08/Inserm_declarationSingapourIntegriteRecherche_2010.pdf

Demarez, J. P. (2008). De Nuremberg à aujourd’hui-Les «Comités d’éthique» dans l’expérimentation humaine. médecine/sciences, 24(2), 208-212.

Ethique et intégrité scientifique – http://fr.ethics-and-integrity.org/?tag=ofis

Halioua, Bruno. Le procès des médecins de Nuremberg. L’irruption de l’éthique biomédicale. ERES, 2017

Merton R.K., La Structure normative de la science. Texte traduit sur : http://traductionlibre.over-blog.com/2017/08/la-structure-normative-de-la-science-par-robert-king-merton.html

MOOC Intégrité scientifique (Université de Bordeaux) – https://www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:ubordeaux+28007+session01/about

Rapport Corvol (2016) – https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Actus/84/2/Rapport_Corvol_29-06-2016_601842.pdf

5- Souffrance morale au travail et éthique de la critique

Q : Les conditions de travail ne sont pas habituellement une thématique de l’éthique professionnelle. Quelle est la position de l’éthique de la critique à ce sujet ?

R : Dans Pédagogie de l’autonomie, Paulo Freire fait un usage du terme pédagogie qui le rend en réalité synonyme d’éthique professionnelle de l’enseignant. C’est que pour lui, la pédagogie n’est pas un agir technique (technè), mais un agir éthique (praxis). Une autre particularité de son approche est de considérer que la lutte pour des conditions de travail décentes fait partie de l’éthique professionnelle de l’enseignant. C’est pourquoi pour Paulo Freire, l’engagement syndical fait partie de l’éthique professionnelle.

Certes la formation habituelle en éthique professionnelle fait l’impasse sur les conditions structurelles de travail des professionnels, alors que pourtant dans le champ de la psychologie du travail, il y a toute une réflexion sur les dimensions éthiques de la souffrance des professionnels.

Q : En quoi consiste ces analyses ?

R : Depuis les années 1980, il y a des travaux sur ce qu’on appelle la « détresse morale », la « souffrance éthique », les « conflits de valeurs ». Andrew Jameton, dans Nursing Practice: The Ethical Issues (1984) analyse la souffrance psychique qu’éprouvent les infirmières dans le cadre de leur travail. Il définit ainsi la notion de «détresse morale»: «La détresse morale apparaît quand on connaît la bonne action à poser ou la bonne chose à faire, mais que des obstacles, contraintes institutionnelles ou organisationnelles empêchent d’agir en ce sens.» Ce qui est intéressant dans son approche, c’est qu’il fait apparaître que des contraintes institutionnelles et matérielles peuvent peser sur l’action du ou de la professionnelle pour induire une action qui n’est pas éthique. Lorsque c’est l’ensemble de l’organisation du travail qui devient pathogène, on parle alors d’harcèlement institutionnel comme cela a été le cas à France Telecom.

Christophe Dejours, dans son ouvrage Souffrance en France (1998) a introduit la notion de «souffrance éthique»: «la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais [comme] celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement». Cet auteur s’intéresse plus particulièrement aux mécanismes qui conduisent les professionnels à agir en dépit de leur conscience morale. Le rapport Gollac (2011), sur les risques psychosociaux au travail, élargit les situations où le ou la professionnelle peut éprouver de la souffrance morale: «Les conflits de valeur au travail incluent tous les conflits portant sur des choses auxquelles les travailleurs attribuent de la valeur: conflits éthiques, qualité empêchée, sentiment d’inutilité du travail, atteinte à l’image du métier.»

Q : Ne peut-on pas considérer qu’il y a une souffrance morale qui nait également  de la contradiction entre différentes logiques éthiques ?

R : Comme il a été rappelé précédemment certaines auteures, comme Lyse Langlois, considèrent que le jugement réellement éthique implique la prise en compte conjointement de différentes éthiques. Cela signifie qu’il n’y aurait pas de conflit entre les différentes éthiques : éthique de la justice (déontologisme), éthique de la critique, éthique du care, éthique de la profession (déontologie professionnelle). Néanmoins, du point de vue de l’éthique de la critique, il est possible de considérer qu’il existe une souffrance morale qui provient d’un conflit d’éthiques.

Les professionnel-les peuvent être confrontés à des logiques éthiques contradictoires. Il peut y avoir une contradiction entre appliquer l’éthique utilitariste néolibérale et l’éthique traditionnelle de la profession. Par exemple, le néolibéralisme impose aux chercheurs une rentabilité de la recherche, alors que traditionnellement les valeurs de la recherche scientifique sont orientées vers le désintéressement. De même, les professions de la relation à autrui accordent de l’importance à l’éthique du care (éthique de la sollicitude). Or la recherche d’efficience économique (utilitarisme) peut entrer en contradiction avec la logique du soin de l’éthique du care. Les professionnelles se trouvent contraints d’appliquer des règlements, orientés par des logiques néolibérales, qui entrent en contradiction avec l’éthique du care et l’éthique de la profession. Il en résulte donc une souffrance morale liée à la contradiction entre l’éthique utilitariste néolibérale et d’autres éthiques comme l’éthique de la profession ou l’éthique du care.

Q : Le néolibéralisme tend à imposer aux organisations de travail comme seule éthique légitime l’éthique utilitariste. C’est cela ?

R : Oui, mais cela va plus loin. Certes tout ce qui est management néolibéral repose sur la recherche utilitariste d’efficience : « faire plus avec moins ». Mais le paradoxe, c’est que pour y parvenir ces organisations de travail s’appuie en réalité sur le désintéressement et le dévouement qu’impliquent d’autres éthiques comme l’éthique de la profession ou l’éthique du care. C’est ce qui conduit un certain nombre d’employé-e-s à l’épuisement professionnel (burn-out). Ainsi, dans la recherche, on va accepter de travailler gratuitement parce que traditionnellement l’éthique de la recherche valorise la gratuité. Dans le milieu de l’enseignement ou du soin, les professionnels vont aller au-delà du travail prescrit parce que l’éthique du care valorise le don de soi.

Q : Comment l’éthique de la critique se positionne-t-elle par rapport à cette situation ?

R : Une des difficultés, c’est qu’il peut en résulter une contradiction entre l’éthique de la critique et les deux autres éthiques – care et profession – sous l’effet de l’éthique utilitariste néolibérale. En effet, le désintéressement que défendent l’éthique de la profession et l’éthique du care peuvent entrer en contradiction avec l’éthique syndicale de la critique. En effet, pour améliorer les conditions de travail, il faudrait refuser de faire fonctionner les organisations de travail en dépit de la pénurie néolibérale. En outre, cela conduit à un conflit de devoir chez le ou la professionnelle qui se trouve face à un dilemme éthique : choisir entre l’éthique de la critique et l’éthique de la profession.

Or l’enjeu, c’est qu’au contraire, il puisse y avoir une alliance entre l’éthique de la critique et les autres éthiques – care et profession- face à l’utilitarisme néolibéral. Puisque le rôle de l’éthique de la critique est justement de s’opposer à l’extension de la logique néolibérale.

De quoi le suicide au travail d’une directrice d’école est-il le nom ?

Irène Pereira, IRESMO, 28 octobre 2019

Il faut réellement prendre la mesure de la lettre de Christine Renon. Directrice d’une école maternelle à Pantin, dans le 93, elle s’est suicidée sur son lieu de travail à la rentrée 2019. Sa lettre exprime des transformations profondes et inquiétantes du travail, pas seulement dans l’Education nationale, mais dans l’ensemble de la Fonction publique.

« Pour ma part, j’ai toujours fait pour le mieux… »

Il est nécessaire de souligner une première dimension. Etre un agent de la Fonction public, a fortiori un ou une enseignante, une directrice d’école, a un sens particulier. Etre un agent public, c’est avoir le sens du service public, c’est avoir intériorisé une certaine éthique professionnelle.

Cette éthique professionnelle fait que vous ne faîte pas votre métier juste pour le salaire à la fin du mois. Vous le faites également parce que vous croyez aux valeurs de votre métier, que ce métier à un sens qui est porteur d’une certaine transcendance :

« Pour ma part, j’ai toujours fait pour le mieux pour les élèves, les enseignants, les parents, j’ai essayé de me rendre disponible au maximum pour chacun, toujours répondu positivement à un service que l’on me demandait » écrit Christine Renon.

Il faut bien comprendre le sens de ces paroles dans toute leur profondeur. L’éthique du service public repose sur une logique que l’on retrouve également dans les métiers du care (du soin à autrui). D’ailleurs nombre de métiers de la Fonction publique sont des métiers du care comme c’est le cas dans la Fonction publique hospitalière ou dans l’Education nationale.

Le service public ne repose pas sur la logique du calcul utilitariste qui est celui du marché, mais sur une logique de solidarité (1) publique (sur lequel repose également notre système de retraites) (2). De fait, cela implique pour le sujet qui travaille dans le service public de l’enseignement, un engagement moral au travail. « On fait au mieux… on rend service » parce que l’on croit aux valeurs du service public. On croit à la valeur et au sens de ses missions.

Mais une question va alors se poser : que se passe-t-il lorsque la ou le salarié donne, parce qu’il en va de ses convictions morales, mais que l’institution dans laquelle il travaille ne lui donne plus les moyens de réaliser les valeurs qui devraient être celles de cette institution ?

« Je me suis réveillée épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaine de rentrée », voici ce qu’écrit Christine Renon.

« Ce qui occupe tout notre temps de travail et bien au-delà de notre temps rémunéré »

La lettre de Christine Renon met également en lumière un autre phénomène, c’est la manière dont le travail déborde au-delà des heures rémunérées… Ce travail ne déborde pas seulement parce que l’agent est subjectivement et moralement engagé dans ses missions. Il déborde également parce que les moyens mis à disposition par l’institution pour réaliser ces missions ne sont pas suffisants. Il est donc nécessaire pour maintenir la qualité du service public d’accepter de travailler au-delà des heures rémunérées. Si on considère par exemple que le temps rémunéré d’un enseignant est de 35 h par semaine, les études montrent que les enseignants travaillent 44 h en moyenne (certain déclarant plus de 50h de travail hebdomadaire) (voir à ce sujet une étude de l’INSEE de 2010 (3))

Ce qui apparaît ici, c’est une tendance profonde à l’oeuvre dans nos sociétés actuelles, et mis en lumière par certaines sociologues, c’est que ce système social qui prétend de plus en plus reposer sur le calcul de l’intérêt économique des agents, en fait tient par le travail gratuit que fournit une certain nombre d’acteurs et d’actrices (4).

Le Nouveau Management Public veut imposer au service public la logique d’efficacité qui est celle de l’économie productiviste : « faire plus avec moins ». Mais en réalité, le système tient avec moins de moyens en s’appuyant sur l’engagement moral au travail des agents.

« Les enseignants sont les seuls à qui l’employeur (…) ne fournit pas leur outils de travail »

Mais cet engagement moral au travail comme le souligne Christine Renon dans sa lettre va plus loin et est illustré par le fait que non seulement les personnels de l’Education nationale acceptent de travailler bien au-delà de leur temps rémunéré, mais en plus même ils paient pour travailler.

En effet, l’Education nationale ne fournit pas aux enseignants par exemple les ordinateurs personnels qui leur sont pourtant indispensable par réaliser leur travail (5).

Là encore, c’est bien parce que les enseignants ne s’engagent pas dans leur travail simplement pour avoir un salaire à la fin du mois, mais parce qu’ils accordent une valeur morale à leur missions qu’ils acceptent de dépenser pour travailler.

Là encore, on voit qu’un système, qui pourtant prétend imposer de plus en plus une logique utilitariste aux services publics, s’appuie en réalité sur les ressorts moraux de l’engagement au travail des enseignants.

Le poids des procédures

« La perspective de devoir faire le tableau des réunions. La perspective de devoir faire l’élection des parents d’élève. La perspective de devoir faire les plans de sécurité ».

Mais ce temps de travail et au-delà même du temps rémunéré se trouve colonisé par un ensemble de procédures imposées. C’est là une caractéristique de l’exacerbation de la réification que subie le travail actuellement (6). L’activité de travail subie une réification par l’augmentation du nombre de procédures et de contrôles induits par ces procédures.

Cette réification se trouve présente par exemple dans le secteur de la santé avec la médecine par les preuves (7) ou encore dans le secteur de l’éducation avec la tentative grandissante d’imposer une éducation par les preuves.

Cette réification du travail est encore accentuée, comme l’a bien montré Eric Sadin (8), par l’usage des nouvelles technologies qui imposent un certain nombre de procès. Mais qui en outre, conduisent à une intensification du travail par son accélération (9).

C’est ce sentiment également d’intensification du travail que décrit la lettre de Christine Renon :

« La perspective de ces tout petits rien qui occupent à 200 % notre journée »

Conclusion : « L’idée est de ne pas faire de vague… »

« Pas de vague » est souvent le mot d’ordre des institutions qui veulent préserver leur respectabilité extérieure quitte à couvrir des actes éthiquement problématiques. Ici c’est le fonctionnement même de l’institution qui manque à l’éthique. En effet, elle soumet les agents à un conflit d’éthique entre les valeurs intériorisées par l’agent du service public et les logiques d’efficience du nouveau management public.

Cependant, cette logique du « pas de vague » doit être refusée. Il s’agit au contraire de mettre en œuvre une logique de résistance éthique au travail qui passe par des pratiques de dissidence, de lutte syndicale ou encore de désobéissance éthique.

Car ce qui est enjeu c’est non seulement la santé physique et psychique des agents de la Fonction publique, mais plus encore la logique même de solidarité du service public. Car si les salariés de la Fonction publique s’épuisent au travail c’est qu’ils se trouvent pris de manière indue entre deux logiques contradictoires : celle de l’engagement moral au travail qu’implique le service public et la logique utilitariste d’efficacité que leur impose le nouveau management public.

Derrière l’épuisement au travail des agents de la Fonction public, c’est un choix de société qui est posé. Allons nous accepter que toutes les relations humaines se trouvent réifiées dans une logique d’efficacité (10), allons nous accepter que toutes les relations humaines se trouvent marchandisées (11)

Références :

(1) LAFORE, Robert. Solidarité et doctrine publiciste. Le “solidarisme juridique” hier et aujourd’hui In : Solidarité(s) : Perspectives juridiques [en ligne]. Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2009 (généré le 28 octobre 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/putc/220>. ISBN : 9782379280023. DOI : 10.4000/books.putc.220.

(2) Principe de solidarité que l’on retrouve également chez les théoriciens de l’éthique du syndicalisme : Pierre Besnard, « Le syndicalisme ». URL : http://www.fondation-besnard.org/spip.php?article88

(3) Les enseignants du premier degré public déclarent travailler 44 heures par semaine en moyenne

Personnels – Note d’information – DEPP – N° 13.12 – juillet 2013

(4) Simonet, Maud. Travail gratuit: la nouvelle exploitation?. Éditions Textuel, 2018. Dujarier, Marie-Anne. Le travail du consommateur: De Mac Do à eBay: comment nous coproduisons ce que nous achetons. La découverte, 2014.

(5) Touret Louise, « Dépenser pour travailler, le lot commun des profs », Slate.fr, septembre 2019. URL : http://www.slate.fr/story/182856/profs-credit-argent-education-nationale-depenser-pour-travailler

(6) Hibou, Béatrice. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. La découverte, 2012.

(7) Elie Azria, « L’humain face à la standardisation du soin médical », 2012. URL : https://laviedesidees.fr/L-humain-face-a-la-standardisation-du-soin-medical.html

(8) Sadin, Éric. L’intelligence artificielle, ou, L’enjeu du siècle: anatomie d’un antihumanisme radical. L’échappée, 2018.

(9) Rosa, Hartmut. Aliénation et accélération: vers une théorie critique de la modernité tardive. La découverte, 2017.

(10) Ce que Weber appelait la « cage d’acier ».

(11) Voir à ce sujet l’ouvrage du philosophe Sandel, Michael J. Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché: Les limites morales du marché. Le Seuil, 2014.

6- Pratiques de résistance éthique

Q : En quoi les pratiques de résistance éthique sont d’une certaine manière l’anti-thèse de la souffrance éthique ?

R : Dans la souffrance éthique, le professionnel agit contre ses valeurs morales. Dans les pratiques de résistance éthique16, le ou la professionnelle agit pour se mettre en cohérence avec ses valeurs éthiques, sa conscience morale. Les pratiques de résistance éthique s’opposent à la banalité du mal décrite par Hannah Arendt au sujet de Eichmann. La résistance éthique refuse de voir réduit la pratique professionnelle à une simple application de règles techniques sans interrogation sur l’éthique dans le monde du travail.

Néanmoins, les pratiques de résistance éthique peuvent également conduire ceux qui les mettent en oeuvre à de la souffrance au travail car le ou la professionnelle peut alors être victime de harcèlement moral au travail.

Q : Un premier type de pratique, c’est la dissidence éthique…

R : Oui, la dissidence éthique, c’est avoir le courage moral de faire entendre une voix différente face à un groupe de pairs ou face à la hiérarchie professionnelle. Elle demande du courage morale car la dissidence éthique implique d’aller contre deux tendances décrites par la psychologie sociale. La première, c’est le conformisme de groupe qui a été mis en valeur par Salmon Asch. Le second c’est la tendance à la soumission à l’autorité qui a été décrite par Stanley Milgram.

La dissidence éthique se distingue de la désobéissance éthique car elle n’implique pas de transgresser un règlement ou une loi. Elle peut se manifester à l’oral ou à l’écrit. Elle consiste en particulier à faire état de ses doutes moraux relativement à une question, à reformuler les problèmes non pas en termes techniques, mais en termes éthiques. La résistance éthique constitue une résistance contre la domination de la rationalité instrumentale dans les organisations de travail.

Q : La dissimulation peut-elle être une pratique de résistance éthique ?

R : Il y a dans le monde du travail tout un tas de pratiques qui se font de manière dissimulées et qui peuvent avoir une dimension de résistance éthique. Mais cela n’est pas une question à laquelle on peut répondre simplement. Car il y a aussi beaucoup de pratiques dissimulées qui ne sont absolument pas éthiques. Ce n’est pas simplement un problème de finalité. En effet, c’est aussi que la dissimulation implique des risques d’instrumentalisation et de manipulation d’autrui qui relèvent d’une certaine manière de la réification. On ne peut pas répondre simplement, de manière générale, à une telle question. Car l’éthique constitue une réflexion sur des cas particuliers. Or à partir de là, deux cas semblables peuvent donner lieu à des jugements éthiques différents.

Q : En quoi l’action syndicale constitue une pratique de résistance éthique pour l’éthique de la critique ?

R : Il faut déjà remarquer que la liberté de se syndiquer et le droit de faire grève sont des droits à valeur constitutionnelle. On peut dire de ce fait que le syndicalisme fait partie de la déontologie professionnelle.

En outre, les organisations syndicales n’ont pas seulement pour fonction de défendre les intérêts matériels des travailleurs, mais également leurs intérêts moraux. C’est la définition même d’une organisation syndicale. Plusieurs théoriciens du syndicalisme ont souligné qu’il reposait sur un principe moral, celui de la solidarité entre les travailleurs/ses.

Q : Est-ce que le discours éthique n’est pas en réalité une dimension secondaire, voire idéologique, relativement aux seules revendications qui comptent à savoir les revendications matérielles ?

R : Il faut remarquer que dans les mouvements sociaux, il y a souvent des notions morales qui sont mises en avant par les personnes opprimé-e-s : la dignité, la justice….

Mais on peut aller plus loin et remettre en question l’opposition entre économie et morale. C’est ce que fait l’historien Edward Thompson qui utilise le concept « d’économie morale ». Il remarque que dans les mouvement sociaux il y a souvent des revendications économiques qui sont formulées en termes moraux, en termes de justice économique. De ce fait, les syndicats peuvent apparaître comme étant une forme contemporaine de revendication d’économies morales.

Q : On a vu se développer un autre type de pratique de résistance éthique, c’est l’alerte éthique avec les lanceurs et lanceuses d’alerte.

R : La dimension éthique des lanceurs d’alerte repose sur la distinction entre la dénonciation et la délation. La délation vise un intérêt personnel, alors que la dénonciation vise à lutter contre une injustice. Le droit a reconnu la notion de lanceur d’alerte et la définit de la manière suivante : « Un lanceur d’alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance » (Loi Sapin II de 2016).  La loi définit une procédure qui encadre juridiquement l’alerte éthique dans les entreprises et les administrations.

Le ou la lanceuse d’alerte peut par exemple dénoncer de la maltraitance institutionnelle. Cette notion désigne le fait qu’une institution maltraite les usagers dont elle a la charge.

Q : Il y a enfin une pratique qui est plus radicale encore qui est la désobéissance éthique. En quoi cela consiste-t-il ?

R : La désobéissance éthique a été défini en particulier par Alain Refalo : « Nous qualifierons ainsi la désobéissance éthique comme l’action de résistance, personnelle ou collective, de salariés ou de citoyens, qui s’opposent à des lois, des règlements, mais aussi à des injonctions et des normes imposées, au nom de leur éthique professionnelle et citoyenne. Cette définition englobe ainsi la démarche de l’objection de conscience, démarche solitaire qui se distingue clairement de la désobéissance civile, action collective. L’une et l’autre participent d’une action de non-coopération avec les institutions qui cautionnent et engendrent des injustices »17. Il y a deux points qui méritent d’être soulignés relativement à cette définition. La désobéissance éthique est faite au nom de l’éthique de la profession contre des règles de droits qui viennent s’y opposer. La désobéissance éthique implique la transgression de la loi au nom de la conscience morale. Le ou la désobéisseuse est consciente que son acte l’expose à des risques juridiques : renvoi, poursuite judiciaire…

Q : Pour autant est-ce que l’on ne peut pas dire que l’éthique professionnelle doit normalement toujours être soumise aux règles déontologiques et au droit ?

R : Dans la plupart du temps, c’est le cas. C’est même le fonctionnement normal de la déontologie et de l’éthique professionnelle. Mais il arrive parfois que la conscience morale et les valeurs du ou de la professionnelle rentre en contradiction avec les règlements professionnels. Il peut alors arriver que le ou la professionnelle décide de transgresser ses obligations professionnelles au nom de valeurs éthiques qu’il ou elle considère comme plus importantes.

Q : En quoi toutes ces pratiques de résistance éthique peuvent s’appuyer sur les textes éthiques (type Charte d’éthique) ?

R : Bien souvent, on peut regretter que dans le monde professionnel les chartes d’éthique soient instrumentalisées pour en réalité simplement satisfaire à des labels. Mais, il n’empêche que ces textes peuvent avoir le mérite d’exister et comme dans le cas des Déclarations des droits humains, elles peuvent servir d’appui pour contester – au moins symboliquement – des pratiques ou des décisions prises dans une organisation professionnelle.

Q : Que peut-on penser de la promotion de l’inclusivité en entreprise, du management de la diversité ?

R : Du point de vue de l’éthique de la critique, le premier problème de ces approches c’est qu’elles justifient la lutte contre les discriminations au nom de l’efficacité économique. Il y aurait un coup économique de la discrimination. En effet, les entreprises se priveraient de talents simplement du fait de préjugés que ce soit des femmes, des personnes racisées (victimes de discrimination raciale), des personnes en situation de handicap ou LGBT.

Néanmoins cet argument est contestable car il laisse sous-entendre que si la discrimination était efficace économiquement elle pourrait être promue. Or on ne lutte pas contre les discriminations car cela est efficace économiquement. On lutte contre les discriminations car elles sont contraires au principe d’égale dignité des personnes humaines.

Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas légitime de chercher à rendre le monde du travail plus inclusif et moins discriminatoire. Au contraire !

Mais cela ne suffit pas si on fait l’impasse sur les inégalités de classes sociales générées par le capitalisme néolibéral.

Répertoire18 de pratiques de résistance éthique :

La dissidence éthique

– L’alerte éthique (Loi sapin II)

– L’action syndicale (droit à valeur constitutionnelle)

– La désobéissance éthique (Alain Refalo)

7- La formation à l’éthique de la critique

Q : Pourquoi une formation à l’éthique est-elle nécessaire ?

R : Lyse Langlois19, dans ses travaux empiriques, a montré que toutes les personnes ne font pas preuve de sensibilité éthique face à des cas pratiques qui posent des problèmes éthiques. Certaines personnes réagissent de manière immorale, d’autres ne voient pas qu’il y a un problème éthique (amorale), enfin d’autres encore ne prennent pas en compte les différentes dimensions éthiques qui se posent dans une situation.

Q : Que vise la formation à l’éthique de la critique ?

R : Le premier point de la formation en éthique de la critique consiste dans la conscientisation. Cela signifie la capacité à analyser dans une situation les dimensions qui sont systémiques. Par exemple, imaginons que nous ayons à faire à une situation de violence conjugale. L’analyse en terme de relation interpersonnelle consiste à considérer cette situation comme un problème entre deux personnes. La conscientisation constitue le processus par lequel les professionnels en formation parviennent à prendre conscience qu’il s’agit d’un problème social. La violence conjugale met en lumière une inégalité sociale systémique (et non pas naturelle) entre les hommes et les femmes. La sociologie et les études des statistiques sociologiques offrent des ressources pour aider à cette conscientisation.

Q : Néanmoins, est-ce que l’éthique de la critique ne prend en compte que la dimension systémique dans l’analyse des cas pratiques en éthique professionnelle ?

R : En réalité, l’éthique de la critique se donne pour objectif que le ou la professionnelle apprenne à distinguer les contraintes systémiques, organisationnelle et la responsabilité personnelle. Par exemple, si un ou une professionnelle se trouve à devoir faire une action non-éthique du fait de l’organisation de travail, alors cela ne peut pas être modifié uniquement par une action individuelle. Il est nécessaire par exemple de s’engager dans une action syndicale qui est seule à même d’intervenir au niveau organisationnel ou institutionnel. De même, la transformation d’une situation au niveau systémique demande souvent un engagement dans des mouvements sociaux.

Q : Que veut dire critique dans éthique de la critique ? En quoi l’éthique de la critique est-elle une formation à l’esprit critique ?

R : Pour Freire, la conscientisation désigne le passage de la conscience immédiate à la conscience critique. La conscientisation c’est le développement de la conscience sociale critique. Etre critique dans ce sens, c’est être capable de dévoiler les rapports sociaux de pouvoir qui sont à l’oeuvre dans une situation.

Q : Est-ce que l’éthique de la critique se limite à la conscientisation ?

R : L’éthique de la critique vise à développer l’agir éthique contre l’agir technique. L’agir technique raisonne simplement en terme de recherche de l’efficacité. L’agir éthique vise la justesse. Pour cela, pour Paulo Freire, comme il l’explique dans une conférence intitulée « Les vertus de l’éducateur progressiste » (1988), l’agir éthique implique de développer des vertus. Aristote a définit la vertu comme une disposition à agir justement acquise par la pratique. La vertu pour Paulo Freire, comme pour Aristote, n’est pas innée. Elle s’acquiert par l’exercice.

Q : Quelles sont les vertus que supposent l’éthique de la critique ?

R : La vertu la plus fondamentale pour Paulo Freire, c’est la consistance (ou authenticité). Il écrit dans Pédagogie de l’autonomie qu’il doit y avoir une cohérence entre ce que j’écris, je dis et je fais. L’authenticité, c’est la capacité d’un sujet à agir en cohérence avec les valeurs auxquelles il ou elle croit. S’il n’y a pas d’authenticité alors on est dans la réification. En effet, le sujet se trouve dans une situation où il manipule autrui.

Cela suppose d’être au clair avec ses propres valeurs et convictions. On peut pour cela s’aider des travaux sur la clarification de valeurs de Raths et Simon.

Mais bien évidement l’authenticité ne suffit pas. Il faut que les valeurs auxquelles adhère le sujet soient orientées vers la justice sociale. L’authenticité peut être également en accord avec des valeurs réactionnaires.

Q : Outre l’authenticité quelles sont les vertus qui permettent un agir éthique ?

R : Une autre vertu très importante est le courage moral. Pour les pédagogues critiques, telles que bell hooks, cela passe par le fait de s’entraîner à faire entendre une voix différente. Oser faire entendre sa voix est nécessaire pour être capable de pratiquer la dissidence éthique. C’est pourquoi pour bell hooks, l’espace de formation ne doit pas être un « safe space » (espace sécure), mais un « brave space » (espace d’encouragement). Cette importance accordée au fait de faire entendre une voix différente est une dimension qui provient de l’éthique féministe du care.

Bien évidement, le courage ne se traduit pas seulement dans les paroles, mais il doit également se traduire dans les actes.

Q : Est-ce que la prudence tient une place dans l’éthique de la critique ?

R : La prudence n’est pas une vertu propre à l’éthique de la critique, mais elle est une vertu de la décision et de l’agir éthique. En effet, la prudence, c’est la vertu qui permet d’agir correctement dans un cas particulier. Or la réflexion éthique part justement de l’analyse de cas particuliers.

Q : Néanmoins, est-ce que l’éthique de la critique se situe seulement au niveau de l’individu ou y-a-t-il une place pour le collectif ?

R : C’est une question complexe. En effet, l’éthique ne peut pas se passer de la responsabilité individuelle. Elle ne peut pas considérer que l’individu soit entièrement déterminé par les conditions socio-historiques. Car dans ce cas, l’on pourrait admettre que les dignitaires nazis ont eu raison lorsqu’ils ont dit n’avoir fait qu’obéir aux ordres. C’est pourquoi, l’éthique accorde une importance à la capacité à développer son courage en tant qu’individu.

Mais l’éthique de la critique considère que si l’individu n’est pas déterminé par les conditions sociales, il est conditionné par celles-ci. Etre un ou une opprimé-e, c’est une condition sociale partagée par d’autres personnes. C’est pourquoi la praxis dans l’éthique de la critique est une action collective de transformation sociale. Faire entendre sa voix, c’est aussi être capable d’aller voir des collègues et de les convaincre de réagir.

Q : Dans ce cas, est-ce qu’il n’est pas nécessaire que l’éthique de la critique intègre également des dimensions de l’éthique de la discussion ?

R: Oui, c’est exact. La pédagogie de Paulo Freire est une pédagogie dialogique. De ce fait, l’éthique de la critique est une éthique dialogique. En effet, le dialogue est un mode de relation à autrui dans lequel autrui n’est pas réduit au rang d’objet, mais où il est également considéré comme un sujet. Le dialogue entre opprimés est valorisé afin de parvenir à une action collective de transformation sociale. Il s’agit pour parler comme Oskar Negt de constituer des espaces publics oppositionnels.

Q : Face à une situation problème professionnel, à un incident critique, en quoi l’approche de l’éthique de la critique va être différente d’autres approches en éthique ?

R : La première caractéristique, comme on l’a dit, c’est que l’approche de l’éthique de la critique va consister à distinguer dans la situation ce qui relève de la dimension systémique, institutionnelle et enfin interpersonnelle.

Ensuite, l’éthique de la critique implique le courage d’agir : cela va consister à chercher des allié-e-s et essayer de construire un collectif dialogique qui prend des décisions collectives et agit. Néanmoins, il est possible que l’on ne parvienne pas à agir collectivement et que le sujet doive avoir le courage de parler et d’agir seul.

Enfin, l’éthique de la critique implique de distinguer dans une situation l’action à court terme et l’action à moyen/long terme. En effet, en général, les autres approches en éthique professionnelle cherche à agir sur la situation à court terme : il s’agit de donner une réponse à un dilemme éthique dans un cas particulier.

L’éthique de la critique considère que ce cas particulier doit être en outre l’occasion pour agir également sur les niveaux institutionnels ou systémiques à court ou long terme.

Par exemple, imaginons que dans une école, il y ait un incident sexiste entre une fille et un garçon. Il ne s’agit pas seulement de trouver une solution ponctuel à cet incident particulier. L’éthique de la critique s’intéresse aussi à la manière dont on peut lutter contre le sexisme en général. Cela signifie que dans la perspective de l’éthique de la critique, il s’agit par exemple de proposer un projet pédagogique dans l’école sur l’égalité fille/garçon.

Q : On l’a vu l’éthique de la critique combine des dimensions du déontologisme (respect de la dignité des personnes), de l’éthique des vertus et de l’éthique délibérative. Est-ce que l’éthique de la critique n’est pas en définitive une approche relativement éclectique sans unité théorique claire ?

R : On peut considérer au contraire que l’éthique de la critique à un positionnement clair dans le champ de l’éthique et en particulier de l’éthique professionnelle. Sa première caractéristique comme cela a été rappelé consiste dans la prise en compte du contexte social. Cela signifie que l’éthique de la critique est indissociable d’une théorie sociale. La deuxième caractéristique notable est le « point de vue d’en bas ». Cela signifie le fait que l’éthique de la critique se situe du côté des opprimé-e-s. On reconnaît une ou un éthicien qui se situe dans cette approche par le fait que c’est la personne qui systématiquement va se demander face à une situation : Quel est le groupe socialement défavorisé qui est lésé dans ce cadre ou par cette décision ?

Q : Est-ce que l’on peut considérer que la non-prise en compte de l’éthique de la critique comme approche éthique peut avoir des conséquences dommageables ?

R : Oui tout à fait. Car comme on l’a dit, l’éthique de la critique a pour fonction de mettre en lumière le « point de vue d’en bas ». L’éthique de la critique a un rôle d’advocacy des groupes d’opprimés. Elle s’appuie sur les revendications des mouvements sociaux militants. Elle prend en compte les études critiques : féministes, queer, anti-racistes, sur le handicap ou encore sur les inégalités sociales. Elle prend en compte les approches intersectionnelles qui étudient l’imbrication des différentes oppressions. Or bien souvent, les travaux en éthique ne prennent pas en compte ces dimensions.

Q : N’est-ce pas le cas cependant des études sur le care ?

R : Le problème des travaux sur le care, c’est qu’il y a justement une multiplicité de lectures du care. L’éthique de la critique peut avoir effectivement des liens avec les études critiques du care. C’est à dire les perspectives qui ont une lecture critique concernant le care20. Mais l’éthique de la critique s’appuie également sur les études critiques du handicap qui ont apporté aussi des discours qui discutent la perspective du care et le risque de dépendance que cela implique pour les personnes en situation de handicap.

Disons que l’éthique de la critique est une perspective qui n’est pas forcement en opposition avec d’autres approches éthiques, mais qui se caractérise par sa perspective critique qui n’est pas forcement présente dans les autres éthiques.

Il y a néanmoins un type d’éthique avec lequel on l’a vu l’éthique de la critique est fondamentalement opposé, c’est l’utilitarisme. En effet, il s’agit d’une approche qui impose l’hégémonie de la rationalité calculante et instrumentale, pouvant pour cela admettre le sacrifice de groupes minoritaires.

Q : Il peut donc y avoir des controverses entre différents courants au sein de l’éthique de la critique…

R : Oui, on peut même supposer que l’un des rôles de l’éthique de la critique, sur le plan théorique, peut consister dans l’analyse des controverses et dans des tentatives de conciliations entre des courants critiques de traditions différentes comme par exemple les éthiques critiques du care et les études critiques du handicap.

Exercice de formation en éthique professionnelle proposé à partir de cas pratiques :

– 1) Cas pratique: Vous choisirez une situation-problème professionnelle que vous avez vécue et qui vous semble impliquer une réflexion éthique.

– 2) Problématisation : Vous formulerez le problème professionnel qui s’est posé à vous sous la forme d’un dilemme éthique (formulation de deux options opposées qui semblent également justes)

– 3) Théorie sociale critique: Vous analyserez les dimensions sociologiques de la situation professionnelle (en vous référant aux travaux en sociologie critique : sociologie des inégalités sociales, études de genre…)

Vous distinguerez ce qui relève de contraintes systémiques, des contraintes institutionnelles et enfin de la responsabilité individuelle du ou de la professionnel

– 4) Cadre juridique et déontologique : Vous rappellerez le cadre juridique et déontologique

-5) Courants d’éthique : Vous ferez une analyse de la situation sur le plan éthique (en vous appuyant sur différents courants d’éthique ( faîtes apparaître les oppositions et les conséquences)

– 6) Décision éthique : Vous justifierez éthiquement un choix éthique à partir de ce qui précède (hiérarchisation de valeurs) : a) intervention sur la situation (à court terme) b) intervention visant un changement institutionnel ou systémique (moyen ou long terme).

Conclusion

Pour résumer sur le plan éthique, l’éthique de la critique combine plusieurs approches éthiques :

– le principe d’égale dignité des personnes humaines (déontologisme)

– le point de vue des opprimé-e-s (qui peut être comparé au principe de différence ou d’équité chez John Rawls)

– l’agir éthique par le développement de vertus : la consistance (authenticité), le courage, la prudence.

– l’éthique dialogique (ou éthique de la discussion)

Elle se caractérise également par la prise en compte du contexte socio-historique. La société est analysée sous l’angle des rapports sociaux de pouvoir. L’agir éthique dans l’éthique de la critique est orienté vers la justice sociale : lutte contre les discriminations et les inégalités sociales.

Lorsqu’il s’agit d’analyser et d’agir face à des situations-problèmes éthiques, l’éthique de la critique se distingue par :

– l’analyse des rapports sociaux de pouvoir et la positionnalité sociale des protagonistes

– la distinction entre les dimensions systémiques, institutionnelles, interpersonnelle/individuelle

– l’adoption du « point de vue d’en bas » ou « parti pris des opprimé-e-s ».

– la mise en œuvre d’action à court terme, mais également d’action à moyen/long terme visant des changements systémiques.

Annexe : Lexique de l’éthique de la critique

Advocacy: Ce terme désigne le rôle éthique que peuvent avoir certaine-s professionnelles à défendre une personne en situation de très grande vulnérabilité quand celle-ci ne peut pas le faire elle-même.

Agir éthique/décision éthique: Certains travaux sont centrés sur la décision éthique individuelle ou collective (avec par exemple l’élaboration de grille de décision éthique), alors que d’autres travaux s’interessent à l’agir éthique qui est la manière de se comporter éthiquement dans une situation donnée.

Alerte éthique: Ce terme s’applique aux lanceurs d’alerte qui dénoncent des comportements illégaux qui sont des crimes ou des délits, de manière général des comportements contraires à l’intérêt général.

Amoralisme: Absence de sensibilité éthique. Le sujet n’arrive pas à percevoir que la situation pose un problème éthique.

Banalité du mal: Terme utilisé par Hannah Arendt dans son ouvrage Eishman à Jérusalem, il est repris par Christophe Dejours dans son ouvrage Souffrance en France. L’objectif est d’expliquer comment des individus qui ont conscience que ce qui font est mal, le font tout de même.

Care (éthique de la sollicitude): Cette notion a été développée par C. Gilligan pour mettre en lumière une forme de comportement éthique tournée vers le souci d’autrui, l’empathie, le soin.

Cas pratique: C’est une situation concrète à laquelle à faire face un professionnel dans le cadre de son activité. Certains auteurs distinguent le cas pratique apprivoisée (qui est un cas pratique simplifié à des fins didactiques) et le cas pratique sauvage qui est un cas pratique complexe qui correspond à une situation réelle.

Conscience morale: La conscience morale désigne des principes intérieurs à l’individu. Il y a de nombreux débats philosophiques sur l’origine de la conscience morale: Dieu, la nature, la raison, la société…

Conséquentialisme: Un des deux principaux courants en éthique. Il se traduit par la prise en compte des conséquences de l’action dans l’évaluation de la moralité de l’action.

Conflit de valeurs au travail: Le rapport Gollac (2011) reprend la thèse que la souffrance au travail peut naître d’un conflit éthique, mais en élargissant la perspective : « Les conflits de valeurs au travail peuvent prendre la forme d’un conflit éthique, mais il existe d’autres formes de conflits de valeurs. (…) Les conflits de valeur au travail incluent tous les conflits portant sur des choses auxquelles les travailleurs attribuent de la valeur : conflits éthiques, qualité empêchée, sentiment d’inutilité du travail, atteinte à l’image du métier »

Courage moral: C’est le fait d’oser dire qu’une situation pose un problème éthique, voir qu’il y a une atteinte aux valeurs éthiques. La dissidence éthique est le fait d’être capable de faire entendre une voix éthique dissidente face à un groupe qui a un point de vue différent.

Créativité éthique: Même s’il existe des méthodologie de décision éthique qui ont été développés par des chercheurs, la singularité des cas qui sont traités en éthique fait qu’il est nécessaire de développer la compétence à la créativité éthique. Cela signifie la capacité à créer des solutions

éthiques originales face à un cas singulier.

Délation/dénonciation: La délation consiste à dénoncer un comportement par intérêt personnel et pour nuire à une personne. La dénonciation consiste à dénoncer un comportement injuste contraire à l’intérêt général ou mettant en danger une personne vulnérable.

Déontologie professionnelle ou éthique de la profession: il s’agit d’un ensemble de règles contenues dans les textes institutionnels et qui sont propres à une profession. Dans le cas des enseignants, en particulier, il s’agit de la loi de déontologie de la fonction publique (2016) ou encore du référentiel de compétence des enseignants. La déontologie de l’enseignant implique la lutte contre les discriminations et la lutte contre les inégalités sociales.

Déontologisme: Un de s deux principaux courants en éthique. Il met en avant la valeur absolue de la dignité de la personne humaine. Il s’inscrit dans la lignée du philosophe Kant.

Désobéissance éthique (Alain Refalo) : « Nous qualifierons ainsi la désobéissance éthique comme l’action de résistance, personnelle ou collective, de salariés ou de citoyens, qui s’opposent à des lois, des règlements, mais aussi à des injonctions et des normes imposées, au nom de leur éthique professionnelle et citoyenne. » (Qu’entend-t-on par désobéissance éthique ?)

Détresse morale: Andrew Jameton, dans « Nursing Practice: The Ethical Issues » (1984), est conduit à mettre en lumière la dimension morale présente dans la souffrance psychique qu’éprouve les infirmières dans le cadre de leur travail. Il met en lumière la notion de « détresse morale » : « « La détresse morale apparaît quand on connaît la bonne action à poser ou la bonne chose à faire, mais que des obstacles, contraintes institutionnelles ou organisationnelles empêchent d’agir en ce sens ». L’intérêt de la définition de Jameton est d’articuler une dimension morale, liée à l’éthique professionnelle, avec un empêchement à agir, qui lui trouve sa source dans l’organisation du travail ou le fonctionnement de l’institution.

Dilemme éthique: C’est une situation dans laquelle le professionnel se trouve pris entre deux choix contradictoires qui ont leurs avantages et leurs inconvénients.

Dignité de la personne humaine: La valeur universaliste prise par l’idée de dignité de la personne humaine est assez récente. On la trouve dans la déclaration d’abolition de l’esclavage de 1848, dans la Déclaration universelle des droits humains de 1948, mais également dans les textes régissant la bioéthique.

Dissidence éthique : Capacité d’un sujet moral à faire entendre une voix différente y compris face à un groupe de pair qui a une opinion différente ou à l’institution qui l’emploie.

Domination de la raison instrumentale (Ecole de Francfort): Pour les philosophes de l’école de Francfort, la modernité capitaliste et étatique est traversée par une domination de la logique instrumentale visant la recherche d’efficacité prévalant sur toute autre considération. Cette logique tend à coloniser l’ensemble des sphères d’existence. Elle peut aboutir à des pratiques immorales niant la valeur de la personne humaine.

Economies morales (Thompson): La notion d’économie morale introduit une dimension morale dans l’analyse marxiste des luttes sociales. Pour Thompson, les déterminants socio-économiques ne suffisent pas à expliquer les luttes sociales. Ils en sont la condition sine qua non, mais non suffisante. Les groupes populaires se sont également mobilisés dans l’histoire pour faire valoir des atteintes à leurs économies morales, cad aux valeurs et aux normes qui structurent leurs collectifs.

Engagement moral dans le travail: L’engagement du travailleur dans son emploi n’est pas seulement motivé par le salaire ou la rémunération. L’engagement au travail peut également impliqué des valeurs comme des convictions concernant le sens et la valeurs des missions effectuées. C’est le cas par exemple dans les professions du care.

Equité: C’est la capacité à agir en adaptant la règle générale au cas particulier. Le plus souvent l’équité concerne des questions de proportions relativement à une règle d’égalité stricte.

Ethique de l’allié-e: Désigne les règles éthique pour être un ou une allié-e c’est à dire une personne qui sans être touchée directement par une oppression souhaite aider les personnes concernées à lutter contre cette oppression.

Ethique générale: L’éthique générale s’intéresse aux différents courants qui s’opposent en philosophie éthique. On distingue principalement deux courants: le déontologisme (qui s’appuie sur le respect absolu de la personne humaine) et le conséquentialisme (qui s’appuie en particulier sur la recherche d’efficacité).

Ethique de la critique: L’éthique de la critique se situe dans la continuité de l’Ecole de Francfort. Dans le domaine de l’enseignement, elle s’appuie sur l’approche de Paulo Freire. Elle vise à dénoncer les rapports sociaux de pouvoir.

Ethique de la discussion (Habermas): L’éthique de la discussion est orientée vers la recherche du consensus à travers des pratiques de délibérations collectives.

Ethique professionnelle: Il s’agit d’un domaine de la philosophie qui s’intéresse aux décisions et aux actions que doit effectuer un ou une professionnelle sous l’angle d’une interrogation axiologique. L’éthique professionnelle se situe généralement dans le cadre de la déontologie professionnelle. Mais il arrive qu’elle ait à traiter des problèmes de conflits entre la conscience morale et la déontologie professionnelle.

Ethique relationnelle: Courant de l’éthique enseignante développée par Christophe Marsollier. Elle est centrée sur la notion de « bienveillance ».

Ethique des vertus: Courant de l’éthique qui se distingue du conséquentialisme et de déontologisme. L’éthique des vertus va plutôt s’intéresser à développer la capacité d’un agent à agir selon son éthique dans des circonstances données.

Harcèlement institutionnel: Il s’agit d’une situation dans laquelle le fonctionnement de l’institution – type de management, organisation du travail… conduit à de la souffrance au travail et à générer des risques psycho-sociaux.

Hiérarchisation des valeurs: Pour certains auteurs, les dilemmes éthiques naissent du fait qu’il y a plusieurs valeurs en contradiction. La décision éthique implique donc la capacité à établir une hiérarchie entre des valeurs contradictoires.

Idéal au travail (Dujardier): Même si les travailleurs/ses ne réalisent pas l’idéal normatif propre à une éthique, ils peuvent avoir intérioriser cet idéal et souffrir d’un trop grand écart entre cet idéal éthique et la réalité de leur pratique.

Immoralisme: Attitude du sujet qui va contre la moralité par exemple en faisant passer des considérations économiques ou technique avant le respect de la personne humaine.

Incertitude éthique: Etat dans lequel se trouve le sujet lorsqu’il ne sait pas exactement quel principe éthique appliquer.

Incident critique éthique: Situation dans laquelle un ou une actrice est amené à agir contre ses propres valeurs éthiques ou contre la déontologie professionnelle.

Justification éthique: Les justifications éthiques peuvent être mises en avant par les travailleurs. Mais elles peuvent être également instrumentalisées pour produire le consentement. Weber définit ainsi la domination comme une relation de pouvoir reposant sur le consentement obtenu par des justifications.

Maltraitance institutionnelle: Cette notion est utilisée lorsqu’une institution de par son organisation conduit à la maltraitance des usagers dont elle doit prendre soin.

Poiesis/Praxis: La poiesis renvoie à l’agir technique. Il s’agit de se demander comment bien faire en mettant en avant l’adéquation efficace entre les moyens et les fins. La praxis renvoie à l’agir éthique qui s’interroge sur la manière de bien agir, au sens d’agir avec justice.

Prudence: Il s’agit d’une vertu qui nous permet d’agir de manière éthique dans des cas précis afin de choisir quelle type d’attitude éthique adopter face à un dilemme éthique.

Multiplicité des paradigmes éthiques: Courant de recherche dont les principaux auteurs (Starratt, Shapiro, Langlois…) considèrent que la décision éthique fait appel à plusieurs perspectives éthiques: justice, care, critique et profession.

Reconnaissance éthique: Brun et Dugas distinguent quatre formes de la reconnaissance au travail. L’une des formes est la reconnaissance éthique orientée vers la dignité de la personne humaine et la justice sociale.

Réification: Processus par lequel les êtres humains cessent d’être traitées comme des personnes, mais sont traités comme des objets.

Résidu moral: Correspond à une charge qui continue de peser sur la conscience morale face à des situations où la décision éthique a été difficile et insatisfaisante.

Résistance éthique: La résistance éthique désigne une situation où l’éthique professionnelle entre en contradiction avec la déontologie professionnelle. Elle peut conduire à la désobéissance éthique.

Risque éthique: Certaines situations sont susceptibles d’entraîner un manquement éthique et pose donc la question d’un risque éthique auquel doit faire face le sujet et/ou l’institution.

Sensibilité éthique: capacité à percevoir qu’une situation pose un problème éthique et à proposer une réponse conforme à l’éthique.

Souffrance éthique: ce sont les travaux de Christophe Dejours, avec son ouvrage Souffrance en France (1998), qui introduisent la notion de « souffrance éthique » : « la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais [comme] celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement » .

Travail moral: Il n’est pas demandé aux enseignants seulement d’instruire, mais également d’éduquer. En cela, les enseignants font un « travail moral ». Leur travail a pour objet d’effectuer un effet de socialisation morale.

Vertu: Il s’agit d’une disposition à agir qu’a développé une personne par l’habitude et l’exercice (Aristote).

Utilitarisme: Un des principaux courants de l’éthique conséquentialiste. Il est basé sur un calcul d’intérêt visant à l’optimisation du plaisir et à la diminution de la souffrance.

Bibliographie :

Ethique professionnelle :

Bonjour, Pierre. Introduction à la démarche éthique dans le travail social. Eres, 2018.

Cloutier, G. et St-Vincent, L.-A. (2017). Repères de stagiaires finissants en enseignement permettant de soutenir le développement de leur compétence éthique. Éducation et francophonie, 45 (1), 134-154.

Lamoureux, Henri. Éthique, travail social et action communautaire. Vol. 10. PUQ, 2003.

Merlier, Philippe. Philosophie et éthique en travail social. Manuel. Presses de l’EHESP, 2013

Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie, Eres, 2013.

Langlois, Lyse, et al. « La sensibilité éthique: une fenêtre pour combattre les inégalités de pouvoir entre les groupes. » Recherches féministes 28.1 (2015): 115-133.

1Attention, il ne faut pas confondre la déontologie professionnelle et le déontologisme. Les deux sont composé d’une racine grecque : « deon », le devoir. Mais la déontologie renvoie plutôt à la légalité, alors que le déontologisme, s’appuie sur la légitimité morale.

2Starratt, Robert J. Building an ethical school: A practical response to the moral crisis in schools. Routledge, 2005.

3Langlois, Lyse. « Les directions générales et les commissaires scolaires. » Origines et incidences des nouveaux rapports de force dans la gestion de l’éducation, ACELF, Québec 2001, p. 266.

4Shapiro, Joan Poliner, and Jacqueline A. Stefkovich. Ethical leadership and decision making in education: Applying theoretical perspectives to complex dilemmas. Routledge, 2016.

5Freire Paulo et Shor Ira, Medo e ousadia: o cotidiano do professor. Paz e Terra, 2000

6Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Eres, 2013.

7Freire Paulo, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974.

8Champeil-Desplats, Véronique (dir.). Pédagogie et droits de l’homme. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2014. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pupo/3831>.

9Sève, Lucien. Qu’est-ce que la personne humaine?: bioéthique et démocratie. Paris. La dispute, 2006.

10de Sousa Santos Boaventura. Vers une conception multiculturelle des droits de l’homme. In: Droit et société, n°35, 1997. Globalisation des échanges et espaces juridiques. pp. 79-96.

11Puleo, Alicia. « Pour un écoféminisme de l’égalité. » Multitudes 2 (2017): 75-81.

12On ne détaillera pas ici outre mesure la question des mouvements sociaux et la théorie sociale critique car cela a été déjà l’objet d’ouvrages antérieurs : Pereira Irène, Les grammaires de la contestation, Paris, La Découverte, 2010; Pereira Irène, Le pragmatisme critique, Paris, L’harmattan, 2016, Pereira Irène, Philosophie critique en éducation, Limoges, Lambert-Lucas, 2018.

13Voir : Freire Paulo, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974.

14Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie, Eres, 2013.

15Irène Pereira, « Pédagogie critique : l’éthique de l’allié-e », IRESMO, juillet 2019. URL : https://iresmo.jimdofree.com/2019/07/27/l-%C3%A9thique-de-l-alli%C3%A9-e-en-p%C3%A9dagogie-critique/

16Duarte, Antoine. « Quand la coopération devient résistance : le cas d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 28, no. 2, 2019, pp. 111-123.

17Refalo Alain, « Qu’entend-on par désobéissance éthique ? », Alternative non-violente, 2011, n°160.

18La notion de répertoire fait allusion ici à la notion de répertoire de l’action militante chez Charles Tilly.

19Langlois, Lyse, et al. « La sensibilité éthique : une fenêtre pour combattre les inégalités de pouvoir entre les groupes. » Recherches féministes, volume 28, numéro 1, 2015, p. 115–133. https://doi.org/10.7202/1030997ar

20Voir par exemple : Caroline IBOS, Aurélie DAMAMME, Pascale MOLINIER, Patricia PAPERMAN, Vers une société du Care, LE CAVALIER BLEU, Paris, 2019.