Les dialogues de pédagogies radicales abordent sous la forme du dialogue une thématique de la pédagogie critique. Le dialogue ci-dessous vise à présenter les arguments pour lesquels la pédagogie critique implique une vision anti-techniciste de la pédagogie.

1- Considérations générales

Demande : Si Paulo Freire a été à l’origine d’une méthode d’alphabétisation pour adulte, pour autant il a affirmé que sa pédagogie n’était pas une méthode. Qu’est-ce à dire ?

Réponse : Paulo Freire dans plusieurs entretiens en particulier en Amérique du Nord avec Donaldo Macedo a refusé de considérer sa pédagogie comme une méthode1. La thèse qui sera défendue ici c’est que la pédagogie, et en particulier la pédagogie critique, n’est pas d’essence technique. Cela signifie que la pédagogie ne relève pas d’un agir technique (technè), mais d’un agir éthique (praxis).

Le positionnement de la pédagogie critique contre une vision techniciste de la pédagogie s’inscrit dans la continuité de la Théorie critique avec l’Ecole de Francfort. L’Ecole de Francfort est un courant de philosophe qui a critiqué le fait que la modernité capitaliste se caractérisait par la domination de la raison instrumentale. Cela signifie le fait que c’est la recherche de l’adéquation d’efficacité des moyens qui devient plus importante que la réflexion sur les finalités éthiques.

D : Peut-on revenir sur la notion de technique ? Qu’est-ce que cela désigne ?

R : La technique de manière générale désigne l’utilisation d’un moyen efficace en vue de réaliser une fin. Il existe deux types de techniques. Les techniques traditionnelles ou artisanales sont issues de l’expérience quotidienne. Au contraire, la technoscience s’appuie sur les méthodes scientifiques pour développer des techniques considérées comme plus efficaces que les techniques traditionnelles. Néanmoins, pour la pédagogie critique, c’est l’essence même technique de la pédagogie qui fait problème.

D : Pourquoi ?

R : Parce que Paulo Freire considère que la pédagogie est un agir éthique. Cela veut dire que la pédagogie est un agir qui implique qu’autrui soit respecté en tant que personne et qu’il ne puisse jamais être réduit uniquement à un objet. Une pédagogie qui réifie autrui, c’est ce qu’il appelle « la pédagogie bancaire ». Ce refus de la réification d’autrui est notable également dans le fait qu’il considère « la manipulation » comme une pratique « anti-dialogique ».

Cela ne veut pas dire que les processus d’apprentissage n’impliquent pas des techniques. Mais l’agir technique doit être toujours normé par l’agir éthique. Cela veut dire que l’éthique (entendu comme respect de la dignité de la personne) doit toujours être supérieur à la recherche d’efficacité. Ou dit encore autrement : il n’est pas possible de mettre en œuvre dans le cadre d’une visée éducative des techniques qui conduiraient à réifier autrui. Pour rendre plus claire la distinction entre « agir éthique » et « agir technique », on appellera pédagogie – l’agir éthique – et didactique – l’agir technique -.

L’éducation peut inclure un agir technique – liées au didactiques des disciplines -, mais elle ne se réduit pas à un agir technique. En effet, l’éducation implique des finalité éducatives. Cela signifie que l’éducation vise une certaine conception de l’être humain. Par exemple, une certaine vision du citoyen qu’il s’agit de former.

2- Principaux arguments

D : Une fois la thèse générale exposée, il serait intéressant de revenir sur les principaux arguments qui l’étaie. Quels sont-ils ?

R : Il y a d’abord l’argument historique. La pédagogie n’a pas toujours été considérée comme un agir technique. En effet, Durkheim au début du siècle parle d’une « théorie pratique ». On peut considérer que le fait que la pédagogie soit assimilée aujourd’hui à une méthode ou à un ensemble de techniques efficaces est un effet de la domination de la raison instrumentale.

D : Néanmoins, cet argument historique n’est pas tout à fait satisfaisant. En effet, on peut considérer que le fait que la pédagogie soit passée d’un discours théorique sur la pratique à un ensemble de réalisations techniques était peut être un progrès. Par exemple, on peut admettre que Freinet avait raison de critiquer le caractère trop scolastique de la pédagogie et de chercher au contraire à donner à la pédagogie une réalité technique.

R : C’est exact. On peut effectivement considérer que la pédagogie n’est pas un discours théorique, mais une praxis. Cela signifie qu’elle relève de l’action. Mais, tout le problème, c’est de savoir s’il s’agit d’un agir technique ou d’un agir éthique.

D : Quels sont justement les arguments qui s’opposent au fait de considérer la pédagogie comme un agir technique ?

R : Il y a comme on l’a déjà souligné l’argument de la réification morale. Cela consiste dans le fait qu’une technique efficace peut conduire à ne pas respecter autrui en tant que personne. On peut prendre par exemple la question des « ruses pédagogiques ». Plusieurs auteurs se sont appuyés sur Rousseau pour promouvoir la ruse pédagogique. Mais en soi, la « ruse », c’est une technique de manipulation. Peut-être que c’est efficace ? Mais peut-on véritablement éduquer et émanciper en manipulant ?

Dans le même ordre d’idée, si la pédagogie est un ensemble de techniques, alors elle ne se distingue guère de la sophistique ou aujourd’hui, on dirait des techniques de communication. Paulo Freire prône une pédagogie dialogique. Imaginons que le dialogue en pédagogie ne soit qu’un ensemble de techniques, alors l’enseignant n’aurait qu’à appliquer des techniques et il n’y aurait pas de dialogue authentique entre des personnes. Ce ne serait que des techniques comme dans la communication ou la publicité. Or pour Paulo Freire, le dialogue relève d’un agir éthique. Il ne suppose pas avant tout de mettre en œuvre des techniques, mais de développer des vertus comme l’ouverture au dialogue.

D : On vient de voir l’argument moral. Est-ce le seul ?

R : Il y a aussi l’argument de la « réification marchande ». Si la pédagogie est une méthode, alors elle est réifiable. On peut la standardiser et la transformer en une marchandise que l’on vend sur le marché. A vrai dire, le néolibéralisme peut récupérer n’importe quelle technique du moment qu’elle est efficace. Puisque les gens recherchent de l’efficacité, ils seront prêts à acheter un produit efficace. Si la pédagogie n’est qu’une technique, alors il est possible de l’appliquer à n’importe quelle finalité. Le néolibéralisme va donc reprendre les techniques des pédagogies actives ou coopératives pour former à la pédagogie entrepreneuriale, aux compétences de collaboration en entreprise, à la gestion horizontale des entreprises libérées….

Une autre difficulté que souligne Paulo Freire, c’est que la pédagogie ne peut pas être une méthode universelle si l’on considère comme en pédagogie critique que le contexte social est important. Car dans ce cas, il faut appuyer le choix des moyens sur une enquête sociologique du contexte d’exercice du métier. Respecter les apprenants pour Paulo Freire implique de connaître leur contexte social, de respecter leur expérience sociale vécue.

3. Contre-arguments

D : Mais ne peut-on pas dire que la pédagogie ne se réduit pas certes à des techniques, qu’elle implique des finalités éthiques, mais que pour réaliser ces finalités il faut des techniques efficaces ?

R : Si on admet cette thèse, alors « la fin justifie les moyens ». L’agir technique n’exclut pas en soi une finalité éthique. Mais si on désire que cette finalité éthique ne soit pas réalisée avec y compris des moyens efficaces, mais cyniques, alors il est nécessaire de considérer que la pédagogie est un agir éthique et non pas un agir technique.

D : Mais ne peut-on pas considérer que refuser que la pédagogie ne soit pas un agir éthique, c’est refuser l’efficacité, en particulier, celle produite par la connaissance scientifique ?

R : Il n’est pas interdit de développer une recherche fondée sur les preuves scientifiques. Mais cela relève de la didactique. Ce qui serait dangereux, ce serait de réduire l’éducation à la didactique. En effet, on peut imaginer une didactique fondée sur les preuves où l’élève soit considéré comme une machine à programmer. Le cerveau serait considéré comme un super ordinateur et enseigner, ce serait programmer adéquatement le cerveau de l’élève. Le problème, c’est que dans cette vision, on perd la réflexion éthique sur la différence morale entre la machine et la personne humaine. Dans ce cas, on pourrait éduquer les élèves simplement comme on programme un ordinateur. On perdrait tout de même une grande partie de la dimension humaine à commencer par l’éducation de la « conscience morale ».

Il ne s’agit pas de refuser l’efficacité. Mais l’efficacité ne peut pas être obtenue à tout prix. L’efficacité doit toujours être limitée par une référence à des normes morales de respect de la personne humaine, de sa dignité. On sait bien que les enseignants sont en quête d’efficacité. Pourtant, il est admis que tout n’est pas acceptable en termes éthique. Par exemple, le châtiment corporel ou l’humiliation ne sont pas considérées comme des méthodes pédagogiques légitimes, même si peut être elles pourraient être efficaces pour avoir la paix quand on est enseignant. Ce serait peut être plus simple, sauf que sur le plan éthique, cela n’est pas acceptable…

D : Mais concrètement comment cela se traduit. Car c’est bien beau de dire que la pédagogie, ce n’est pas un agir technique. Mais comment les enseignants font dans leur classe ?

R : Comme on l’a dit, dire que la pédagogie n’est pas un agir technique, cela ne veut pas dire que l’enseignement n’inclut pas des techniques qui sont la didactique. Mais la pédagogie intervient pour avoir une réflexion éthique sur le type de technique didactique qui peut être ou pas utilisée. Par exemple, en didactique de la gestion de classe, certains travaux montrent qu’il est efficace de mettre un plan de classe une fille/un garçon. Il s’agit en particulier de séparer les garçons turbulents. Certes c’est efficace. Néanmoins, est-ce que les filles sont des instruments de gestion de classe ?

D : Tout cela c’est bien joli. On comprend bien que moralement on peut pas faire n’importe quoi. Mais on comprend toujours pas c’est quoi « cet agir éthique ». Puisque ce n’est pas un agir technique, en fait c’est juste de l’ordre de la réflexion, de la philosophie théorique…

R : Non l’agir éthique est bien de l’ordre d’un agir. Il relève de la mise en œuvre des vertus. La première d’entre elle est l’authenticité : elle consiste dans le fait d’agir en adéquation avec ses convictions, avec ses valeurs. Paulo Freire écrit qu’il doit y avoir une adéquation entre « ce que j’écris, je dis et je fais ». Cette cohérence dans l’agir s’acquiert par l’exercice, à force de pratique. Par exemple, la vertu d’ouverture au dialogue, c’est la capacité à écouter les arguments des autres avec le réel désir de comprendre et d’y répondre avec sincérité et sans mauvaise foi ou juste pour prendre le dessus dans la discussion…

4. Enjeux de l’anti-technicisme en pédagogie

D : Quels sont les enjeux d’une telle thèse ?

R : Le premier enjeu, c’est de combattre la domination hégémonique de l’idéologie technicienne. Cela consiste à croire que tout problème est technique et que toute solution est technique (solutionnisme technique). Or les grands enjeux de l’humanité, ceux qui concernent les interrogations existentielles de l’être humain, n’ont pas de réponses techniques. La technique a une place dans l’existence humaine. Mais elle n’est pas la seule dimension de l’agir humain, ni même sans doute la plus importante.

D : Cependant, c’est bien beau la dimension spirituelle, mais il y a tout de même peut-être des problèmes matériels à résoudre dans une classe et l’on a besoin de techniques pour cela.

R : Ce qu’en pédagogie critique, on appelle la matérialité, ce sont les rapports sociaux de classes, de sexe, de racisation qui sont à l’oeuvre dans les situations professionnelles. Cependant pour les aborder la dimension éthique est fondamentale. La pédagogie critique fait le choix d’être du côté des opprimés. Etre du côté des opprimé-e-s, c’est par exemple choisir de passer plus de temps à aider les élèves en difficulté du fait d’inégalités socio-scolaires.

D : Soit, mais au niveau de la dimension idéologique, pourquoi la pédagogie critique est-elle aussi méfiante relativement à la notion d’efficience, voire d’efficacité.

R : L’efficience c’est une recherche d’optimisation des moyens relativement à la fin. L’efficacité consiste simplement à parvenir à réalisé le but recherché. L’efficience, c’est réaliser un objectif par exemple de la manière la plus rapide, au moindre coût…On voit bien donc en quoi l’efficience à avoir avec l’idéologie néolibérale : « faire plus avec moins ».

Mais la notion d’efficacité pose également problème. Elle tend à n’évaluer les moyens que relativement à leur finalité. Un moyen est « bon », s’il atteint son but. Mais en réalité, ce n’est pas suffisant sur le plan éthique. On peut atteindre un but en utilisant des moyens immoraux. Cela ne veut pas dire à l’inverse qu’un moyen qui serait éthique et totalement inefficace serait préférable.

C’est pourquoi l’éducation a aussi besoin d’une didactique qui est tournée vers l’efficacité, mais le rôle de la pédagogie est autre. Elle relève de la praxis éthique et non de la technique.

D : Mais outre l’enjeu idéologique, y-a-t-il d’autres enjeux à refuser le technicisme en pédagogie ?

R : Il y a un enjeu sur le métier d’enseignant. Si enseigner, c’est juste des techniques, alors l’enseignant n’est qu’un technicien chargé d’appliquer des techniques. Si enseigner comporte une dimension éthique, alors il n’est pas possible de faire l’économie de la réflexion éthique dans la pratique. L’enseignant ne peut pas être un simple exécutant applicationniste. Il est légitime à juger les moyens qu’on lui demande d’appliquer relativement à son éthique professionnelle. La pédagogie, c’est donc l’éthique professionnelle propre aux enseignants.

5. La pédagogie comme agir éthique 

D : Peut-on revenir sur le point de l’agir éthique. Car cela reste un peu flou…

R : C’est normal car comme nous vivons dans une société qui est dominé par l’agir technique, il faut se décoloniser l’esprit pour parvenir à se libérer de ce mode de penser et d’agir pour trouver une autre voie. L’agir éthique, c’est une certaine relation à autrui.

Pour le comprendre, on peut prendre l’exemple de la pédagogie non-directive de Carl Rogers, avec la relation d’aide. Pour Rogers, c’est un agir éthique qui repose sur trois dimensions : la congruence (authenticité), l’écoute empathique, l’acceptation inconditionnelle. Comme on le voit, Freire et Rogers partagent un fondement commun qui est l’authenticité.

D : Cela dit, on peut supposer que la pédagogie humaniste de Rogers, n’est pas la pédagogie critique de Freire. Quelle est la différence au niveau de l’agir éthique ?

R : La différence se trouve dans un parti pris existentiel qui oriente toute la pédagogie critique : être du côté des opprimé-e-s. Cela veut dire que les pédagogues critiques sont dans une démarche de conscientisation des rapports sociaux de pouvoirs.

D : Oui, certes avoir conscience des rapports sociaux de pouvoir c’est bien, mais cela ne suffit pas pour les changer…

R : Oui, il faut effectivement que cela débouche sur une praxis. Il faut être capable de saisir toutes les occasions (kairos) pour pouvoir mettre en œuvre dans sa pratique, une pédagogie critique : une remarque d’élève, des comportements entre élèves, entre collègues, les relations aux élèves, un texte, une notion au programme…

D : Oui on voit bien sur le plan du contenu ce que cela peut donner, mais sur le plan des pratiques ?

R : C’est une certaine manière d’être dans sa relation aux autres. Il n’y a pas de réponses générales parce que si l’authenticité est la base de cette manière d’être, il s’agit de trouver la manière d’être qui correspond à chacun en cohérence avec ses valeurs. La question est alors la suivante. L’enseignant-e est une personne qui enseigne à d’autres personnes – adultes ou enfants. L’éducation ou même la formation, peut impliquer des valeurs éducatives ou une éthique professionnelle. Ce qui est important c’est comment l’enseignant incarne cela en tant que personne. Comment dans son comportement, il ou elle incarne les valeurs qu’il ou elle défend ? On voit bien que cela ne peut pas être des techniques. Car une technique fonctionne avec n’importe qui quelque soit ses valeurs personnelles, c’est pour cela que c’est efficace. L’agir éthique, c’est une recherche personnelle. Elle peut faire l’objet de discussion avec d’autres dans la mesure où l’on partage les mêmes valeurs ou l’on peut avoir une discussion avec eux au sujet des valeurs que l’on incarne dans sa pratique. On peut demander à des collègues : « et toi, comment tu te serait comporté dans telle situation ? » ou « comment tu as fait dans tel cas ? ». Certains ou certaines attendent peut être des outils, des techniques. Mais, la réponse n’est pas nécessairement technique. Elle peut renvoyer davantage à une manière éthique de se comporter dans une situation pédagogique.

Références :

Adorno Theodor, Eduquer après Auswitch

Freire Paulo, Pédagogie des opprimés

Freire Paulo, Pédagogie de l’autonomie

1Pour une présentation de ce débat on pourra se référer en français à : Lenoir, Yves et A. Ornelas Lizardi. « Le concept de situation existentielle chez Paulo Freire: au cœur d’une pédagogie critique et émancipatoire. » Documents du Centre de Recherche sur l’Intervention Educative 3 (2007).