Les dialogues de pédagogies radicales abordent une thématique de la pédagogie critique. Ce dialogue est consacrée à la notion d’agir éthique : quelles sont les différentes formes d’agir ? Qu’est-ce que l’agir éthique ? Comment le mettre en œuvre ?

1. Les différents types d’agir et la domination de l’agir éthique.

Demande : Peut-on distinguer différents types d’agir et lesquels ?

Réponse : Le philosophe de l’Ecole de Francfort, Jurgen Habermas, dans son ouvrage Théorie de l’Agir communicationnel, a distingué trois types d’agir. L’agir stratégique qui renvoie à la rationalité instrumentale. Il est à l’oeuvre dans la technique. L’agir régulé qui est orienté vers la justesse. Il correspond à la raison pratique. C’est l’agir éthique. L’agir dramaturgique est orienté vers l’expression de soi. Il correspond à l’aspiration existentialiste d’authenticité, à la réalisation de soi.

D : Peut-on revenir sur l’agir stratégique ou agir technique ?

R : Pour les philosophes de l’Ecole de Francfort, à la suite de Max Weber, le capitalisme, l’État moderne bureaucratique et la technoscience se caractérisent par la domination de la raison instrumentale. Cela veut dire qu’il s’agit de calculer les moyens les plus efficaces, même les plus efficients, pour atteindre une finalité. Cela conduit au fait que l’on renonce à s’interroger sur le caractère éthique des moyens, mais également de la finalité de l’agir.

Cela explique cette obsession du néolibéralisme pour l’efficience économique : « faire plus avec moins ». Cela explique également la place que tient la technique dans le monde moderne. Tout problème humain tend à devenir, un problème technique et il s’agit de lui trouver une solution technique. C’est le solutionnisme technique.

De ce fait, comme l’explique Habermas, la rationalité instrumentale tend à coloniser toutes les sphères de l’existence, y compris le « monde vécu ». Cela veut dire le monde de la vie quotidienne, en dehors du marché et de l’administration. Un des exemples de cette domination de la rationalité instrumentale, c’est la rationalisation instrumentale de notre rapport au temps, y compris dans la vie privée.

D : Sur le plan de l’éthique professionnelle, cette domination de la raison instrumentale a rapport avec la « banalité du mal » ?

R : La « banalité du mal » que décrit la philosophe Hannah Arendt au sujet de Eichmann, c’est le fait que celui-ci cherche à mettre en œuvre les moyens les plus efficaces pour atteindre une finalité, mais qu’il ne s’interroge jamais sur le caractère éthique de ce qu’il est en train de faire. Cette obnubilation sur les moyens techniques au détriment de la réflexion éthique, c’est ce que le philosophe Adorno appelle « le voile technologique ».

On peut dire que dans une telle formation d’un professionnel, ce sont les « intérêts techniques de connaissance » (Habermas) qui dominent. On cherche à former une personne compétente techniquement, mais on n’insiste pas sur le fait que son comportement doit impliquer une réflexion éthique.

D : En éthique, il y a pourtant un courant qui met en avant la rationalité instrumentale, c’est l’utilitarisme moral.

R : L’utilitarisme moral est un courant qui considère qu’il s’agit effectivement de choisir les moyens les plus efficaces pour atteindre une fin qui est le bonheur collectif, entendu comme la plus grande somme des plaisirs sensibles. Le représentant le plus connu actuellement d’une telle approche est le philosophe Peter Singer, avec « l’altruisme efficace ».

Sur le plan éthique, la difficulté de toutes les formes de rationalité instrumentale ou de toutes les formes d’utilitarisme (les différentes versions de l’utilitarisme qu’elles soient morales ou économiques), c’est qu’elles conduisent à pouvoir traiter des personnes ou des groupes de personnes comme des objets, voire à les sacrifier.

Dans le cas de la philosophie de Peter Singer, celle-ci a causé des polémiques car il admet que l’on puisse sacrifier, pour optimiser le bonheur collectif, des personnes en situation de handicap qui ont tendance à consommer des ressources sans améliorer le ratio global du plaisir collectif.

D : Quelles sont les conséquences de la domination de l’agir technique sur les deux autres types d’agir : l’agir éthique et l’agir expressif ?

R : La domination de l’agir technique conduit donc à une réification des autres types d’agir. Le sociologue Max Weber parlait à ce sujet d’une « cage d’acier ». Par exemple, au travail, le sujet est confronté à une « souffrance éthique » (Dejours) car il ne peut pas agir en suivant les valeurs que lui dictent sa conscience. Ce qui montre d’ailleurs que le travail ne relève pas simplement de l’agir technique, de la rationalité instrumentale. Il y rentre, comme l’a souligné Dejours, une dimension déontique. Ce que montre d’ailleurs l’existence de codes de déontologie professionnelle.

De manière générale, le sujet souffre de l’impression de ne pas pouvoir être lui-même, de se voir imposer une manière de vivre sous l’effet de l’industrie du divertissement, de la société de consommation…. Il y a une réification de l’existence. Les actions, y compris dans la vie privée, sont contraintes à se caler sur la rationalité instrumentale. Les formes d’effacement des limites entre vie professionnelle et vie privée, que favorise le numérique, constituent des facteurs d’aggravation de cette logique.

2. Les agirs éthiques

D : Venons-en à l’agir éthique. En quoi consiste-t-il ?

R : Il n’est pas si simple de répondre à cette question car en réalité, il existe en éthique plusieurs approches de l’agir éthique. Pour Habermas, l’agir éthique, c’est l’agir communicationnel. C’est une thèse qui a été reprise en éthique professionnelle au Canada par Georges-Auguste Legault qui a développé toute une didactique de la délibération éthique. Mais, l’agir communicationnel se situe à proprement parler au niveau de la décision plutôt que de sa mise en œuvre. Prendre une décision, c’est bien agir. Mais, cela ne permet pas de couvrir tout le champ de l’action. En effet, il manque encore ce qui ressort de la réalisation concrète de l’action, de sa mise en œuvre effective. On peut prendre des décisions et ne pas les appliquer.

D : Y-a-t-il des théories éthiques qui ont davantage pris en compte la question de la mise en œuvre de l’action ?

R : C’est le cas de l’éthique des vertus. Aristote explique qu’une vertu est une disposition à agir qui a été développée par l’exercice. Ce qui veut dire que l’on peut apprendre la vertu, que l’on peut former à développer des vertus intellectuelles ou morales. Certains auteurs classent l’éthique du care, éthique de la sollicitude, parmi les éthiques de la vertu. On peut par exemple considérer qu’en éducation, l’éthique relationnelle, développée par Christophe Marsollier1, est une variante d’éthique du care appuyée sur la notion de bienveillance.

L’agir éthique du care a été étudié dans les professions de la relation à autrui. Il concerne toutes les actions qui consistent à prendre soin d’autrui. Par exemple, les approches techno-scientifiques de la médecine insistent sur le caractère technique de l’action médicale. Par exemple, on demande aux infirmières de faire une piqure d’une certaine manière qui est considérée comme la plus efficace. Néanmoins, les patients n’étant pas des simples objets, ils apprécient également l’effort que fait l’infirmière pour rendre le moment où est effectué la piqure moins anxyogène. Sans doute que cela a d’ailleurs des conséquences positives sur la réussite du geste technique si les patient-e-s sont plus détendus.

3. L’agir éthique en pédagogie critique

D : Revenons en au champ de l’éducation, est-il habituel de considérer la pédagogie comme un agir éthique et non pas un agir technique ?

R : La pédagogie critique tend à considérer, la pédagogie non comme un agir technique, un ensemble de moyens efficaces, mais comme un agir éthique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’agir technique en enseignement, c’est ce qu’on appelle la didactique. Mais, la pédagogie critique accorde un primat de l’éthique (praxis) sur le technique (technè). La pédagogie est donc bien une certain type d’action, mais pas une action technique tournée vers le primat de l’efficacité.

Cette thèse que la pédagogie n’est pas une technique, mais une certaine relation éthique, on la trouve par exemple dans la pédagogie humaniste de Carl Rogers. La relation d’aide comprend trois dimensions éthiques : la congruence (authenticité), l’écoute empathique et l’acceptation inconditionnelle d’autrui.

D : Néanmoins, l’éthique de la critique (Paulo Freire) n’est pas la relation d’aide de Carl Rogers. Quelle est la spécificité de l’agir éthique de l’éthique de la critique ?

R : En éthique professionnelle, la spécificité de l’agir éthique dans l’éthique de la critique, c’est qu’il est orienté vers l’amélioration de la situation des personnes les plus opprimées. Cela veut dire que dans une situation, on cherche à déterminer quels sont les groupes sociaux qui risquent d’être opprimés. Mais en outre, on se demandent comment on va agir pour améliorer leur situation en développant leur pouvoir d’agir. Ce qui est une différence avec l’éthique du care qui est tournée davantage tournée vers la relation de dépendance que vers l’autonomisation.

En gros, l’éthique de la critique consiste à se demander comment rétablir de l’égalité là où il y a de l’inégalité sociale ou des discriminations. Elle consiste à chercher la règle d’action juste et à essayer de la mettre en œuvre.

D : L’éthique de la critique, on comprend effectivement qu’elle peut s’appliquer dans différentes professions comme le travail social par exemple et pas seulement l’enseignement. Mais on ne comprend pas comment la pédagogie critique peut constituer un agir spécifique à l’enseignant à partir de l’éthique de la critique. Est-ce qu’enseigner ce n’est pas avant tout de la didactique. Ce qui veut dire mettre en œuvre des techniques efficaces d’apprentissage de la lecture ou des mathématiques ?

R : Cela pourrait être le cas s’il n’y avait pas d’inégalités socio-scolaires. Mais à partir du moment où il se pose des questions de justice scolaire, alors il est nécessaire de mettre en œuvre une réflexion éthique et un agir éthique.

La première mission de la pédagogie critique est d’ailleurs d’amener une prise de conscience des inégalités scolaires : entre classes sociales, entre filles et garçons, mais également concernant les questions de discrimination à l’école.

En effet, bien souvent les enseignants abordent les problèmes scolaires qu’ils rencontrent comme s’il s’agissait de questions techniques, alors qu’il y a des questions éthiques qui se posent. Il est de ce fait nécessaire de développer leur sensibilité éthique par la conscientisation.

D : Serait-il possible de donner quelques exemples pour que l’on puisse mieux comprendre ?

R : Les exemples, ils sont à tous les actes de l’activité enseignante.

Par exemple, comment un enseignant-e va prendre en compte les inégalités socio-scolaires de niveau dans sa classe sachant que l’école a pour mission de réduire les inégalités (Art L111-1 du code de l’éducation). Est-ce qu’on fait le même cours à tout le monde ? Est-ce que l’on fait de la différenciation pédagogique ? Si, oui, selon quelles règles d’équité ? Est-ce qu’on cherche à faire progresser tout le monde ou est-ce que l’on cherche avant tout à faire progresser les élèves les plus en difficultés ?

On peut aussi prendre le problème de la prise en parole en cours dont les différences sont liées sociologiquement à la fois au sexe des élèves et à la classe sociale. Par exemple, est-ce qu’on essaye de faire parler les filles et les garçons à égalité ? Est-il juste de forcer à parler un élève qui est timide sachant que ce sont souvent des filles ?

Il y a aussi toute la question relative aux sanctions à l’école. On sait également qu’elles touchent de manière inégalitaires les filles et les garçons. Est-ce que l’on utilise la même règle de sanction pour tous les élèves ou est-ce que l’on doit adapter en fonction de l’élèves et selon quels critères ? On peut remarquer que c’est également les mêmes questions qui se posent pour l’évaluation des apprentissages.

On pourrait citer encore plein d’autres situations…

D : Enfin de compte, on peut dire que pour la pédagogie critique, la vertu de justice, est une vertu très importante à développer chez les enseignants ?

R : En effet, un ou une pédagogue critique a tendance constamment à reformuler les questions que l’institution lui présente comme des questions techniques, en des questions éthiques qui impliquent des problèmes de justice sociale. C’est vraiment cela la particularité de la pédagogie critique.

Les pédagogues critiques sont toujours en train de se demander s’il faut appliquer une règle d’égalité ou d’équité. Si c’est l’équité, quelle est la règle juste à appliquer parce qu’il peut y avoir plusieurs règles qui paraissent équitables ?

Sachant qu’il n’y a pas de réponses simples à ces questions. Par exemple, concernant la prise de parole des élèves. La question de savoir s’il faut forcer à parler les élèves qui ne le désirent pas ou si au contraire il faut les laisser ne pas parler au risque qu’ils ne développent pas la capacité à faire entendre leurs voix propres reste un dilemme éthique pour la pédagogie critique.

Cependant, cela fait partie de la démarche même de la pédagogie critique. Il s’agit de former des praticiens et des praticiennes réflexives critiques. Cela ne veut pas dire des personnes qui ont réponse à tout et qui sont les plus performantes, mais des professionnels qui se posent des questions, qui réfléchissent, qui expérimentent et qui sont capables de se remettre en question.

D : Mais cet agir éthique, est-ce qu’il est limité à l’action d’un enseignant tout seul au niveau de sa classe ?

R : C’est là effectivement, une autre dimension importante de l’agir éthique pédagogique tel qu’il a été pensé par Paulo Freire. Cela veut dire que la praxis de justice sociale, qui est impliquée dans la pédagogie critique, elle ne peut pas se limiter à une action au niveau de la classe. Pour qu’il y ait une praxis de justice sociale, il faut également chercher à transformer l’institution scolaire. Cela implique l’engagement dans l’action syndicale.

C’est pourquoi la pédagogie critique, comme éthique de la critique enseignante, implique l’engagement dans l’action syndicale. On comprend bien que si on se place dans une perspective d’agir éthique qui est tournée vers la justice sociale, il y a plusieurs niveaux d’action qui sont impliqués et que cela ne peut pas être uniquement le niveau de la classe avec les élèves.

1Marsollier, Christophe. L’éthique relationnelle: une boussole pour l’enseignant. Canopé, 2016.