Une odyssée, un père, un fils, une épopée

Daniel Mendelsohn

Extrait

Vastes errances

La langue anglaise possède plusieurs substantifs pour désigner l’acte de se déplacer d’un point à autre dans un espace géographique. La provenance de ces mots peut se révéler intéressante, en ceci qu’elle nous éclaire sur la façon dont nous avons envisagé, au fil des siècles et des millénaires, la nature de cet acte et sa signification. « Voyage», par exemple, entré dans le lexiqu.e anglais par l’ancien français voiage, vie11t (comme c’est souve11t le cas) du latin viaticum, le viatique, « les provisions pour un voyage». On reconnaît dans la racine de viaticum le nom fémini11 via, « la route». Le « voyage », pourrait-on dire, est ancré dans le champ du matériel par sa double réfé­rence à ce que l’on emporte lorsque l’on se déplace dans l’espace (« les provisions») et à la surface que l’on foule en se déplaçant : la route. « ]ourney », autre terme désignant la même activité, a en revanche une acception temporelle, puisqu’il est issu du vieux français }ornée, mot dont l’origine remonte au latin diurnum, << l’étape quotidienne», qui lui-même est un dérivé de dies, « le jour». On imagine aisément comment l’ « étape quotidienne » a fini par représenter le voyage proprement dit: dans les temps reculés où un long trajet pouvait prendre des mois, voire des années – par exemple pour relier Troie, désormais réduite à un tas de ruines en Turquie, à Ithaque, île rocheuse de la merIonienne qu’aucun vestige notable ne distingue – en ces temps-là, il était plus sûr et plus commode de parler non de « voyage », au sens de viatique – ce qui sert à faire la route -, mais du chemin parcouru en une journée. Avec le temps, la distance couverte en un jou.r en est venue à désigner, par métonymie, le temps nécessaire pour parvenir à destination – que ce fût une semaine, un mois, une année, ou même (comme nous le savons) dix ans. Ce terme <<journey » est touchant car il nous rappelle qu’à l’époque où il est apparu, une simple journée de marche était un exploit assez spectaculaire, une entreprise assez pénible, pour mériter dans le vocabulaire anglais un mot particulier. Cette idée de pénibilité m’amène à une troisièrne façon de nommer les longs déplacements dont nous parlons ici : « travel ». Dans son acception actuelle, le mot évoque davantage une activité plaisante, un loisir, ou encore une section du supplément dominical d’un journal. Quel est donc le rapport à la pénibilité ? Il se trouve que « travel » est un proche cousin de « travail », que le volumineux dictionnaire Merriam-Webster offert par mon père il y a près de quarante ans, à la veille de mon premier grand voyage – de notre banlieue new-yorl<aise vers l’université de Virginie, du nord vers le sud, du lycée à la fac-, définit comme « un effort douloureux ou laborieux ». On entre­voit en effet comme une douleur diffuse en palimpseste sous les lettres qui composent le mot TRAVAIL et derrière son étrange étymologie : il nous vient, après un passage par le moyen anglais et une halte reposante dans l’ancien français, du latin rnédiév·al trepalium, « instrument de torture ». « Travel» se rattache donc à la dimension émotive du voyage : il n’exprime ni sa nature, ni sa durée,mais les sensations qu’il procure. Car, aux temps où ces mots ont pris forme et sens, le voyage était avant tout une épreuve difficile, pénible et laborieuse, dont s’abstenaient scrupt1leusement la plupart des gens. Il n’existe dans la langue anglaise qu’un mot qui, à lui seul, traduit les diverses connotations présentes, isolé­ment, dans « voyage», <<journey » et « travel » – un mot qui fait référence à la distance mais aussi à la durée, à la durée mais aussi à l’émotion, à la difficulté et au danger, et ce mot ne vient pas du latin, mais du grec. Ce mot, c’est odyssey – « odyssée ». Nous le devons à deux noms propres. Il est dérivé du grec ancien odysseia, le titre du poème épique contant les aventures d’un héros dont le nom grec est Odysseus- devenu, par déformation latine, Ulysse. Chacun ou presque sait à présent que l’histoire d’Ulysse est le récit de ses voyages : il parcourut de lointaines mers et (ironie du sort) perdit non seulement tout ce qu’il avait emporté au départ, mais aussi tout ce qu’il avait accumulé en chemin(autant dire, son viatique). Nous savor1s encore qu’il voyagea également dans le temps : la décen.nie durant laquelle, avec l’armée grecque, il fit le siège de Troie, et les dix années qu’il passa à accomplir son retour dans ses foyers, que les gens raisonnables ne se risquent pas à •
quitter. Nous avons donc une idée des dimensions spatiale et temporelle de ce voyage. Or, ce que très peu de gens savent, à moins de connaître le grec, c’est que le troisième élément magique, l’émotion, est imbriqué dans le nom même de ce curieux héros. Un passage de l’Odyssée évoque le jour où le nourrisson reçut son nom. Ce passage, sur lequel je reviendrai, nous fournit fort oppor­tunément l’étymologie de ce nom. Tout comme l’on devine la racine latine via dans viatique (et donc dans voiage et voyage), un helléniste voit pointer sous le nom Odysseus le mot odynê. Ce terme ne nous dira peut-être pas grand-chose de prime abord, et pourtant … Songeons par exemple à l’adjectif « anodin», que le dictionnaire offert par mon père définit comme « un remède ou une drogue qui apaise la douleur ; inoffensif». « Anodin » est en fait un composé de deux mots grecs, qui signifie« sans douleur». Sachant que le préfixe « an-» est un privatif qui signifie « sans », le radical « odynê » ne peut avoir qu’un sens possible : douleur. C’est la racine du nom d’Odysseus-Ulysse, et du titre de l’épopée. Ce qui revient à dire que le héros de cet épique récit de voyage est, litté­ralement, « l’homme de douleur». Il est celui qui voyage – celui qui endure des souffrances.

 

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