Conditions de présentation et de réception du travail de Bill Viola
Les installations vidéo de Bill Viola supposent souvent des espaces de grandes dimensions (gazomètre géant d’Oberhausen dans la Ruhr, cathédrale Saint-Paul à Londres, Grand Palais à Paris) plongés dans l’obscurité, sans limites immédiatement perceptibles. L’obscurité requise par l’artiste n’est pas seulement le gage d’une bonne visibilité de l’image vidéo, elle apparaît comme la mise en condition spirituelle et psychique du spectateur. De toute évidence, Bill Viola veut l’obliger à quitter le monde « réel » et le plonger dans un lieu incertain, sombre et possiblement inquiétant ; un lieu où les repères classiques de temps et d’espace ont disparu. Et il se pourrait bien que le spectateur des œuvres de Bill Viola soit comme le plongeur de The Reflecting Pool (1977-79) : même s’il suspend un temps son saut, hésitant au seuil de l’œuvre, il doit lui aussi se jeter à l’eau. Contrairement à James Turrell, qui avait fait construire au Confort moderne de Poitiers en 1991 une vraie piscine (sas obligatoire pour accéder à la lumière), Bill Viola s’en tient au constat que l’expérience de l’œuvre nécessite de la part de son spectateur un engagement fort : « Mon travail c’est comme un plongeon dans l’eau ; pour voir l’œuvre, il faut se mouiller. » La métaphore aquatique n’est pas anodine, tant les situations qui mettent les personnages filmés par Viola aux prises avec l’eau sont nombreuses. On prêtera donc une attention redoublée au motif de l’immersion (Ascension, 2000), de l’aspersion (The Raft, 2004), du plongeon ou même de la noyade dont on sait qu’elle fut, pour l’artiste, une expérience fondatrice. Car il ne serait pas déplacé de voir dans ces expériences lustrales la voie possible, pour le spectateur, d’une véritable révélation.
Le spectateur, sa place, son rôle
On se gardera bien de ramener les différentes façons de rencontrer les œuvres de Bill Viola à un schéma unique et univoque. On pourrait même engager les élèves à les distinguer :
- Certaines propositions relèvent de ce qu’on appelle, depuis le début des années 1970 et à la suite d’artistes comme Bruce Nauman ou Dan Graham, un « dispositif ». Pour le dire vite, le dispositif se distingue de l’œuvre au sens classique en ce qu’il suppose une organisation matérielle et une orchestration des mouvements du spectateur ; configuration scénarisée et ouverte à la fois, il ménage des espaces à investir (le spectateur est dedans, pas devant) et des opérations à effectuer (s’approcher, se faufiler, tourner autour…). Pour toutes ces raisons, He Weeps for You (1976), Passage (1987), Heaven and Earth (1992) sont des dispositifs.
- Certaines installations vidéo se rapprochent davantage de ce que l’on appelle des « environnements », au sens où l’espace de l’œuvre et l’espace du spectateur se confondent, le premier englobant le second. Avec The Dreamers (2013), l’espace tout entier devient aquatique, le spectateur se situant entre les sept écrans plasma et les multiples sorties son. On ne voit pas d’eau dans l’espace d’exposition, mais on la « perçoit ». On regarde des rêveurs endormis, certes, mais le sentiment que ce sont les rêveurs qui nous rêvent finit par s’imposer. Leur existence flottante, entre-deux, contamine la nature même de notre présence et la façon dont on vit (et voit) l’espace.
- De façon presque analogue à l’environnement créé par les écrans de The Dreamers, le cycle d’images numériques intitulé Going Forth by Day (2002) oblige le spectateur à rentrer dans la lumière des projections qui se déploient simultanément sur tous les murs. Cette incorporation du regardeur dans l’espace de l’image projetée pourrait être rapprochée d’autres propositions : les vidéos à écrans et films multiples de Doug Aitken ; Zidane, un portrait du XXIe siècle de Douglas Gordon et Philippe Parreno (2006) ; ou This Nameless Spectacle de Jesper Just (2011).
- Un autre groupe d’œuvres s’impose, ce sont les vidéos que l’on pourrait qualifier de « spéculaires », celles qui élaborent une représentation (même symbolique) du spectateur en invitant ce dernier à faire retour sur son activité. Par exemple, c’est le cas de la série Reverse Television, Portraits of Viewers créée en 1983-1984. Le téléspectateur se voit voir, mais sans savoir au juste qui est cet homme ou cette femme, calé(é) dans son fauteuil, qui nous regarde sans un mot. Une projection ? Notre mauvaise conscience ? Notre allié en résistance ?
- Avec Man Searching for Immortality/Woman Searching for Immortality (2013), Viola confronte les spectateurs à leur quête ultime. Un homme et une femme, nus et âgés, s’auscultent à l’aide d’une lampe torche. Difficile de ne pas voir là comme la métaphore exacte de ce que nous, spectateurs, nous attendons de la vidéo, dont la lampe torche pourrait être le symbole : une inspection minutieuse, consciencieuse et fatalement lente de nous-mêmes.
Éloge de la lenteur
La question du temps est au cœur de l’univers de Bill Viola, l’artiste assignant à la vidéo la tâche de « sculpter le temps ». Dans les premiers moments de sa recherche, Viola est encore marqué par l’enseignement de Nam June Paik dont il a été l’assistant, et dont il reprend le credo critique : « Il faut travailler contre la télévision. » Contre la télévision ne signifie pas contre l’appareil ou la technique, mais bien contre son utilisation médiatique, et notamment contre son rapport hystérique au temps. De ce point de vue, Reverse Television, déjà évoqué, apparaît comme l’une des rares tentatives de l’époque pour parasiter le système mainstream et rendre manifeste sa peur panique du vide. Ces portraits de téléspectateurs mutiques, parfaitement antispectaculaires dans leur « inaction », ont été diffusés à la télévision durant deux semaines, cinq fois par jour, pendant trente secondes chacun. Le tout sans qu’aucune annonce ne vienne les justifier (Fred Forest avait semblablement déchiré la « surface médiatique » quelques années plus tôt, dans une veine fluxus que n’aurait pas désavouée John Cage).
Une telle proposition a l’intérêt de miner du dedans le dispositif télévisuel et de glisser l’art là où il n’est pas, dans un format et sur une durée que l’institution artistique ne permet généralement pas. Doublement décalée donc ! On retiendra que l’étirement temporel et la perte des repères sont déjà au cœur du projet. À comparer avec Viewer, de Gary Hill (1996) pour voir ce qu’il en est de ce temps vidéographique très particulier où le personnage filmé, rompant le pacte fictionnel, regarde le spectateur dans les yeux. La question est : « Que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? »
Si l’utilisation des caméras haute vitesse et l’effet magistral de ralenti qu’elles permettent sont devenus la signature de l’artiste, on pourra insister avec les élèves sur le fait que cette technique, récupérée aujourd’hui par l’industrie publicitaire, permettait initialement à Bill Viola de lutter contre l’accélération du commerce des images. Anne-Marie Duguet, à propos de Passage, écrivait en 1990 : « De ces durées étirées naissent d’étranges silences, de longs grondements assourdissants, ou des sortes de hurlements qui démentent les apparences. Le bonheur d’un anniversaire est contredit par un grincement d’enfer » (in Passages de l’image). Il faut dire que Passage n’avait pas été filmé en haute vitesse (la bande originale de 26 minutes avait été ralentie à 1/16’ de sa vitesse normale pour durer 6 heures 30) ; Viola malmenait à dessein la technique, pour obtenir une image-flux dont l’intensité émotionnelle était inversement proportionnelle à sa lisibilité. L’usage de la caméra haute vitesse (déjà utilisée par Yoko Ono dans Smile a permis ensuite à Viola d’obtenir des tableaux hypnotiques, tant par leur précision figurative que par l’ébranlement qu’ils font subir au système nerveux du spectateur : on ne sait pas ce qu’on voit quand on le voit, et l’identification des motifs et des situations se fait toujours avec retard. Dans Surrender (2001), l’image de l’homme et de la femme s’avère être un reflet ; dans Tristan’s Ascension (2005), l’élévation lente du corps, accompagné d’une cataracte d’eau, contredit toutes nos « incorporations » physiques, toutes nos certitudes visuelles.
Mirages et moirages
La lenteur, c’est aussi celle qui affecte un corps venant vers nous depuis l’horizon quand ce corps est filmé avec un objectif 800 mm (Chott-El-Djerid, A Portrait in Light and Heat, 1979 ; procédé repris dans Walking on the Edge, 2012). La focale écrase les plans et la profondeur, on ne sait pas si ce corps avance ou recule. Il semble faire du surplace. Le seul mouvement assuré est celui du paysage qui, sous l’effet de la réverbération, se tord et ondoie à l’écran (hommage discret à Magnet TV de N. J. Paik). À nous de comprendre que les voyages de l’image et dans l’image intéressent autant l’artiste que les déplacements dans l’espace…
Narration et théâtralité
Viola, c’est une évidence, ne raconte pas d’histoires et l’intérêt proprement narratif de ses vidéos est nul. Qu’est-ce que « raconte » The Reflecting Pool ? Un homme vient depuis la forêt, s’approche du bassin, s’y jette, en sort ; The Quintet of the Astonished ? Un groupe de cinq personnes cadrées de manière serrée est pris d’émotion(s) ; Three Women ? Une femme et deux jeunes filles traversent et retraversent un rideau liquide… Cette pauvreté, voulue, caractérise le projet vidéographique de Viola, à mi-chemin entre l’image fixe, le cinéma et le théâtre. Il s’agit toujours de cristalliser des affects flottants et d’engager pour le spectateur un rapport au monde augmenté. Mais Viola, metteur en scène, se garde bien d’élaborer une catharsis totale ; la tension, si elle s’apaise, ne doit pas disparaître dans la tête et dans le cœur de celui qui regarde. D’où le recours à l’hyperthéâtralité, qui séduit et repousse dans le même mouvement.
Peintures
On aura beau jeu de repérer La Visitation de Pontormo (1528) derrière The Greetings (1995) ; L’Annonciation de Dieric Bouts (1445) derrière Four Hands (2001) ou le Christ aux outrages (le Couronnement d’épines), 1490-1500, de Jérôme Bosch derrière The Quintet of the Astonished (2000). Les fresques de Giotto dans la Chapelle des Scrovegni à Padoue (1305) trouvent un écho dans l’iconographie et la scénographie de Going Forth by Day, jusqu’au terme même de « fresques de lumière » que Viola utilise dans sa documentation de travail pour cette installation.
Montrer comment Viola s’inspire librement de l’iconographie renaissante pour activer des problématiques spatiales, corporelles, gestuelles, sensibles et expressives avec les moyens de la vidéo, voilà l’enjeu véritable. Car l’artiste parvient à imposer une écriture propre au médium en questionnant, avec un lyrisme inégalé, le pictural autant que l’image cinéma ; et c’est à cette écriture qu’on essaiera de familiariser les élèves.