Les dialogues de pédagogies radicales abordent une thématique de la pédagogie critique sous la forme d’un dialogue. Le texte ci-dessous traite de l’hégémonie dans le néolibéralisme de l’injonction d’efficacité.

1. La logique hégémonique de l’injonction à l’efficacité

Demande : Il est vrai que l’injonction à l’efficacité semble avoir colonisé de plus en plus de sphères de l’activité humaine. Il faut être efficace. Ce qui d’ailleurs a priori, ne semble pas une mauvaise chose.

Réponse : Oui, c’est exact. On demande aux entreprises d’être efficaces économiquement pour pouvoir résister à la concurrence. On demande aux services publics d’être efficaces avec le nouveau management public. Mais également au secteur de l’économie sociale et solidaire avec l’entrepreneuriat social. Ect…

D’ailleurs, plus encore que d’efficacité, il faudrait parler d’efficience. Cela veut dire la tendance à parvenir à réaliser un but (efficacité), mais plus encore au moindre coût ou/et également dans le moins de temps possible (efficience).

D : Mais en soi, vouloir être efficace, cela semble être une bonne chose. On peut donc supposer que c’est pour cela que l’efficacité s’est imposée comme valeur hégémonique. Personne ne veut être considéré comme inefficace. Une personne inefficace, cela donne l’impression d’une personne qui agit pour rien.

R : En effet, il y a des arguments qui ont été avancés pour rechercher l’efficacité. Bien évidemment, le monde de l’entreprise privée s’est intéressé à la question de l’efficacité très tôt dans la mesure où l’on peut dire que cette dimension est consubstantielle au capitalisme. C’est ce que les philosophes de l’école de Francfort ont appelé la « domination de la raison instrumentale ». Cette recherche d’efficacité dans l’entreprise apparaît en particulier dans la « rationalisation » du travail avec la division technique du travail. Elle marque le taylorisme, mais elle se poursuit encore aujourd’hui à travers par exemple le lean management.

D : Mais l’entreprise privée n’est pas le seul domaine caractérisé par la recherche de l’efficacité.

R : C’est une dimension que l’on va retrouver également dans les sciences, et en particulier dans le secteur médical, en particulier dans le domaine du médicament. En effet, qui voudrait payer pour des médicaments ou des traitements médicaux qui font plus de mal que de bien, donc qui sont inefficaces, mais plus encore, on ne souhaite payer que des traitements efficaces, plus efficaces qu’ un simple placebo.

Sur ce plan, il s’est effectué une mutation. On ne demande plus seulement à la science de décrire le réel et de chercher à l’expliquer, on lui demande de mesurer l’impact d’une action, de mesurer un effet. Il ne s’agit donc pas d’évaluer l’efficacité « au jugé », il s’agit de l’évaluer avec une méthodologie scientifique rigoureuse. C’est le développement en particulier des essais randomisés contrôlés dans la médecine par les preuves, mais plus largement dans les politiques publiques par les preuves.

Cette logique est ensuite appliquée à d’autres secteurs d’activité. Par exemple, s’est développé tout un champ de recherche sur l’enseignement efficace : que font les enseignants les plus efficaces pour améliorer le niveau de leurs élèves ?

D : Mais cette tendance, qui touche on l’a vu pas seulement le monde de l’entreprise privée ou la recherche scientifique, s’étend à l’ensemble du secteur public, et pas seulement avec les politiques publiques par les preuves.

R : Les politiques publiques par les preuves, qui sont développées entre autres par l’économiste Esther Duflo, ne sont d’ailleurs que la tendance la plus récente. Avant cela, il y a eu par exemple la RGPP- la révision générale de politiques publiques – : « faire plus avec moins ». L’idée c’est que les services publics coûtent cher, mais qu’ils ne sont pas assez efficaces relativement à l’argent public que l’on met dedans. Donc il s’agit de dire que le contribuable doit payer pour des services publics efficaces.

Cela se traduit également par les pratiques de benchmarking (analyse comparée). Dans leur ouvrage Benchmarking (2013), Isabelle Bruno et Emmanuel Didier retracent la genèse de ces méthodes d’optimisation depuis leur invention dans l’entreprise Ranx Xerox. Il s’agit de comparer les organisations entre elles pour reprendre ce qui est le plus efficace.

Par exemple, les classements qui mesurent l’efficacité des systèmes éducatif (comme PISA pour l’OCDE) visent effectivement à pouvoir faire des comparaisons entre pays et voir ce qui est efficace ou pas. Par exemple, l’utilisation du numérique à l’école est-ce que c’est efficace ou pas ? (plus exactement en réalité est-ce que c’est efficient relativement à d’autres pratiques ?)

D : Cela a été rappelé plus haut, mais même le secteur associatif n’échappe pas à cette logique.

R : Depuis 2014, l’entrepreneuriat social a été intégré au secteur de l’économie sociale et solidaire. Or la spécificité de l’entrepreneuriat social, relativement au secteur traditionnel de l’économie sociale et solidaire, c’est qu’il applique les standards d’efficacité économique élaborés dans le secteur privé. L’argent qui est dépensé est soumis à une mesure d’impact de l’efficacité de ce qui est mis en place.

L’ouvrage collectif « Du Social Business à l’économie solidaire – critique de l’innovation sociale –«  (2020) met en lumière ce que les auteurs appellent un « tournant néolibéral » de l’innovation sociale. Là encore, il s’agit de mettre en œuvre des pratiques efficaces relativement aux standards néolibéraux. Julien Talpin, dans un des articles de cet ouvrage, montre comment le community organizing subit les contraintes d’une telle logique et l’impact que cela a sur les travailleurs sociaux de ce secteur.

D : Il y a avec le secteur de l’entrepreneuriat social également l’idée d’une relation entre morale et efficacité.

R : C’est exact. L’entrepreneuriat social défend l’idée que leur action est morale parce qu’elle est efficace. Ou dit autrement, que pour faire le bien, il faut être efficace. Ou dit encore autrement, une action avec des bonnes intentions morales, mais qui n’est pas efficace, en définitif, n’est pas réellement morale.

On reconnaît là effectivement ce qu’en philosophie morale, on appelle le conséquentialisme, par opposition aux morales déontologiques de l’intention bonne comme celle de Kant.

Cependant, un des éléments notables dans cette approche, est le succès de la théorie et de l’ouvrage de Peter Singer, « L’altruisme efficace » (2018). Il y soutient effectivement que les dons à des ONG humanitaires doivent être orientés par un soucis d’efficacité. Lorsqu’on l’on donne à une œuvre humanitaire, il faudrait par exemple regarder sur des sites internet comparatifs les ONG les plus efficaces et ne pas donner sans tenir compte de cela.

D : Mais, c’est même le rapport de soi à soi qui est impacté par cette logique de l’efficacité.

R : Depuis les années 1990, on voit se développer une littérature sur le développement personnel. Or dans les entretiens menés par Nicolas Marquis, dans son ouvrage « Du Bien-être au marché du malaise » (2014), une des idées qui revient chez les lecteurs et lectrices de ce type de littérature, c’est l’efficacité. Ce qu’ils ou elles recherchent, ce sont des techniques efficaces, des techniques qui marchent. Néanmoins, dans cette version grand public de l’efficacité, on voit qu’il y a une déconnexion avec l’impératif scientifique de vérité. Les lecteurs et lectrices ne jugent pas ces ouvrages sur la validité scientifique de ce qui est proposé.

D : De ce point de vue, avec la psychologie positive et la méditation pleine conscience, on peut dire qu’il y a un tournant dans cette littérature…

R : Il est vrai que la psychologie positive, avec son « produit phare » – la méditation pleine conscience -, reprend les méthodes d’évaluation provenant de la psychologie expérimentale et de la médecine par les preuves. La « méditation pleine conscience » se présente comme une pratique qui a été évaluée scientifiquement comme efficace. Cela dit dans la version grand public, tout ce qui est présenté ne relève pas de l’évaluation scientifique. En particulier, la « méditation pleine conscience » a surtout été évaluée dans le cadre d’un protocole bien précis pour lutter contre les rechutes dans les dépressions.

D : On a l’impression d’une nébuleuse….

R : Il est vrai qu’il y a un tout un nouveau secteur de « créatifs culturels » (voir par exemple : Ariane Vitalis, Les créatifs culturels (2016)) qui adhèrent à cette logique : psychologie positive, entrepreneuriat social, pédagogies alternatives positives, innovation sociale néolibérale…

D : Y-a-t-il des domaines de l’activité humaine qui semblent résister à cette logique ?

R : Il semble pour l’instant que l’un des domaines où cette logique reste peut présente, c’est le domaine de l’activité artistique. Bien évidement, on demande aux produits artistes de rapporter de l’argent. Il y a un certain principe d’efficacité. Mais, il n’y a pas encore semble-t-il de tentative de rationaliser en elle-même l’activité artistique.

On peut distinguer plusieurs valeurs de l’action : l’utile, le bien, le vrai et le beau. Avec la recherche d’efficacité, c’est l’utile qui domine. On voit comment la recherche du « vrai » (la science) est mise au service de la mesure de l’utile. On a vu également comment on tente de redéfinir le bien à partir de l’utile. L’art reste semble-t-il encore dans sa logique interne de création peu orientée vers l’efficacité, pour être tournée vers une recherche esthétique.

On peut en cela distinguer l’activité artistique de l’activité sportive. Celle-ci est soumise au plus haut point à la logique de l’efficacité. Chaque geste est étudié pour être le plus efficace possible. L’efficacité ayant un lien avec une autre notion très importante pour le néolibéralisme : la performance. Plus l’efficacité est élevée, plus la performance est élevée.

Il y a une autre dimension importante, c’est la place qu’occupe le développement des outils numériques qui permettent une meilleure analyse quantitative des données et donc d’accroître la capacité à mesurer l’efficacité comparée des actions.

D : Enfin de compte, pour résumer, qu’est-ce qui caractérise cette hégémonie actuelle de l’injonction à l’efficacité ?

R : Tout d’abord, plus qu’une injonction à l’efficacité, c’est en réalité une injonction à l’efficience. Les activités auparavant n’étaient pas inefficaces, c’est surtout que pour la logique néolibérale, elles n’étaient pas assez efficientes. Il s’agit de faire aussi bien ou mieux, avec moins de moyens et/ou à moindre coût.

L’autre point notable, c’est la relation qu’entretient cette injonction à l’efficacité avec la science et la morale. Il y a une vérité de l’efficacité et il y a une moralité de l’efficacité. Etre contre l’efficacité, ce serait être dans l’erreur, voir même aller contre la morale, c’est-à-dire qu’être contre l’efficacité (en réalité l’efficience), ce serait commettre une « faute morale ». On ne peut pas être contre la recherche de l’efficience : c’est aller contre la vérité, c’est aller contre le bien. C’est pourquoi, on peut parler au-delà d’une injonction, même d’un dogme indiscutable. Critiquer l’efficacité, c’est commettre une hérésie dans le système néolibéral car il est évident que l’on ne peut pas être contre l’efficacité.

2. Critique de l’efficacité néolibérale

D : A vrai dire, effectivement, on ne voit pas pourquoi, on pourrait être opposé au fait d’être plus efficace à un moindre coût, cela paraît logique. Est-ce qu’il y a des critiques à cela ?

R : Il y a un premier type de critiques qui se trouve dans le cadre de la logique utilitariste néolibérale. Elle s’appuie sur des problèmes bien connus dans les théories du choix rationnel, qui sont les effets pervers. Levitt et Dubner, dans Freakonomics (2005), illustrent ce problème par exemple avec l’indexation du salaire des enseignants sur les résultats des élèves : il suffit pour les enseignants de sur-noter les élèves.

On peut également illustrer ce problème avec la tarification à l’acte dans les hôpitaux. Celle-ci a aboutie à la réalisation d’opérations médicales inutiles. Il peut donc y avoir des effets contre-productifs.

Au lieu de gagner en efficacité, au contraire la recherche d’efficience, peut parfois aboutir également à des coûts indus. Par exemple, la recherche d’efficience dans les organisations de travail peut générer une augmentation des risques psycho-sociaux ou/et des troubles musculo-squelettiques. C’est ce qui s’est passé depuis les années 1990.

Cela dit que ce soit les « effets pervers » ou le problème des « externalités », ce sont des dimensions assez bien connues du raisonnement économique néo-classique qui constitue la base théorique de l’économie néolibérale.

D : Ce qui veut dire qu’il y a d’autres types de critiques qui peuvent être faites à la recherche de l’efficacité qui ne rentrent pas dans ces schémas de raisonnement…

R : Il y a une autre approche qui est venue en contradiction ou qui du moins limite cette tendance à l’efficacité, ce sont les théories morales du care. En effet, elles ont mis en lumière que par exemple l’acte de soin médical ne consistait pas seulement en la mise en œuvre de protocoles médicaux efficaces. Il y entre également en ligne de compte des relations humaines. On peut illustrer cela par des exemples assez anciens sur des travaux en pédiatrie qui ont montré que les impératifs d’hygiène au détriment de la relation d’attachement pouvaient avoir des effets négatifs sur la santé des enfants.

La difficulté c’est que si l’on semble s’accorder sur l’importance de la relation de sollicitude dans le soin, pour autant l’approche néolibérale qui cherche à la quantifier en terme d’effet efficace mesurable n’y parvient pas réellement. Or comme cela n’est pas vraiment quantifiable, cela n’est donc pas pris en compte dans la logique néolibérale.

D : Est-ce le seul type de critique ?

R : Non, il existe un autre type de critique, relevant des théories de la justice (déontologisme). Pour l’illustrer, on peut partir d’un exemple pour ensuite élargir de le raisonnement. Certains travaux en économie tentent de lutter contre la discrimination en entreprise en arguant du fait que la discrimination nuit à l’efficacité économique. En effet, les préjugés conduisent à ne pas recruter des personnes particulièrement talentueuses.

Néanmoins, réfléchissons, cela veut dire que s’il n’était pas efficace économiquement de lutter contre les discriminations, il serait juste de pratiquer la discrimination.

En réalité, on commet une erreur de raisonnement en confondant l’avantageux et le juste. Certaines de personnes pensent, parce que cela les arrangent bien, qu’en poursuivant ce qui leur est le plus utile personnellement, ils réalisent le bien collectif. Cette fable, c’est celle de la « main invisible » d’Adam Smith. Elle arrange en particulier ceux qui occupent les positions les plus favorables dans la société car ils n’ont pas alors à se soucier directement du sort des personnes les plus défavorisées.

Il s’agit du même problème avec l’identification entre l’efficacité et le juste. C’est une fable. On aimerait bien croire que plus on cherche l’efficacité, plus on réalise ce qui est juste, mais rien ne permet de prouver que ce soit le cas, et il y a bien des raisons de penser que ce n’est pas la réalité.

D : Est-ce qu’il est possible d’expliquer pourquoi l’efficace et le juste ne sont pas nécessairement en adéquation ?

R : Il y a plusieurs raisons. Mais l’une des principales est la suivante. Imaginons que l’efficacité est le critère prioritaire pour réaliser le bien-être collectif. C’est en gros la thèse que soutiennent certaines version de l’économie néolibérale avec par exemple des classements des pays en fonction des indicateurs de bien-être (et non pas seulement de croissance comme le PIB). Ces indicateurs mesurent un bien-être global de la population. Or rien n’empêche de considérer qu’il est plus efficace de sacrifier une minorité de la population, par exemple un groupe social coûteux en ressource de bien-être – disons les personnes en situation de handicap –, pour améliorer le bien-être global. C’est d’ailleurs une thèse que défend dans une certaine mesure Peter Singer, le tenant de « l’altruisme efficace ».

On peut noter que Singer est très actif dans la lutte contre la pauvreté dans le monde. Effectivement, sa conception philosophique est tout à fait compatible avec un tel engagement. Les personnes très pauvres ou pauvres dans le monde sont très nombreuses. Donc si on raisonne sur la base d’un bien-être collectif, il est évident que pour améliorer la somme du bien-être collectif, il faut lutter contre la pauvreté dans le monde. En revanche, le problème sur lequel achoppe l’altruisme efficace, c’est sur les droits des groupes minoritaires.

D’une certaine manière, on peut se demander si cette difficulté de la théorie utilitariste à prendre en compte les personnes en situation de handicap, ne provient pas du fait que celles-ci semblent incarner une remise en compte de l’être humain néolibéral, à savoir efficient, et donc performant.

D : On a rappelé ci-dessus l’extension néolibérale du principe d’efficacité. Mais est-ce la seule tendance à l’œuvre actuellement ?

R : Il est possible cependant de remarquer sur le plan juridique depuis la fin de la 2e guerre mondiale, une reconnaissance de plus en plus importante d’un autre principe qui contredit en réalité, le principe d’efficacité, c’est le principe « d’égale dignité des personnes humaines ». C’est d’ailleurs, ce principe qui fait que même si cela pourrait être plus efficace sur le plan économique et du bien-être collectif, pour autant, on n’extermine pas les personnes en situation de handicap.

Or le principe d’égale dignité des personnes humaines a pris une extension très grande en droit national et international. C’est de ce principe reconnu dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948 que découle le droit de la non-discrimination. Dès 1944, dans la Déclaration de Philadelphie, le respect de la dignité des travailleurs est également un principe affirmé. En 1994, ce principe devient un principe constitutionnel. De même, la Charte européenne des droits fondamentaux de 2000 illustre la très grande extension pris par ce principe dans le droit contemporain.

D : Quelle analyse peut-on faire de cette extension donnée au principe « d’ égale dignité dees personnes humaines » ?

R : Si on regarde, par exemple, les écrits du philosophe marxiste Lucien Sève, sur sa participation au Comité consultatif national d’éthique, on voit que pour lui la reconnaissance de la « dignité de la personne humaine » est un principe visant à limiter les risques de marchandisation du corps humain.

On peut de ce fait se demander si l’extension que les juges tendent à donner au principe de « dignité de la personne humaine » ne tient pas au fait qu’il leur semble être le seul rempart juridique à même de limiter le phénomène de réification de l’être humain induit par la recherche d’efficacité dans le néolibéralisme.

D : Pour l’Ecole de Francfort, le principal problème de la domination de la raison instrumentale portait plutôt sur les finalités que les moyens utilisés ?

R : Il est vrai que ce qu’Adorno appelle « voile technologique », c’est la tendance uniquement à réfléchir sur l’efficacité des moyens, plutôt que sur la valeur de la finalité des actions. D’accord, il faut être efficace, mais pour quoi faire ? Quelle est la finalité de la recherche d’efficacité ?

D : Néanmoins, cela veut-il dire que l’on ne peut critiquer la recherche d’efficacité seulement relativement à la finalité poursuivie et non pas relativement aux moyens ? Dit autrement, y-a-t-il nécessairement une opposition entre une évaluation morale des moyens et une approche conséquentialiste ?

R : Il est exact qu’habituellement on oppose l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité (Weber). L’éthique de conviction utilise des moyens moraux, mais au risque de ne pas atteindre son but et donc de manquer d’efficacité. L’éthique de responsabilité est totalement orientée vers la réussite : « la fin justifie les moyens ».

On trouve chez John Dewey, dans son débat avec Trotsky, la tentative de penser une éthique conséquentialiste qui ne néglige pas l’évaluation éthique des moyens. Pour lui, une action dont les moyens sont trop coûteux moralement pour la réalisation d’une finalité doit conduire à remettre en question la finalité à atteindre. Cela veut dire que l’évaluation morale de la finalité doit prendre en compte l’évaluation morale des moyens.

Il semble qu’une des manières d’interpréter cette position, c’est que relativement à un projet politique, à une utopie, les moyens mis en oeuvre pour la réaliser ne sont pas indifférents.On ne peut pas créer un régime politique libre en supprimant les libertés. C’est d’ailleurs la thèse que défend Paulo Freire: on ne peut pas émanciper en mettant en oeuvre des pratiques anti-dialogiques. La valeur de l’action ne se trouve pas uniquement dans l’objectif, mais également dans la manière d’y parvenir. On ne peut pas juger uniquement l’action sur la base de son succès. C’est une dimension à prendre en compte, mais elle est insuffisante.

D : Si on revient sur le dogme néolibéral de l’efficacité où se situent les problèmes ?

R : La première difficulté comme on l’a vu, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’efficacité, mais d’efficience. Ce qui est appelé « efficacité » est en réalité une recherche d’efficience. Ce qui veut dire que l’on cherche à masquer qu’il y a plusieurs manières d’être efficaces, mais toutes ne sont pas aussi efficientes.

La deuxième difficulté, c’est justement de savoir si l’on doit toujours nécessairement chercher à être le plus efficient possible. Certes l’efficience peut être une valeur. Mais, il y a peut être des valeurs qui sont supérieures à la recherche de l’efficience et même de l’efficacité comme par exemple le respect de la « dignité de la personne humaine », la « non-discrimination »…

Il en résulte que l’on peut parfois par exemple être efficace, sans être pour autant le plus efficient possible, parce que l’on va considérer qu’il est souhaitable que d’autres valeurs, que d’autres impératifs soient respectées que l’efficience.