Les dialogues de pédagogies radicales abordent une thématique de la pédagogie critique sous forme de dialogue. Dans le texte ci-dessous, il est question des évolutions néo-managériales de la fonction publique.

Rappel : L’éthique de la critique :

L’éthique de la critique est un courant de l’éthique professionnelle qui s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Paulo Freire. Elle repose sur deux principes :

P1. La reconnaissance de l’égale dignité des personnes humaines (proclamé dans les conventions internationales des droits humains (1948) et dans bien d’autres textes juridiques)

P2. Etre du côté des opprimé-e-s : est qualifié d’opprimé tout groupe dont l’égale dignité est bafouée par la discrimination sociale, par des processus de réification. L’objectif est alors de rétablir l’égale dignité des personnes humaines (P1).

Demande : Comment peut-on caractériser l’éthique du service public ?

R : Le service public pour son financement repose sur un système de solidarité. On peut considérer que Léon Bourgeois, dans son ouvrage Le solidarisme, a été le grammairien (au sens de la sociologie pragmatique) du service public. Par exemple, concernant le fonctionnement du service public de l’éducation, chaque contribuable le finance qu’il ait ou non des enfants. Parce que ce système est gratuit et accessible à tous et que donc tous les contribuables en théorie ont pu y avoir accès.

Ce système de solidarité se différencie du système marchand qui lui repose sur une éthique de type utilitariste économique. En théorie, les acteurs sont sensés se comporter comme des homo oeconomicus, des acteurs rationnels, qui calculent leur intérêt.

Ce sont donc deux éthiques différentes qui constituent la grammaire de ces deux espaces. Pour mieux comprendre la différence entre ces deux logiques, on peut se référer aux travaux du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).

D : Comment peut-on caractériser la déontologie du fonctionnaire ?

R : On peut dire que le fonctionnaire est sensé assurer une mission d’intérêt général, ce qui le distingue du salarié du privé dont l’objectif est d’augmenter le profit d’une entreprise. Donc traditionnellement, on admet que la déontologie du fonctionnaire est tournée vers l’intérêt général. Il n’est pas par exemple censé profiter de ses missions pour dégager un profit économique personnel. C’est le sens de la loi de déontologie des fonctionnaires de 2016.

Il faut revenir sur ce qu’est une mission d’intérêt général. On admet par exemple que la santé, l’éducation ou la culture sont des services publics même s’ils ne renvoient pas au pouvoir régaliens. Qu’est-ce que cela implique ? A travers ces services, on conçoit que c’est une certaine idée de la dignité de la personne humaine qui est défendue : un être humain à le droit d’être soigné, d’avoir accès à l’éducation, d’accéder à la culture…

D : En quoi consiste la néo-managérialisation des services publics ?

R : C’est une réalité qui s’inscrit dans un processus beaucoup plus vaste d’hégémonie de l’économie néolibérale. On peut penser qu’une des manières de mettre en œuvre une économie néolibérale, c’est de privatiser une entreprise public. Mais il existe d’autres méthodes. On peut également externaliser des missions avec de la sous-traitance ou encore constituer des Partenariats Public Privé (PPP) par exemple.

L’introduction du nouveau management public n’est qu’une des facettes de la néolibéralisation des services publics. Dans ce cas, il s’agit d’orienter les services publics selon un mode de gestion calqué des entreprises privés. On va donc chercher à favoriser l’efficience du fonctionnement : il s’agit de « faire plus, avec moins ». C’était par exemple la logique de la RGPP (Révision générale des politiques publiques).

On remarque donc qu’il s’agit d’introduire dans la fonction publique une grammaire reposant sur l’éthique utilitariste. Il s’agit d’optimiser les moyens dans la réalisation d’une fin qui reste l’accomplissement d’une mission d’intérêt général.

On justifie alors cette logique auprès du contribuable par l’idée que la solidarité doit être optimisée. Cela signifie que si l’on paie de l’argent pour un service public, celui-ci doit être optimal dans son fonctionnement. Il faut néanmoins remarquer que cela revient à introduire la logique utilitariste dans des relations qui n’ont pas été pensées à l’origine selon cette philosophie.

D : Quelles sont les conséquences de l’introduction de cette logique ?

R : Certains auteurs vont mettre en avant l’existence d’un conflit de valeur entre l’éthique utilitariste et l’éthique du care (sollicitude). En effet, un certain nombre de professionnel/les se retrouverait en souffrance parce que dans les professions de la relation à autrui traditionnellement c’est l’éthique du care qui pré-domine. Or les nouvelles règles d’évaluation managériales ne sont pas à capable de comptabiliser le care. Que vaut par exemple un sourire ? Comment le prendre en compte dans des règles comptables ?

Néanmoins, l’approche par le care ne permet pas de prendre en compte toutes les éthiques professionnelles au sein de la fonction publique. Prenons le cas d’un-e enseignant-e-chercheur/se. L’enseignement est une profession de la relation à autrui : elle peut donc être pensée sous la logique du care. En revanche, la recherche n’est pas en soi une activité de la relation à autrui. Une des caractéristiques traditionnelles attachées à la recherche est le « désintéressement » (comme le rappelle le sociologue Robert Merton). Ce qui est également une valeur qui va être attachée par exemple à la profession de comptable public : on ne demande pas à un-e comptable d’être empathique, mais on lui demande d’être désintéressé dans l’accomplissement de ses missions.

Pour les activités de recherche, par exemple, la difficulté provient de la demande que ces activités correspondent à une finalité économiquement utile, voire à la rigueur socialement utile. Or en soi, la recherche n’est pas tournée vers l’utile, mais vers la recherche de la vérité, c’est à dire vers une description de la réalité. La recherche scientifique renvoie à un besoin de connaître. Un ou une chercheuse en mathématiques ne fait pas nécessairement des découvertes mathématiques qui sont utiles socialement.

Il en résulte que les éthiques traditionnelles des professions dans la fonction publique entrent néanmoins en contradiction avec la logique utilitariste qu’impose la recherche d’efficience.

D : Dès lors comment peut-on caractériser les conséquences de cette logique d’efficience d’une manière plus générale ?

R : On peut dire qu’elles renvoient à un phénomène de réification. Il y a d’abord des phénomènes de réification de l’usager. A l’hôpital, le patient n’est plus une personne dont il s’agit de prendre soin, il devient une variable économique. On le voit dans la logique de la tarification à l’acte. Il peut être plus rentable d’imposer à un patient une opération alors même que celle-ci n’est pas utile à sa santé, voire peut lui être nuisible. Ce qui contrevient en soi à des principes de l’éthique de la profession médicale comme la non-nuisance et la bienfaisance. Il s’agit là d’un effet pervers.

La réification peut également atteindre bien évidement le ou la professionnelle qui n’est plus considérée comme une personne, mais comme un instrument de la réalisation de la performance du service public. Comme il s’agit de « faire plus avec moins », les professionnel/les sont confrontés à du sous-effectif et il en résulte par exemple de l’épuisement professionnel. L’intensification du travail peut également conduire à d’autres formes de souffrance au travail, augmentant dès lors les risques psycho-sociaux.

La réification porte atteinte à une dimension importante du travail qui est le « sens du travail ». Cela signifie que le ou la travailleuse cherche dans son travail à se réaliser en tant que personne. Pour cela, elle va tendre à donner du sens à son travail. Dès lors que la logique du travail est dominée par l’efficience et non plus par le sens qui met la ou le travailleur, alors se produit un phénomène d’aliénation au travail. Le ou la travailleuse ne se reconnaît plus dans son travail. Il/elle ne le perçoit plus comme une expression de soi.

D : Au fond quel est le problème que pose la réification généré par l’utilitarisme ?

R : Si on admet qu’il y a des phénomènes dans la société que l’on peut qualifier de réification, cela veut dire qu’à l’inverse on considère que l’être humain ne peut pas être réduit et traité moralement comme un objet. Dès lors, cela signifie que l’on adhère à l’idée que l’être humain à une dignité. Cela signifie qu’on le considère comme différent sur le plan moral des objets. Si on doit choisir entre un objet et un être humain, on préservera l’intégrité de l’être humain plutôt que celle de l’objet ou de biens matériels.

Or dans une organisation, où la valeur principale est l’efficience, de fait la valeur principale n’est plus la personne humaine. Cela veut dire qu’on peut sacrifier des personnes (fonctionnaires ou usagers) à la recherche de l’efficience. Il y a donc une tendance inhérente à la logique utilitariste de pouvoir rentrer en contradiction avec le respect du à la personne humaine. Dit autrement, la logique utilitariste, la logique de l’efficience, si on ne met pas de limites, peut entrer en contradiction avec le respect de la personne humaine.

Cela signifie que sur un plan éthique, la lutte contre la réification de l’être humain, contre sa déshumanisation, implique que la logique d’efficience soit toujours secondaire relativement à la dignité de la personne humaine.

Cette affirmation de la dignité de la personne humaine se trouve dans le droit : droits humains internationaux et européen, droit international du travail, Constitution française…

Mais la tendance fondamentale du capitalisme (à travers l’exploitation), du néolibéralisme (à travers la recherche d’efficience), c’est d’outre passer cette limite que doit constituer le respect de la personne humaine.

D : Mais le juge a une certaine interprétation qui est limitée de ce principe de « respect de la dignité de la personne humaine ». On peut suppose qu’il y a peut être de nombreuses situations actuellement où pour un syndicaliste, les travailleurs dans la fonction publique ne sont plus respectés, et pour autant ils n’auront pas gain de cause face au tribunal administratif.

R : Il est nécessaire ici de distinguer le sens juridique et le sens philosophique de l’atteinte à la dignité de la personne humaine. La jurisprudence peut être amenée à évoluer. Et l’on voit d’ailleurs que le principe de dignité de la personne humaine, en particulier en droit du travail, tend à avoir une extension de plus en plus large. Sans doute parce que le juge y voit un principe qui permet de limiter les atteintes aux droits par le capitalisme et la logique néolibérale. La philosophie a pour fonction d’aider à penser l’extension que doivent avoir les concepts.

Pour revenir au sens philosophique de la dignité humaine, pour Paulo Freire, l’être humain se caractérise par sa tendance à l’herméneutique, à l’interprétation du monde. Il écrit que la « lecture du monde précède la lecture du mot ». Ce qui caractérise l’être humain, pour Paulo Freire, c’est l’idée qu’il a besoin de donner du sens à son existence et au monde qui l’entoure. Or on l’a vu, le travail est une activité par laquelle l’être humain cherche à donner du sens à son existence. C’est pourquoi l’aliénation est une atteinte, sur le plan philosophique, à la dignité de la personne humaine.

D : Comment peuvent se comporter les agents de la fonction publique face à ce processus de néo-managérialisation du service public ?

R : Il y a une première réaction possible, c’est celle que Dejours décrit, dans Souffrance en France,

c’est la « banalité du mal ». Néanmoins, la notion de « banalité du mal » est plutôt réservée à des situations extrêmes comme celles qui se sont déroulées à France Telecom.

Mais, il est possible de parler de « voile technologique » (Adorno) pour décrire l’attitude qui peut être celle des agents publics face au nouveau management. L’action professionnelle est uniquement orientée vers l’optimisation des moyens pour atteindre une fin. Le professionnel applique le cadre sans l’interroger.

Or ce que Paulo Freire appelle une éducation « problématisante » (problem posing)qui est une dimension importante de la conscience critique, c’est la capacité à interroger le cadre. Cela signifie que certes on me demande d’appliquer une règle dont l’objectif est l’efficience, mais cette règle est-elle en accord avec le respect de la dignité de la personne humaine ou au contraire à ce qu’elle participe de sa réification, de sa déshumanisation ?

D : Comment dès lors se comporte un ou une professionnelle qui se situe dans le cadre de l’éthique de la critique par rapport au nouveau management public ?

R : Un ou une professionnelle qui s’inscrit dans le cadre de l’éthique de la critique, c’est quelqu’un dont le principe premier d’action et de réflexion est le respect de l’égale dignité des personnes humaines.

Donc c’est quelqu’un qui va toujours se demander, face à une situation professionnelle, cette situation implique-t-elle une atteinte à la dignité de la personne humaine soit parce qu’il y a discrimination, soit parce qu’il y a exploitation d’une personne ou toute autre forme de réification de l’être humain.

A partir de là, son objectif s’est d’agir pour lutter contre la réification et pour le rétablissement de la dignité de la personne humaine. C’est cela que signifie être du côté des opprimé-e-s.

D : Quelles sont les formes d’action que cela peut prendre ?

R : Il y en a plusieurs et c’est ce qu’en éthique de la critique, on appelle la résistance éthique.

L’une d’entre elle, c’est la dissidence éthique. Cela consiste pour le professionnel à faire entendre une voix – à l’oral ou à l’écrit – qui rappelle que la valeur qui doit être au fondement de toute société, c’est l’humanisme (la reconnaissance de l’égale dignité des personnes humaines). De ce fait, le fonctionnement des services publics doit respecter la personne humaine à la fois celle de l’agent public, en tant que travailleur ou que travailleuse, mais aussi celle des usagers. Cela signifie que la dissidence éthique doit être formulée au nom de ces principes humanistes. Elle n’est pas formulée dans des termes partisans, mais dans des termes qui sont ceux des droits humains fondamentaux.

Un deuxième exemple de résistance éthique, c’est l’action syndicale. En effet, la liberté de se syndiquer est un droit reconnu par la constitution et qui fait parti de la déontologie des agents de la fonction publique. Le rôle des syndicats c’est de défendre les intérêts moraux et matériels des salariés. De fait, les syndicats jouent un rôle important dans la défense de la dignité des travailleurs en tant que personnes. Cela d’autant plus que, comme cela a été rappelé plus haut, le travail constitue une dimension de la réalisation de soi, et donc le droit à un travail digne, est un droit fondamental.