Les dialogues de pédagogies radicales abordent une thématique de la pédagogie critique sous forme de dialogues. Le texte ci-dessous est consacré à l’éthique des pédagogues critiques.

Demande : Peut-on dessiner un portrait type d’un-e pédagogue critique ?

Réponse : Cela n’a pas de sens. Il n’y a pas une manière d’être un ou une pédagogue critique. C’est ce que Paulo Freire exprime clairement lorsqu’il dit qu’il ne s’agit pas de le copier, mais de le réinventer. La pédagogie critique ne consiste pas dans une application d’une « méthode Freire ». Ce n’est pas un moule.

La pédagogie critique c’est une voie qui se trouve à l’articulation entre ce que chacun est en tant que personne et un engagement collectif vers la justice sociale. La pédagogie critique relève à la fois de l’éthique et de la politique.

Etre un ou une pédagogue critique, c’est donc parvenir par la réflexion et la pratique à déterminer son propre style de pédagogie critique.

D : Pourquoi alors écrire sur ce qu’est un-e pédagogue critique s’il n’y a pas de modèle type ?

R : C’est qu’il ne s’agit pas de faire un portrait type, mais l’écriture même peut-être considérée pour un ou une pédagogue critique comme un « exercice spirituel ».

Pour le philosophe Pierre Hadot, l’exercice spirituel désigne une pratique – telle que la réflexion, la lecture ou l’écriture – qui doit nous aider à mettre en œuvre une manière d’être. Cela signifie que le fait d’écrire ce que peut être un pédagogue critique amène celui ou celle qui le fait à s’interroger sur la manière dont il ou elle peut s’exercer à être un-e pédagogue critique.

Selon Xavier Pavie, dans son ouvrage sur Les exercices spirituels, les philosophes cyniques disaient qu’il s’agit d’être toujours en dialogue avec soi-même. De ce fait, l’écriture sous forme de dialogue peut être considérée comme une forme d’exercice spirituel qui s’accorde avec la conception dialogique qui occupe une place importante dans la pédagogie critique.

D : En quoi l’exercice spirituel peut être une pratique qui s’inscrit dans un agir éthique et non agir technique ?

R : Michel Foucault a redéfini les exercices spirituels comme des « techniques de soi », des techniques de production de soi. Pourtant, c’est une conception discutable dans la mesure où les anciens distinguent la poiesis et la praxis. La poiesis et la techne sont tournées vers la production efficace. Il s’agit d’une action instrumentale. Une technique de soi, c’est une action efficace pour produire un résultat. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans le développement personnel managérial.

Or la praxis n’est pas une action que l’on fait pour atteindre un but sans considération des moyens. La praxis est une action qui a une valeur en soi. L’action elle-même, et non son but seulement, a une valeur. L’action bonne est à elle-même sa propre fin. Vouloir bien agir (viser une certaine perfection) – soit sur le plan éthique ou/et esthétique – peut-être un objectif en soi.

D : Que penser, relativement à la pédagogie critique, de cette affirmation du philosophe Stanley Cavell (reprise par Sandra Laugier) : « la philosophie est l’éducation des adultes » ?

R : Puisque la pédagogie critique constitue une praxis (action-réflexion-action) qui se trouve à l’articulation de l’éthique et de la politique, une éducation qui vise l’engagement pour la justice sociale, une telle affirmation peut y trouver une résonance. En effet, cela signifie que la lecture des philosophes peut constituer un exercice spirituel qui nous aide à mieux savoir quel type de personnes nous souhaitons être sur le plan éthique et comment et dans quel but nous souhaitons nous engager sur le plan socio-politique.

Ce n’est pas le seul type de lecture possible, mais cela en est une. Il y a d’autres vecteurs possibles en fonction de la personnalité de chacun : la littérature, le cinéma… peuvent jouer également ce rôle. D’ailleurs, Cavell a travaillé sur le cinéma et Laugier sur les séries télévisées.

D : Paulo Freire accorde une grande importance à ce qu’il appelle la cohérence ou la consistance : la « cohérence entre ce que j’écris, je dis et je fais ». Quel est le rôle des valeurs dans cette cohérence ?

R : Déjà, on peut remarquer la place de l’écriture. Ecrire oblige à réfléchir à ce que l’on va dire et faire. Cela évite d’être trop inconstant et incohérent dans sa vie. Donc on retrouve le rôle de l’écriture comme « exercice spirituel ».

Or la base de l’agir éthique des pédagogues critiques, c’est effectivement la recherche de cohérence (ou congruence). On peut rapprocher cela de l’exigence éthique dans le féminisme. On ne peut pas être un homme pro-féministe en se contentant de paroles et en se comportant par ailleurs comme un macho. On voit donc que dans le féminisme, il y a une articulation entre l’éthique personnelle – la manière d’être individuelle – et l’engagement politique.

Le premier pas pour entrer dans une démarche de pédagogue critique, c’est donc de réfléchir aux valeurs qui sont importantes pour soi en tant que personne. Cela implique une réflexion, nourrie de lectures et de discussions, mais également sous la forme écrite.

Le psychologue existentialiste Viktor Frankel appelle spiritualité, une existence qui est orientée par des valeurs. De manière générale, pour l’existentialisme athée, l’authenticité consiste à être capable de formuler et de mettre en œuvre un projet existentiel dans un monde privé de sens. Cette dimension spirituelle de la pédagogie critique est par exemple très présente chez bell hooks.

C’est en cela que les exercices de clarification de valeur de Rath, Harmin et Simon, peuvent apparaître comme une forme d’exercices spirituels.

D : Sur ce plan, quelle place occupe le fait d’être capable de faire entendre sa propre voix ?

R : Pour un philosophe comme Charles Taylor, l’aspiration à l’authenticité, à vouloir être soi-même, est une caractéristique du sujet moderne. On retrouve cette aspiration chez les philosophes transcendentalistes – comme Thoreau ou Emerson – jusque par exemple chez bell hooks. Il s’agit de faire entendre sa « voix propre ».

Cette thématique de faire entendre sa voix propre est importante à plusieurs égards. Elle a rapport avec le courage moral – développer la capacité à faire entendre une voix dissidente -, mais elle a également rapport avec la cohérence. En effet, un des tests éthiques, comme le souligne Rawls (mais également les exercices de clarification de valeurs), c’est la capacité à pouvoir exposer ses valeurs, ses règles d’action ou ses actions publiquement.

Que ce soit pour des philosophes de l’Antiquité ou pour des éthiciens contemporains, la capacité à pouvoir dire publiquement ce que l’on pense réellement ou à rendre compte publiquement de la manière dont on agit, est un test éthique.

On peut remarquer au contraire dans la vie qu’il y a des personnes qui sont toujours plus ou moins en train d’agir en dissimulant leurs actions à telles ou telles personnes, des individus qui en réalité agissent en sachant très bien qu’ils ou elles n’assumeraient pas publiquement leurs pensées, leurs paroles ou encore leurs actions.

D : Mais en soi, si être un ou une pédagogue critique, c’est juste agir selon ses valeurs, est-ce que ce n’est pas une définition trop générale ? En effet, on peut agir selon des valeurs individualistes ou réactionnaires.

R : Effectivement, la recherche d’authenticité ne peut pas suffire à caractériser l’action des pédagogues critiques. C’est une condition sine qua non, mais non pas une condition suffisante. L’action des pédagogues critiques se trouve à l’articulation entre l’éthique individuelle et l’action collective de justice sociale.

Cela renvoie à la notion d’individualité chez le penseur libertaire Gaston Leval qu’il oppose à l’individualisme. L’individualisme renvoie pour lui à des personnalités comme celle de Max Stirner qui affirmait par exemple : « Dieu et l’Humanité n’ont basé leur cause sur rien, sur rien qu’eux-mêmes. Je baserai donc ma cause sur Moi : aussi bien que Dieu, je suis la négation de tout le reste, je suis pour moi tout je suis l’Unique ».

Au contraire, l’individualité désigne pour Leval, le fait de se réaliser soi-même dans une action tournée vers autrui. Il cite à cet égard par exemple Louise Michel dont il affirme qu’elle a été une plus grande individualité que Stirner et son égoïsme.

D : En quoi les pédagogues critiques se distinguent d’autres conceptions qui impliquent également un projet de justice sociale ?

R : Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés effectue une critique de la pédagogie bancaire, et plus généralement des actions anti-dialogiques. Ce sont des actions qui réifient les autres personnes. Car ce sont des actions qui relèvent de l’agir technique : cela veut dire que les personnes sont réduites à des instruments pour réaliser des buts qui peuvent être par exemple politiques.

C’est là encore une différence avec Michel Foucault qui affirme que le souci de soi précède le souci des autres. Dans l’éthique de la pédagogie critique, comme dans beaucoup d’auteurs de la tradition libertaire, on a plutôt une co-implication entre le souci de soi et le souci des autres. C’est ce que l’on a vu précédemment avec la distinction entre individualisme et individualité.

Pour Paulo Freire, la pédagogie critique implique des vertus. La vertu c’est une qualité développée par une personne à force d’exercice. En ce qui concerne la pédagogie critique, il considère que l’une des vertus est l’amour. Chez Paulo Freire, cela désigne une forme de relation à l’autre qui justement ne le réifie pas.

Un ou une pédagogue critique, c’est donc une personne qui s’exerce à avoir une action qui ne relève pas de l’agir technique, mais de l’agir éthique. Ou plus exactement, c’est une personne qui va normer l’agir technique par un agir éthique. Dit autrement, c’est une personne qui ne considère pas que l’efficacité soit la seule valeur ou la valeur première de son action.

A l’inverse, le capitalisme est caractérisé par la domination de la raison instrumentale. Avec le capitalisme néolibéral, on assiste à une extension des normes managériales d’efficience économiques à d’autres champs : service public de la santé, éducation, travail social, milieu associatif…

Donc, les pédagogues critiques, ce sont des personnes qui résistent individuellement et/ou collectivement à l’extension de la domination de la rationalité instrumentale.

D : En quoi peut-on dire que l’activité éducative relève d’un agir éthique pour un ou une pédagogue critique ?

R : Une des difficultés de l’action éducative est que la personne dont le métier est d’enseigner et d’éduquer a pour mission la formation d’une personne et non pas seulement la transmission d’un contenu. Ou plutôt qu’à travers la transmission d’un contenu, elle a également un projet éducatif. Dans le cas de la pédagogie critique, Paulo Freire parle d’un projet éthico-politique.

La question est alors : comment peut-on mettre en œuvre un projet ethico-politique tout en laissant aux apprenants la liberté de devenir eux-mêmes ?

Cela passe par le fait que le ou la pédagogue critique est avant tout une personne qui recherche une cohérence entre ses paroles et ses actions. Les auteurs libertaires parlaient de « propagande par l’exemple ». C’est par la cohérence entre discours et pratiques que les idées se répandent, plus que par des discours dogmatiques.

D : Pour en revenir, à l’agir technique et à l’agir éthique, est-il possible d’expliciter un peu plus cette question ?

R : Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas utiliser de techniques. Il y a toute une réflexion que l’on peut avoir sur les techniques. On peut distinguer entre les techniques aliénantes et les outils conviviaux comme le fait Illich. On peut également remarquer comme le fait Ellul que toute technique n’est pas neutre, mais ambivalente : elle peut avoir des effets positifs ou négatifs.

Cependant en réalité, on ne se situe pas au fond du problème. La vraie difficulté provient dans notre société de la domination de l’agir technique. Il s’agit du fait que l’on devrait penser et agir avant tout selon la modalité : moyens efficaces pour atteindre un but.

La pédagogie critique est une résistance à cette domination de la pensée technicienne. Cela consiste à penser et agir selon d’autres valeurs que les valeurs techniciennes.

Ce que Paulo Freire critique dans la pédagogie bancaire, c’est la réification par l’idéologie technicienne qui fait passer au second plan le respect de la personne humaine.

D : En quoi y-a-t-il un rapport entre la critique de l’idéologie technicienne, de la domination de l’agir technique et la lutte contre les discriminations ?

R : En fait, dans les trois cas, ce qui est caractéristique, c’est la réification de l’être humain. La discrimination c’est une situation où une personne ou un groupe de personne se trouve réifié, ne sont plus considérés comme des êtres humains d’une égale valeur.

Or dans les situations où la pensée technicienne domine, où la recherche d’efficacité domine sur le respect des personnes, il y a toujours un risque que cela conduise à des discriminations.

Par exemple, si le but est d’être le plus efficace et le plus performant, les personnes qui vont apparaître comme des obstacles à cela, par exemple les personnes en situation de handicap, on va les laisser de côté.

Il faut comprendre de la logique utilitariste de l’efficacité et la logique des droits humains ne sont pas intrinsèquement compatibles entre elles1. L’utilitarisme peut conduire à sacrifier le droit des personnes à la recherche d’efficacité.

Beaucoup de dilemmes éthiques professionnels chez les enseignants proviennent d’une tension entre la recherche de l’efficacité et le principe de non-discrimination de certains élèves.

D : L’éthique du ou de la pédagogue critique, c’est l’éthique de la critique.

R : Effectivement, cela veut dire d’avoir toujours le souci de prendre le temps de réfléchir à un moment, de s’arrêter pour réfléchir, et se dire : là dans cette situation, quel est le groupe social qui est opprimé et invisibilisé ?

Cela c’est vraiment une spécificité de l’éthique du pédagogue critique. C’est là où l’on reconnaît les pédagogues critiques par rapport à d’autres conceptions de l’action professionnelle ou militante.

D : Cela conduit naturellement à une autre dimension de l’éthique des pédagogues critiques qui est l’éthique des allié-e-s.

R : Oui, c’est là un point important car comme l’a énoncé Paulo Freire « personne ne se libère seul ». Car la libération implique une transformation sociale.

L’éthique de l’allié-e, cela suppose que la pédagogie critique n’est pas centrée uniquement sur la salle de classe : l’alliance c’est une alliance entre pédagogues et apprenant-e-s, avec les familles, avec les collègues.

La notion d’éthique là encore est une dimension importante. Car il y a une éthique à respecter dans l’alliance. On ne peut pas bâtir des alliances viables sur l’instrumentalisation et la manipulation.

D : On l’a vu l’action du ou de la pédagogue critique déborde la salle de classe. Elle implique également pour être cohérente un engagement dans l’action syndicale et/ou les mouvements sociaux en général.

R : La pédagogie critique, c’est un engagement radical. On ne peut pas être pédagogue critique juste dans une salle de cours. Etre pédagogue critique, c’est un engagement dans une citoyenneté radicale. On appelle « citoyenneté radicale », une citoyenneté qui s’inscrit dans des formes d’action politiques non-conventionnelles portées par des mouvements sociaux d’émancipation.

Cela veut dire également que l’éducation ne s’arrête pas à la salle de classe, qu’elle déborde l’éducation scolaire formelle. On trouve ainsi des pratiques éducatives dans les mouvements sociaux.

C’est d’ailleurs ce que met en lumière Pouget dans sa brochure sur l’action directe syndicaliste :

« L’action directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir. Elle se caractérise par la culture de l’autonomie, l’exaltation de l’individualité, l’impulsion d’initiative dont elle est le ferment. Et cette surabondance de vitalité, d’expansion du « moi », n’est en rien contradictoire avec la solidarité économique qui lie les travailleurs entre eux, car loin d’être oppositionnelle à leurs intérêts communs, elle les concilie et les renforce : l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente ».

Comme on peut le constater, on reconnaît ici l’éthique libertaire de l’individualité qui considère que celle-ci se développe d’autant plus qu’elle s’exprime dans une action collective de transformation sociale.

1Billier, Jean-Cassien. « I – Objections anti-utilitaristes », , Introduction à l’éthique. Presses Universitaires de France, 2014, pp. 143-163.