Les dialogues de pédagogies radicales abordent une thématique de la pédagogie critique sous forme de dialogue. Le texte ci-dessous porte sur l’agir technique et les agirs éthiques : qu’est-ce qu’un agir technique ? En quoi l’hégémonie de l’agir technique est problématique ? Comment à l’inverse développé l’agir éthique et non pas limiter son existence à l’agir technique ?

Demande : Peut-on revenir sur la notion d’agir technique ? Pourquoi effectuer une critique de la domination de l’agir technique ?

R : Il faut bien le rappeler en effet, il ne s’agit pas de dire que l’agir technique n’a pas sa place dans l’existence humaine. On sait très bien que l’une des manières de définir l’être humain a été de le considérer comme un « homo faber ». Il se distinguerait des autres animaux par sa capacité à fabriquer des outils.

Mais ce que soulignent un certain nombre d’auteurs, que ce soit Heidegger, Arendt ou Habermas, entre autres, c’est comment le mode de pensé technicien et l’agir technique sont devenus dominant dans notre société au détriment par exemple de l’action (la praxis). Pour Arendt, l’être humain se caractérise au contraire par son engagement politique.

Mais cette thématique de la domination de la raison instrumentale qui caractériserait le capitalisme et l’État bureaucratique a surtout été mis en valeur par les théoriciens de l’Ecole de Francfort à la suite de Max Weber. Comme le souligne également Habermas, avec l’idée de « colonisation du monde vécu », ce n’est pas seulement le marché économique ou l’administration qui sont dominés par la rationalité instrumentale, c’est également notre vie privée. On peut pour cela prendre l’exemple du temps : il faut optimiser son temps, le rationaliser…C’est par exemple l’objet de l’ouvrage Accélération(2010) du sociologue Hartmut Rosa.

Qu’est-ce que c’est l’agir technique ? C’est une forme d’agir qui est orientée vers l’efficacité. Il s’agit d’utiliser les moyens les plus efficaces pour atteindre un but. Cela renvoie pour les grecs aux notions de techne ou de poiesis :production, faire efficace.De manière générale, on utilise un objet technique parce qu’il est efficace. Il ne s’agit pas de dire que la rationalité instrumentale doit être bannie de l’existence humaine. Il s’agit plutôt de s’interroger sur son extension et sa tendance à dominer de manière hégémonique sur toutes autres formes de penser et d’agir.

D : En quoi cet agir technique, caractérisé par une rationalité instrumentale, a à voir avec l’utilitarisme ?

R : Il faut distinguer deux types principaux d’utilitarisme : l’utilitarisme économique et l’utilitarisme moral (ou éthique utilitariste). L’utilitarisme économique raisonne à partir de l’individu, c’est la base de la théorie économique néo-classique, tandis que l’utilitarisme moral raisonne à partir du bien être collectif, cela va plutôt dans le sens d’un welfare state.

Mais les deux formes d’utilitarisme ont pour point commun de reposer sur un calcul d’intérêt où il s’agit d’optimiser les moyens en vue d’une fin. En cela, comme on peut le voir, l’utilitarisme est caractérisé par la rationalité instrumentale.

D : Mais est-ce que cette critique n’est pas trop large ? Si la domination de la rationalité instrumentale caractérise la technocratie (pour reprendre le terme de Simone Weil qui désigne à la fois le capitalisme et l’État par cette notion), dans ce cas, est-ce que cela nous permet véritablement de penser les évolutions actuelles du capitalisme néolibéral ?

R : Ce qui est vraiment caractéristique de la phase actuelle du capitalisme, c’est la domination de la logique de l’efficacité managériale. Il s’agit d’imposer à un ensemble de secteurs d’activité des instruments de gestion qui ont été produit pour parvenir à l’efficience dans les systèmes économiques privés : « faire plus avec moins ». On va donc mettre en place ces modes de gestion dans le secteur public, mais également dans le secteur associatif.

Une autre caractéristique de la phase actuelle, c’est le recours aux technologies numériques. Ce qu’analyse Eric Sadin dans ces ouvrages. La domination de la rationalité instrumentale se resserre encore davantage avec la domination de la logique algorithmique.

On peut également souligner le recours aux politiques publiques par les preuves. Cela veut dire le recours à des méthodes d’expérimentation techno-scientifiques pour orienter les politiques publiques que ce soit en santé ou dans l’éducation par exemple.

On peut citer également « l’altruisme efficace », issu de la philosophie de l’utilitariste Peter Singer. Il s’agit de considérer que toute action sociale à visée altruiste doit se plier à la rationalité utilitariste. Cela doit par exemple s’appliquer dans le domaine de l’humanitaire.

Comme on le voit, il y a différentes tendances actuellement à accentuer davantage encore la domination de la rationalité instrumentale. Ce n’est pas une tendance qui se maintient simplement ou même qui régresserait. On perçoit bien que c’est la logique qui oriente intrinsèquement le système. C’est vraiment la dimension fondamentale par delà la diversité des mises en œuvre : l’obsession de l’efficience.

D : Il y a un autre point aussi qui peut apparaître discutable dans la critique qui est faite de la rationalité instrumentale, c’est la dimension qui porte sur le travail. Peut-on dire que la sphère du travail, relevant de l’agir instrumentale est vouée à l’aliénation, alors que la sphère de la liberté se trouverait dans l’action politique ?

R : C’est effectivement la critique que l’on peut faire à Arendt. Elle oppose le travail et l’action. Une telle conception renvoie à une vision du monde qui était celle de la société grecque où le travail était réalisé par des esclaves, pour que les citoyens libres puissent avoir le loisir de se consacrer à l’action.

Néanmoins, on ne peut pas comme le font Arendt et Habermas réduire le travail à l’agir instrumental. C’est ce qu’a très bien montré Christophe Dejours en disant que le travail était aussi un espace d’élaboration de normes déontiques.

C’est pourquoi d’ailleurs il existe des éthiques professionnelles plus ou moins explicitées. Les travailleurs et travailleuses sont attachées à certaines valeurs dans la réalisation de leur travail. Ils ou elles ne cherchent pas simplement à produire une action efficace.

Le vrai problème, c’est comment la rationalité instrumentale tend à coloniser de manière hégémonique l’ensemble des sphères de l’activité humaine : production économique, la vie privée, l’action politique ou militante, l’action associative…

D : Pour s’en tenir à la question de la relation éducative. Peut-on faire une distinction entre agir technique techno-scientifique et un agir technique artisanal ?

R : On peut effectivement distinguer deux types d’agir technique. Il y a un agir techno-scientifique qui a été critiqué par Henry Giroux comme conduisant à la prolétarisation des enseignants car il est la conséquence d’une industrialisation de l’éducation. Cela veut dire que l’enseignant est conduit à appliquer des tâches sans participer à la conception, les élèves sont soumis à des tâches parcellisées… Le numérique peut-être un vecteur pour imposer ce type d’enseignement techno-scientifique.

L’agir technique artisanal ressemble davantage aux outils conviviaux d’Illich. Les professionnels créent eux-mêmes leurs outils. C’est donc un vecteur de renforcement de leur autonomie. Les outils conviviaux dans le domaine du numérique, cela peut être les logiciels libres.

Mais la critique de l’agir technique va au-delà, elle consiste à ne pas réduire la relation d’enseignement à des problèmes techniques qui doivent recevoir des réponses techniques. Etre un enseignant, ce n’est pas seulement chercher des outils didactiques efficaces pour répondre à un problème technique.

C’est pour cela qu’il est préférable de considérer que la pédagogie relève de l’agir éthique et que l’agir technique, c’est le domaine de la didactique.

D : Mais ne peut-on pas dire que les outils, par exemple les outils conviviaux, sont un vecteur d’émancipation ?

R : On peut considérer qu’il y a une illusion à penser que la technique peut être libératrice. On peut faire un parallèle avec les drogues. D’ailleurs, Stiegler qualifie la technique de pharmakon, ce qui en grec désigne la drogue qui peut à la fois guérir (médicament) et tuer (poison).

On peut considérer qu’une drogue asservi : on peut effectivement développer une addiction à un produit. On peut également se poser des questions sur le caractère aliénant de la technique.

Mais même lorsqu’une drogue est utilisée pour guérir, il ne semble pas légitime de dire qu’elle nous libère. Elle nous libère de la maladie. Mais en soi, est-ce que la santé suffit à donner un sens à notre existence ?

Il y a des penseurs comme Aldoux Huxley qui dans les années 60 ont pensé que des drogues comme le LSD avaient une vertu libératrice, quelle nous amèneraient à des états de conscience supérieur.

Mais au fond, on voit bien que c’est une illusion. Va-t-on réellement confier à un produit, à une technique, notre libération ?

Pour Paulo Freire, à la suite de Marx, la libération est l’oeuvre des êtres humains. C’est la praxis de transformation sociale. C’est la transformation des conditions socio-historiques qui est la condition de possibilité de la libération sociale.

L’éducation a ainsi un double rôle celui de libération de la personne, car elle lui permet de se réaliser, et par la conscientisation, de vecteur d’émancipation sociale. Ce qui est spécifique à Paulo Freire, c’est d’avoir pensé qu’il était possible que l’éducation articule l’émancipation individuelle et l’émancipation sociale.

D : On peut dire que l’on commence à peu près à voir en quoi consiste l’agir technique, sa logique. Mais en quoi cela a-t-il un rapport avec la pédagogie critique ?

R : Le terme critique, dans pédagogie critique, renvoie à la théorie critique de l’Ecole de Francfort. De fait, il existe dans la pédagogie critique une orientation qui la porte à critiquer l’industrialisation de l’éducation et la domination de la rationalité instrumentale en éducation.

Dans l’oeuvre de Paulo Freire, cette critique de la domination de la rationalité instrumentale, de l’agir technique ou encore de l’utilitarisme, se retrouve à travers la critique de la réification.

En effet, dans une vision instrumentale du monde, toute réalité, que ce soit la nature, les animaux ou les êtres humains, peuvent devenir des instruments en vue d’une fin.

De fait, Paulo Freire critique plusieurs formes de réification. Il critique la réification opérée par la colonisation et/ou le capitalisme qui traitent les personnes comme des instruments pour réaliser du profit.

Mais plus original, il critique la réification dans la relation éducative. Ce qu’il appelle pédagogie bancaire, c’est une relation d’enseignement dans laquelle l’apprenant se trouve réifié. Ce qui veut dire traité comme un objet et non plus comme une personne.

Enfin, il critique la réification dans l’action militante. Cela veut dire le fait de traiter les opprimés comme des instruments pour qu’une élite militante réalise un projet révolutionnaire quitte à recourir à la manipulation par exemple.

D : On comprend que le problème c’est une sorte de « totalitarisme technique » (Charbonneau), ce qui veut dire une tendance, au sein de la société technocratique, à nous contraindre à penser et à agir uniquement selon une logique technique. C’est cette contrainte hégémonique dans la pensée et dans l’action qui est critiquée. Cela dit, qu’est-ce que c’est inversement l’agir éthique ?

R : Il n’y a pas « un » agir éthique. C’est là d’ailleurs un élément important. Les théories politiques libérales nous disent qu’une société libérale se caractérise par la pluralité du bien. Or si admet qu’il y a une tendance à la colonisation de l’existence par la rationalité instrumentale, et en particulier par l’utilitarisme, on s’aperçoit que cette pluralité libérale tend en réalité à être niée.

Les sociétés libérales économiquement ne se caractérisent pas par la possibilité de choisir sa manière de vivre, mais par une contrainte à se comporter comme un « homo eoconomicus » et en particulier à être un ou une productrice et un ou une consommatrice.

La critique de la domination de la rationalité instrumentale, imposée en particulier par le marché capitaliste et l’administration bureaucratique, ne vise pas à imposer une forme d’agir éthique, mais à permettre l’existence d’une pluralité d’agir éthique.

On le voit par exemple dans le travail d’Alain Caillé, fondateur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), Dans son ouvrage, pour Une théorie anti-utilitariste de l’action (2009), il distingue quatre pôles de l’action : l’intérêt/l’aimance, obligation/liberté.

Cette idée qu’il y aurait plusieurs logiques d’action, on la retrouve également par exemple chez Hirschman, qui contrairement à Olson concernant l’action collective, distingue trois comportements possibles : voice, exit, loyaulty.

C’est également le cas de la sociologie pragmatique qui distingue une pluralité de cités et de régimes d’action.

D : Si on s’en tient à la question de l’agir éthique dans la relation d’enseignement, on peut par exemple penser à la relation de soin chez Carl Rogers avec trois dimensions : la congruence, l’écoute empathique et l’acceptation inconditionnelle. Que penser de cette approche ?

R : La conception de Carl Rogers est effectivement intéressante, car la pédagogie non-directive ou centrée sur la personne, constitue un agir éthique et non un agir technique.

En revanche, il est tout à fait significatif que l’on ait voulu transformer par exemple l’écoute active dans des formations en un agir technique. Par exemple, en ajoutant « je comprends » à la suite des propos de l’interlocuteur pour lui donner l’impression d’une écoute empathique, alors qu’il ne s’agit que d’une technique. C’est tout à fait caractéristique de ce qu’on appelle le développement personnel : on y recherche des techniques efficaces pour atteindre un mieux être.

Néanmoins, Paulo Freire et Donaldo Macedo ont critiqué l’approche de Rogers par le fait qu’elle tend à réduire la relation pédagogique à une relation thérapeutique et à en dépolitiser les enjeux en termes d’inégalités sociales.

D : On peut peut-être voir également dans la pédagogie féministe du care, développée entre autres par Bérénice Fischer, une pédagogie qui s’appuie non sur un agir technique, mais sur un agir éthique ?

R : Effectivement, le care constitue bien un agir éthique et non technique. Avec l’approche par le care, nous avons effectivement un exemple possible d’un agir éducatif qui est un agir éthique et non pas un agir technique. Il est à cet égard significatif de considérer la place qu’occupe le care dans la critique de la managérialisation du soin.

La limite du care tient aux différentes approches auxquelles elle peut donner lieu. Il y a des pédagogies du care qui conservent une dimension politique et d’autres qui dépolitisent la question.

Par exemple, l’éthique relationnelle, développée par Christophe Marsollier, fait appel à des notions telles que la bienveillance ou le care, mais sans dimension de critiques politiques.

Une approche dépolitisée, c’est une approche qui ne met pas en lien les relations sociales et les rapports sociaux. C’est une approche qui se limite au niveau micro-social des relations sociales.

D : On peut donc dire que ce qui caractérise Paulo Freire, c’est le fait qu’il va articuler la question de l’agir éthique à l’agir politique ? Il s’intéresse à la praxis à la fois comme pratique éthique et comme action politique.

R : Il y a une notion qui est assez difficile à comprendre chez Paulo Freire, c’est celle d’ « amour ». (Comme on l’a rappelé précédemment, par exemple pour Alain Caillé, le pôle de l’intérêt et le pôle de l’aimance s’opposent). Cette notion d’amour occupe une place aussi très importante dans l’oeuvre de bell hooks.

Pour le comprendre, il faut se détacher de ce que l’on met habituellement sous ce terme « amour » pour essayer de le comprendre dans le réseau des concepts qu’utilise Freire.

Paulo Freire reprend cette thématique de l’amour entre autres du psychanalyste marxiste Erich Fromm. Paulo Freire reprend en particulier deux notions de cet auteur : nécrophile et biophile.

La réification est une relation nécrophile. En effet, dans la réification l’autre est traité comme un objet. Il n’est plus considéré comme un être vivant ou comme une personne.

A l’inverse, la biophilie, c’est l’amour de la vie. Les oppresseurs, qui réifient ceux qui les entourent, sont des être nécrophiles. A l’inverse, pour Paulo Freire, les vrais révolutionnaires sont nécessairement « biophiles ».

Donc l’amour, chez Paulo Freire, c’est une relation à l’autre qui ne le réifie pas, qui implique de le considérer comme une personne. Aimer quelqu’une personne, ce n’est pas la traiter comme un objet.

L’amour, pour Paulo Freire, c’est une vertu comme il l’explique dans sa conférence sur Les vertus de l’éducateur progressiste (1988). C’est donc une qualité que l’on acquiert par l’exercice. Ce n’est pas une tendance ou un sentiment spontané. Il le dit : c’est difficile d’aimer.

Pour que cette relation soit possible, il faut lutter contre la réification tend au niveau macro-social, qu’institutionnel, que micro-social. On ne peut pas se contenter de lutter contre la réification en s’en tenant au niveau micro-social des relations humaines, car la réification est un effet des rapports sociaux.

Au niveau de la pratique enseignante, se comporter de manière mécanique dans son enseignement, c’est un comportement réifié. L’inverse du cours mécanique, c’est le cours qui est vivant. C’est un cours où l’enseignant-e se comporte comme un être vivant – non comme un ou une zombie – et où les élèves peuvent eux aussi être considérés comme des personnes vivantes.

Le problème, c’est que pour réaliser cela, il n’y a pas de recettes. Car s’il y avait des recettes et des techniques, on retomberait dans l’automatisation et dans la technique.

C’est pourquoi la seconde vertu pour Paulo Freire est la consistance. On ne peut parvenir à mettre en œuvre une relation vivante aux autres qu’en étant soi-même, en ayant le courage d’être soi-même. C’est le point de départ pour réaliser une relation vivante.

Mais là, la difficulté, c’est qu’il faut savoir quelle personne l’on veut être. Il faut travailler à être ce type de personne. Parce qu’être soi-même n’est pas un donné. Cela suppose un travail sur soi. C’est ce que les philosophes appellent le perfectionnisme éthique, ou plus simplement le méliorisme. L’effort que l’on fait pour réaliser le meilleurs de soi.

Comme tout cela demande un effort, un travail, la troisième vertu de l’éducateur /trice progressiste, selon Paulo Freire, c’est la patience. Il faut de la patience pour réussir à se construire comme une personne consistante et il faut également de la patience pour agir de manière « biophile ».