Les dialogues de pédagogies radicales reviennent sur une thématique de la pédagogie critique. Le texte ci-dessous est consacré à l’écriture dialogique. En effet, l’une des manière d’écrire afin de développer la réflexion éthique d’une personne, peut être de s’entrainer à écrire sous forme dialogique de manière à s’entrainter à prendre en compte différents points de vue, des objections. 

1. Le dialogue chez Paulo Freire

Demande : Le dialogue est une notion centrale de la pédagogie et de la philosophie de Paulo Freire. Peut-on revenir brièvement sur ce point ?

Réponse : La notion de dialogue est développée par Paulo Freire à partir des œuvres de Martin Buber et de Karl Jaspers. Cela renvoie à une construction du sujet, qui n’est pas monologique (comme chez Descartes ou Sartre), mais qui est dialogique. Mais, la notion de dialogue n’a pas uniquement un impact sur la philosophie du sujet, de la conscience et de l’esprit chez Paulo Freire.

Le dialogue a également une portée morale. En effet, l’action dialogique est une action dans laquelle chacun est considéré comme une personne et ce qui évite la réification. C’est en cela que le dialogue s’oppose à la pédagogie bancaire. Il s’oppose également aux pratiques anti-dialogiques : la manipulation, la division, la conquête et l’invasion culturelle. Enfin, le dialogue chez Freire, comme chez Habermas, a une portée démocratique. En effet, la démocratie repose sur une éthique de la discussion.

Il y a également sans doute une source du dialogue, qui est moins explicite dans les références de Freire, c’est l’approche socratique. Car les animateurs/trices culturels sont sensés mettre en œuvre une forme de dialogue problématisant. Cela signifie un dialogue caractérisé par un questionnement qui favorise le processus de conscientisation, plutôt que de faire des monologues révolutionnaires.

D : Paulo Freire a d’ailleurs eu recours lui-même au dialogue comme forme d’expression, n’est-ce pas ?

R : Il a participé à plusieurs ouvrages qui sont rédigés comme des dialogues avec d’autres interlocuteurs. On peut citer entre autres : El miedo y la audacia.; Río de Janeiro: Continuum, 1987. (1996) (avec Ira Shor)  ou encore Por una pedagogía de la pregunta. Ediciones del CREC. (avec Antonio Faundez).

2. Le dialogue en philosophie

D : La forme dialogique est une forme très ancienne en philosophie, mais relativement tombée en désuétude aujourd’hui, n’est-ce pas ?

R : Effectivement, on l’a rappelé avec Socrate, mis en scène dans les ouvrages de Platon, le dialogue a été très longtemps utilisé dans l’histoire de la philosophie, jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Depuis, c’est une forme qui est tombée en désuétude et qui n’est plus mise en oeuvre que dans de rares cas, souvent à des fins didactiques. On peut citer par exemple l’ouvrage de Pascal Engel : « La Dispute Une Introduction À la Philosophie Analytique. » (1997).

On peut remarquer également que l’écriture de dialogues était également autrefois un sujet au baccalauréat de philosophie ou aux épreuves d’agrégation, et que cela a disparu. Ce qui montre la désuétude dans laquelle est tombée cette forme d’écriture.

La fonction du dialogue était de mettre en scène le plus souvent deux ou plusieurs positions philosophiques afin de les exposer, voir de pouvoir les réfuter pour défendre sa propre position. C’est par exemple le cas dans Les nouveaux essais sur l’entendement humains de Leibniz qui est une réfutation de l’ouvrage de John Locke. Parfois, le dialogue peut également adopter une forme plus ouverte, plus sceptique, c’est le cas dans les dialogues aporétiques de Socrate, ou encore dans Dialogues sur la religion naturelle de Hume.

D : On fait souvent reproche au discours philosophique d’être rédigé dans une forme absconde. Est-ce toujours le cas ?

R : On peut remarquer que jusqu’au XVIIe/XVIIIe siècle, certains philosophes sont au contraire des modèles de clarté dans l’expression (si on excepte le fait que la langue a vieilli) : c’est le cas par exemple de Descartes ou de Rousseau.

Aujourd’hui, il y des auteurs, plutôt de tradition analytique, qui arrivent à maintenir un très haut niveau de clarté, avec une exposition rigoureuse des arguments. Ce n’est pas uniquement le cas de philosophes anglo-saxons. On peut penser en France à Ruwen Ogien, mais aussi en Allemagne, à Markus Gabriel.

Il y a différents types d’écriture en philosophie. Il y a des types d’écriture plus métaphorique, qui se rapproche davantage de la poésie. On n’attend pas alors la clarté, mais que cela donne à penser. Il y a un style d’écriture plus argumentatif qui lui s’accompagne d’une plus grande recherche de clarté, de distinction.

Si l’objectif de l’écriture dialogique est la clarté, alors il faut adopter une forme qui soit argumentative. Mais on peut très bien imaginer également des dialogues qui reposent sur un mode d’écriture plus littéraire dans la mesure où le dialogue est également une forme de la littérature. Dans ce sens, on peut penser Au supplément du voyage de Bougainville de Diderot, qui est tout autant un dialogue littéraire que philosophique.

D : En quoi, l’écriture sous la forme de dialogue peut encore présenter un intérêt pour une réflexion philosophique ?

R : Dans Le Théétète, Socrate affirme que « la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même ». En soi, le dialogue serait la forme même de la pensée philosophique dans son mouvement de construction. Le dialogue permet de mettre en scène à la fois des questions de clarification du propos, mais également des objections qui peuvent être faites à une thèse. Il permet de maintenir un certain dynamisme dans la rédaction de la pensée.

3. La rédaction du dialogue

D : Il y a certainement plusieurs manières de rédiger un dialogue selon des visées différentes. Certaines peuvent être plutôt littéraires et s’éloigner d’une forme trop didactique. Mais il peut y avoir également un objectif d’atteindre une plus grande clarté d’exposition du propos. Peut-on justement revenir sur les procédés d’écriture qui peuvent favoriser cet objectif de clarté ?

R : On peut en effet sans doute distinguer différents procédés didactiques parmi lesquels :

– Le premier, ce sont les questions expositives. Ce sont des questions qui amènent une réponse qui vise à présenter un point de doctrine. Il peut y avoir différentes questions expositives qui s’enchaînent de manière logique dans un jeu de questions/réponses afin d’avoir une exposition d’une théorie sous une forme cohérente.

– Le deuxième procédé, ce sont les questions demande d’argumentation. Ces questions visent à présenter les arguments en vue de défendre une thèse. Elle visent à présenter un ou plusieurs arguments concernant une thèse qui est avancée.

– Le troisième, ce sont les questions-objections. Elles visent à formuler des objections possibles à une thèse qui est défendue dans le dialogue. Dans ce cas, une des manières de procéder c’est d’analyser les objections possibles qui peuvent être faites par d’autres théories philosophiques (ou positions politiques, militantes…) sur l’objet de réflexion qui est abordé.

D : Quel est l’intérêt des objections dans l’écriture dialogique ?

R : Les objections sont sans doute la dimension la plus intéressante du dialogue, mais également la plus difficile. Car il faut s’entraîner « à penser contre soi-même » à imaginer les objections qui peuvent être faîtes à une thèse. Ce qui d’ailleurs peut conduire à réviser ses propres positions sur un sujet donné.

D : Quel peut-être l’écueil dans le dialogue relativement à la recherche de clarté du propos ?

R : Le dialogue permet une relative autonomie de chaque questions entre elles, il permet des incises. Mais il faut sans doute être attentif à ne pas perdre en clarté du propos en perdant l’unité et l’enchaînement logique des questions et des réponses qui permet au lecteur de suivre le mouvement d’une pensée dans sa cohérence.

4. Le dialogue en pédagogie critique

D : Quel intérêt spécifique présente la forme dialogique en pédagogie critique ?

R : La pédagogie critique ne peut être une forme de pensée dogmatique et statique. Elle doit être capable de prendre en compte les objections possibles qui lui sont faites. Cela veut dire ne pas les taire et être capable d’y répondre. Cela signifie également être capable de les incorporer si nécessaire pour se transformer et avancer.

L’une des tendances de la pensée militante, cela peut être le dogmatisme. La tendance à camper de manière rigide, sur ses positions, sans vraiment examiner les objections adverses, la tendance à ignorer les objections pour se rassurer. On a parfois l’impression que certains discours continuent identiques à eux-mêmes, sans jamais tenir compte des objections, sans prendre le temps de les examiner et d’y répondre.

Les psychologues cognitifs parlent de dissonance cognitive et de biais de confirmation. La dissonance cognitive entraîne l’esprit humain à écarter les informations qui ne rentrent pas dans notre cadre de réflexion préétabli. Le biais de confirmation est la tendance de l’esprit humain à ne garder que les informations qui vont dans le sens de ce que l’on pense déjà et à ne pas retenir les informations contraires qui pourraient nous amener à réviser nos positions.

D : Quel peut-être le positionnement de la pédagogie critique relativement aux thématiques de réflexion qu’elle peut aborder ?

R : La pédagogie critique implique un certain cadre de réflexion admettant la pluralité des oppressions, la lutte contre les discriminations et les inégalités sociales… Mais à l’intérieur de ce cadre général, il peut y avoir une diversité de conceptions : certaines d’orientation plus marxiste, d’autres lié à la théorie queer, d’autres aux théories féministes ou encore à la pensée décoloniale … Néanmoins, la pédagogie critique admet que la réflexion critique suppose de discuter et éventuellement de remettre en question des idées relativement admises habituellement. Alors que bien souvent, la pensée tend à rester dans sa zone de confort en continuant à affirmer ce que l’on a l’habitude de défendre et surtout ce que notre groupe de pair à l’habitude de penser. Parfois même lorsqu’on interroge des personnes sur les raisons pour lesquelles elles adhèrent à telle ou telle idée, on s’aperçoit qu’elles sont en peine de le justifier car en réalité il s’agit surtout d’une idée admise dans un certain cercle. Les idées font alors parti d’un ensemble d’éléments qu’il faut partager pour appartenir à un groupe de pair et pour pouvoir s’y maintenir. Prendre le risque de les remettre en question, c’est avoir le courage de risquer de s’isoler. La pédagogie critique est donc indissociable d’un courage de penser en tant que vertu morale et intellectuelle.