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Les Justes de Camus commentaire composé

EXTRAIT DES JUSTES DE CAMUS :

Yanek Kaliayev et Dora, deux jeunes révolutionnaires, s’apprêtent à commettre un attentat contre le grand-duc, despote à Moscou.

KALIAYEV. – […] nous aimons notre peuple.

DORA. – Nous l’aimons, c’est vrai. Nous l’aimons d’un vaste amour sans appui, d’un amour malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime-t-il ? Sait-il que nous l’aimons ? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence…

KALIAYEV. – Mais c’est cela l’amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour.

DORA. – Peut-être. C’est l’amour absolu, la joie pure et solitaire, c’est celui qui me brûle en effet. A certaines heures pourtant, je me demande si l’amour n’est pas autre chose, s’il peut cesser d’être un monologue, et s’il n’y a pas une réponse, quelquefois. J’imagine cela, vois-tu : le soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s’ouvrent. Ah ! Yanek, si l’on pouvait oublier, ne fût-ce qu’une heure, l’atroce misère de ce monde et se laisser aller enfin. Une seule petite heure d’égoïsme, peux-tu penser à cela ?

KALIAYEV. – Dora, cela s’appelle la tendresse.

DORA. – Tu devines tout, mon chéri, cela s’appelle la tendresse. Mais la connais-tu vraiment ? Est-ce que tu aimes la justice avec tendresse ?

Kaliayev se tait.

Est- ce que tu aimes notre peuple avec cet abandon et cette douceur, ou, au contraire, avec la flamme de la vengeance et de la révolte ? (Kaliayev se tait toujours.) Tu vois. (Elle va vers lui et d’un ton très faible.) Et moi, m’aimes-tu avec tendresse ?

KALIAYEV, après un silence. – Personne ne t’aimera jamais comme je t’aime.

DORA. – Je sais. Mais ne vaut-il pas mieux aimer comme tout le monde ?

KALIAYEV. – Je ne suis pas n’importe qui. Je t’aime comme je suis.

DORA. – Tu m’aimes plus que la justice, plus que l’Organisation ?

KALIAYEV. – Je ne vous sépare pas, toi, l’Organisation et la justice.

DORA. – Oui, mais réponds-moi, je t’en supplie, réponds-moi. M’aimes-tu dans la solitude, avec tendresse, avec égoïsme ? M’aimerais-tu si j’étais injuste ?

KALIAYEV. – Si tu étais injuste, et que je puisse t’aimer, ce n’est pas toi que j’aimerais.

DORA. – Tu ne réponds pas. Dis-moi seulement, m’aimerais-tu si je n’étais pas dans l’Organisation ?

KALIAYEV. – Où serais- tu donc ?

DORA. – Je me souviens du temps où j’étudiais. Je riais. J’étais belle alors. Je passais des heures à me promener et à rêver. M’aimerais-tu légère et insouciante ?

KALIAYEV, il hésite et très bas. – Je meurs d’envie de te dire oui.

DORA, dans un cri. – Alors, dis oui, mon chéri, si tu le penses et si cela est vrai. Oui, en face de la justice, devant la misère et le peuple enchaîné. Oui, oui, je t’en supplie, malgré l’agonie des enfants, malgré ceux qu’on pend et que l’on fouette à mort…

KALIAYEV. – Tais-toi, Dora.

DORA. – Non, il faut bien une fois au moins laisser parler son cœur. J’attends que tu m’appelles, moi, Dora, que tu m’appelles par-dessus ce monde empoisonné d’injustice…

KALIAYEV, brutalement – Tais-toi. Mon cœur ne me parle que de toi. Mais tout à l’heure, je ne devrai pas trembler.

DORA, égarée – Tout à l’heure ? Oui, j’oubliais… (Elle rit comme si elle pleurait.) Non, c’est très bien ainsi, mon chéri. Ne sois pas fâché, je n’étais pas raisonnable. C’est la fatigue. Moi non plus, je n’aurais pas pu le dire. Je t’aime du même amour un peu fixe, dans la justice et les prisons. L’été, Yanek, tu te souviens ? Mais non, c’est l’éternel hiver. Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. (Se détournant). Ah ! Pitié pour les justes !

Les Justes, Albert Camus, Acte troisième, extrait, éditions Gallimard. (1949)


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