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Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue

La liberté d’expression

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Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’Histoire, on observe que l’expression des idées, principalement sous sa forme verbale, mais aussi par l’écrit, a suscité l’intérêt des penseurs.

À l’origine, elle était avant tout considérée comme un élément essentiel du processus de structuration sociale permettant d’atteindre les idéaux suprêmes de vérité, de perfection et de justice.

Ainsi dès les vie et ve siècles avant l’ère chrétienne, en Chine, si certaines des maximes attribuées à Lao Tseu semblaient surtout inciter le sage à mener une vie purement intérieure sans exprimer ses idées, Confucius recommandait l’attitude inverse aux êtres supérieurement évolués, affirmant qu’il leur incombait de faire œuvre de pédagogue en enseignant les lois du ciel au peuple., car « l’homme parfait ne se borne pas à se perfectionner lui-même et s’arrêter ensuite; c’est pour cette raison qu’il s’attache aussi à perfectionner les autres êtres ».

Dans sa réflexion sur la détermination des valeurs sociales, l’antiquité gréco-romaine, considérant l’expression orale comme une forme naturelle de communication sonore propre à la société humaine, accordera elle aussi une place essentielle à son usage, dont le procédé du dialogue platonicien offre une illustration patente. Ainsi, pour Aristote : «La nature, qui ne fait rien en vain, n’a départi qu’à l’homme seul le don de la parole qu’il ne faut pas confondre avec les sons de la voix. Ceux-ci ne sont que l’expression des sensations agréables ou désagréables dont les autres animaux sont susceptibles comme nous. La nature leur a donné un organe borné à ce seul effet, mais nous avons de plus qu’eux, sinon la connaissance développée, au moins tous le sentiment obscur du bien et du mal, de l’utile et du nuisible, du juste et de l’injuste; objets pour la manifestation desquels nous a été principalement accordé l’organe de la parole. C’est ce commerce de la parole qui est le lien de toute société domestique et civile». Cicéron, persuadé que le premier principe naturel de la société résidait dans «le commerce de la raison et de la parole», considérait lui aussi que «c’est en s’instruisant les uns les autres, en se communiquant leurs pensées, en discutant, en portant des jugements, que les hommes se rapprochent et forment une certaine société naturelle. Rien ne nous distingue davantage des bêtes : dans quelques-unes nous reconnaissons la force, comme dans les chevaux et les lions mais jamais nous ne leur attribuons l’équité, la justice, la bonté, parce qu’elles n’ont ni la raison, ni la parole».».

Déjà à cette époque, l’expression des idées était considérée différemment en fonction de la valeur prêtée à leur contenu, puisqu’on estimait que celles imposées à l’aide d’arguments fallacieux alors qu’elles étaient mauvaises ou injustes pouvaient s’avérer nuisibles pour la société. Ainsi, Platon, recensant les défauts des systèmes politiques de l’époque, dénonçait les courtisans qui par leurs conseils intéressés induisaient en erreur les gouvernants. Aristote analysait les multiples facteurs susceptibles d’affecter la vérité des discours et affirmait que «celui qui fait un mauvais usage de cette puissance de la parole peut faire beaucoup de mal». Cicéron lui aussi, bien qu’ayant initialement assuré que l’éloquence ferait triompher le bon et le juste, n’en reconnaissait pas moins par la suite qu’il était possible qu’un homme utilise la parole sans se soucier de la morale et du devoir, ce qui le rendait «inutile à lui-même, et nuisible à sa patrie».

Si on estimait que le risque d’un mauvais usage de la parole ne justifiait pas qu’on l’interdise, puisque selon Aristote, une telle objection pouvait «être également dirigée contre toutes les bonnes choses, et surtout contre ce qu’il y a de plus utile, comme la force, la santé, les richesses, l’art militaire», on n’en admettait pas moins qu’un traitement différent soit réservé à l’expression selon son contenu et selon son auteur.

Le Procès de Socrate, poursuivi et condamné pour avoir tout à la fois corrompu la jeunesse, méprisé les dieux de la Cité et tenté de leur en substituer de nouveaux, illustrait bien les risques encourus à exprimer des conceptions heurtant les titulaires du pouvoir.

Platon en avait conclu que les dirigeants des cités grecques n’avaient pas la sagesse nécessaire à l’exercice de leurs fonctions, et qu’à l’époque il fallait absolument «quand on veut combattre pour la justice et si l’on veut vivre quelque temps, se confiner dans la vie privée et ne pas aborder la vie publique». Aussi, dans La République, prônait-il un schéma de Cité idéale dans laquelle la magistrature suprême devait être confiée à une aristocratie de philosophes spécialement recrutés et formés, détenteurs de la connaissance puisqu’ils «contemplent les choses dans leur essence». Un tel mode d’organisation impliquait lui aussi une inégalité de traitement entre gouvernants et gouvernés dans l’usage des facultés d’expression. En effet, à la différence des philosophes, la masse du peuple, faute d’appréhender les «essences», était réputée incapable de sagesse. Platon estimait qu’elle ne pouvait juger que «sur l’apparence», et ne lui prêtait donc pas de véritables «connaissances», mais des «opinions», c’est-à-dire «quelque chose d’intermédiaire entre la science et l’ignorance». Aussi, les critiques et suggestions qu’elle ne manquerait pas de formuler ne pouvaient qu’être illégitimes et dangereuses, et pour préserver le bon fonctionnement des institutions les magistrats devaient les ignorer, alors qu’eux-mêmes étaient autorisés, «pour tromper l’ennemi ou les citoyens dans l’intérêt de l’État», à utiliser le mensonge, en revanche interdit aux citoyens.

Durant quelques siècles, on continuera à apprécier la transmission des idées par référence à la nécessité de protéger des valeurs sociales, essentiellement religieuses, considérées comme suprêmes. Ainsi, pour Saint Augustin, les discussions autour de la foi en Dieu étaient toujours vaines et oiseuses puisque l’homme aspirant à vivre selon lui-même vit en réalité selon le mensonge alors que seul Dieu est la Vérité.

C’est à partir de la Renaissance que dans un contexte d’exacerbation des tensions interconfessionnelles, le courant humaniste, amplifié par le développement de l’imprimerie, s’efforcera de présenter l’expression des convictions comme un moyen d’accomplissement personnel et d’émancipation de l’individu en plaidant notamment pour la tolérance dans l’approche de la différence des croyances religieuses. Ainsi, au moment même où commencent les guerres de religion, Sébastien Castellion, théologien protestant originaire du Bugey, constatant que les deux camps témoignaient de la même violence fanatique, les adjurait de ne pas utiliser la force contre ceux qu’ils jugeaient hérétiques, et de leur résister «par parole s’ils n’usent que de parole», en citant en exemple les Turcs, qui considéraient leurs sujets indépendamment de leur religion

En 1651, dans un Chapitre XI (De la différence des manières) de son Léviathan , Hobbes, analysant les conditions devant permettre aux hommes de «vivre en paix et en harmonie»constatait avec réalisme que leur manque de jugement les porte à s’en remettre à des ambitieux sachant se donner une apparence de sagesse en maniant éloquence et flatterie, appuyées par la «réputation militaire». Aussi évoquait-t-il avec beaucoup de pragmatisme la diffusion des idées, en insistant sur la prudence et la discrétion avec lesquelles elles devaient être exprimées, et surtout sur le relativisme des jugements qu’elles pouvaient susciter. Dans la version initiale (en anglais) de l’ouvrage, il constatait que «…l’on donne différents noms à une seule et même chose selon la différence des passions individuelles. Ainsi, ceux qui approuvent une opinion particulière l’appellent Opinion, mais ceux qui ne l’approuvent pas l’appellent Hérésie; et pourtant le mot hérésie ne signifie rien de plus qu’opinion particulière, avec seulement une nuance de colère plus marquée».

Le mouvement dit des «Lumières» contribuera à l’essor et à la diffusion de ces conceptions valorisant la place de l’individu dans le système social, pour aboutir à la consécration de la liberté d’expression comme norme juridique.« Sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur ». La célèbre réplique de Figaro, personnage principal du Mariage de Figaro de Beaumarchais, fait de cet auteur une figure phare de la liberté d’expression

En 1784, Kant observait que «les Lumières sont pour les gens l’issue à leur propre irresponsabilité…», car selon lui, l’apport essentiel de la période était la possibilité offerte aux sujets d’exprimer leur opinion, même en critiquant les lois. Il considérait en effet que la liberté était un droit inné (naturel) de l’individu, et comprenait notamment la liberté de pensée et son corollaire la liberté d’expression.

Dans la pensée kantienne, la liberté n’est cependant pas sans limites. Celles-ci sont d’abord d’ordre moral. Ainsi, si dans leurs relations entre eux, les individus peuvent s’exprimer librement, l’usage de propos tels que mensonge, médisance, raillerie, est contraire à la «vertu» parce que manquant de respect à autrui.

Les restrictions sont aussi d’ordre juridique, car si le droit naturel pose pour principe la liberté individuelle, il l’assortit des bornes logiquement nécessaires à sa conservation, la liberté n’existant qu’«en tant qu’elle peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de chacun». Ainsi, les règles de droit régissant la communication entre individus peuvent s’accommoder de la pratique moralement condamnable du mensonge, mais seulement tant qu’elle ne porte pas «directement atteinte au droit d’autrui», par exemple à ses biens. De même, le droit dont disposent naturellement les gouvernés de critiquer les gouvernants ne va pas jusqu’à les dispenser de leur obéir, même lorsqu’ils deviennent oppressifs, car pour Kant, admettre le contraire serait remettre en cause le fondement même du système juridique.

En 1859, John Stuart Mill s’inspirera des mêmes principes dans son essai «De la liberté», devenu un des ouvrages de référence du libéralisme, mais entretemps, le droit d’exprimer ses convictions aura été formellement consacré comme liberté individuelle par des textes solennels à valeur de norme juridique.

Les pensées pouvant porter sur des questions hétérogènes, aussi bien triviales que métaphysiques, dès les premiers textes normatifs évoquant la liberté de les extérioriser, les convictions religieuses ont été distinguées des autres.

En Amérique, en 1669 déjà, quelques articles des « Constitutions fondamentales de Caroline » de 1669, ébauche d’organisation gouvernementale préparée par les grands propriétaires fonciers de la colonie avec le concours de John Locke, garantissaient la liberté religieuse et encadraient l’expression des opinions, mais le texte était demeuré au stade de projet. Vingt ans plus tard, en Angleterre, les monarques Guillaume III et Marie II avaient dû concéder au Parlement le Bill des droits de 1689 reconnaissant, entre autres le droit de pétition et la liberté d’expression des parlementaires.

Amorcé un siècle plus tôt, le mouvement s’accéléra le 12 juin 1776, lorsque la colonie américaine de Virginie se dota d’une «Déclaration des droits»garantissant entre autres les libertés de la presse et de religion.

Si ces principes n’ont été mentionnés ni dans la Déclaration d’indépendance adoptée trois semaines plus tard à Philadelphie par les délégués des treize colonies anglaises en rupture avec leur métropole, ni dans le texte initial de la Constitution dont elles se dotèrent en 1787, ils ont été expressément repris en septembre 1789 dans un document qui après ratification deux ans plus tard par leurs législatures, constitue la Déclaration des droits des États-Unis. Ce texte comprend dix amendements, dont le premier dispose: «Le Congrès ne fera jamais de loi concernant la fondation d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou limitant la liberté de parole ou de la presse, ou le droit du peuple de se rassembler pacifiquement pour demander au Gouvernement la réparation des torts».

Entretemps, le 26 août 1789, en France, l’Assemblée nationale devenue Constituante, avait adopté la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont les articles 10 et 11 proclament respectivement «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi» et «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi»

Les conditions dans lesquelles s’applique la liberté d’expression sont ambivalentes.

  • D’une part elle est considérée comme fondamentale, car conditionnant l’exercice d’autres libertés. Ainsi, les juridictions supérieures, aussi bien supranationales que nationales, consacrent son importance en des termes analogues. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, elle «constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun». En France, selon le Conseil Constitutionnel, elle est «d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés». Le Conseil d’État, dans une formule synthétisant les deux précédentes, considère que «l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés».
  • D’autre part, les règles qui en posent solennellement le principe en lui conférant un large champ d’application l’assortissent aussi de nombreuses possibilités de limitations, elles aussi virtuellement très étendues, et largement utilisées.

.https://fr.wikipedia.org/wiki/Liberté_d’expression

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2 comments

  1. Ping by II les pouvoirs et fonctions de la parole | PhiloStjo on 8 mars 2017 at 18 h 36 min

    […] => la parole : droits et devoirs (liberté d’expression) […]

  2. Ping by Etre libre, est-ce désobéir à toutes lois ? L’Etat est-il l’ennemi de la liberté ? – PhiloStjo on 3 novembre 2020 at 15 h 13 min

    […] Liberté d’expression  […]

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