Le langage est-il un simple instrument de la pensée?
Comment concevoir les rapports de la pensée et du langage?
Apprendre à parler, est-ce aussi apprendre à penser ?
La parole trahit-elle notre pensée ?
Peut-on se fier à la parole ?
La parole est-elle nécessaire à la pensée ?
– La parole n’est-elle que le signe de la pensée ?
– Suffit-il d’apprendre à bien parler pour bien penser ?
– Parle-t-on comme on pense ou pense-t-on comme on parle ?
– En quel sens peut-on dire que nos paroles dépassent notre pensée ?
– « C’est dans le nom que nous pensons. »Penser, est-ce se parler à soi-même ?
– La parole intérieure
– Dans quelle mesure peut-on parler de « parole intérieure » ?Parler permet-il de mieux comprendre le monde ?
– Parler, n’est-ce que désigner ?
– Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ?
– Les mots nous éloignent-ils des choses ?
– L’invention de la parole nous éloigne-t-elle des choses ?
Un instrument ou un outil est un moyen dont un usager se sert pour accomplir une fonction.
Qu’en est-il de ces présupposés ? Sont-ils autre chose que des illusions ?
Parce qu’enfin :
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Peut-on viser du sens sans le support de signes ? La pensée sans langage peut-elle exister ? Loin d’être un simple outil, le langage n’est-il pas la substance même de la pensée, l’élément dans lequel elle se forme, s’élabore et prend conscience d’elle-même.
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N’est-ce pas dans le milieu du langage que l’enfant devient un sujet c’est-à-dire, non seulement un être pensant, mais une subjectivité consciente apte à dire « Je » parce qu’elle s’adresse à un « tu » et devient le « tu » de celui qui dit « Je »?
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La pensée dispose-t-elle du langage comme on dispose d’un simple outil ? Plus qu’une médiation docile, le langage n’a-t-il pas une opacité qui en fait un obstacle pour la pensée ? Qu’est-ce qui explique les rapports tendus de la pensée et du langage ?
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Il n’y a pas de subjectivité consciente antérieurement aux actes sociaux de langage. L’enfant se construit comme un sujet avec une identité propre dans des relations d’interlocution. Le linguiste Benveniste montre que la subjectivité, au sens psychologique et moral se constitue à l’intérieur du langage. Cf. http://www.philolog.fr/est-ce-dans-la-solitude-que-lon-prend-conscience-de-soi/[1]? Il s’ensuit que le langage n’est pas l’instrument par lequel un être substantiel (schéma cartésien) entre secondairement en relation avec des êtres analogues, chacun se tenant en soi et par soi. En réalité il y a une priorité de la relation sur ses éléments. On a pu dire que « l’homme comme personne ne rencontre pas, il EST la rencontre ».
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On pense dans une langue, or une langue n’est pas un décodage neutre de la réalité. Elle est une manière propre à un groupe d’analyser le réel, de découper en lui des domaines de significations et d’imposer à la pensée des contenus qu’elle doit sans cesse interroger pour ne pas déchoir en idéologie ou en opinion.
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Le langage a une vie propre exposant sans cesse la pensée à des effets de sens qui la débordent. D’où les rapports tendus de l’une et de l’autre.
il est absurde de poser la question d’une priorité car il n’y a pas plus de pensée sans langage que de langage sans pensée. « La pensée fait le langage en se faisant par le langage » écrit Henri Delacroix.
En droit, on peut affirmer l’antériorité de la pensée sur le langage car les signes sont une création humaine. Cependant en fait, la pensée n’existe pas indépendamment du langage.
A) La pensée dépend du langage.
1) Dans sa genèse.
L’enfant commence à penser en même temps qu’il apprend à parler.
« Ne demandez donc point comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit avec les signes ; et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe.
(…) Sans aucun doute tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est compris aussitôt par sa mère. Et quand il dit maman, ce qui n’est que le premier bruit des lèvres, et le plus facile, il ne comprend ce qu’il dit que par les effets, c’est-à-dire par les actions et les signes que sa mère lui renvoie aussitôt. « L’enfant, disait Aristote le Sagace, appelle d’abord tous les hommes papa. » C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est dire qu’il parle avant de penser » Alain, Les Idées et les Ages. 1927.
L’expérience montre qu’il y a un développement parallèle de la pensée et du langage.
Faut-il suivre Alain lorsqu’il dit que la parole précède la pensée ? Le philosophe semble ici forcer le trait car s’il est vrai que le sens a besoin du signe pour prendre corps, il est non moins vrai qu’il faut une faculté symbolique pour faire fonctionner une réalité sonore comme un signe renvoyant à un sens. L’enfant doit s’approprier le sens du mot papa, il hésite sur son extension mais il l’entend bien comme un signifiant et cette capacité, la parole ne la crée pas, elle la suppose.
D’où le caractère aporétique des questions logiques d’antécédence causale. Qui de la pensée ou de la parole vient en premier ? L’origine est, en ce domaine comme en d’autres, la grande énigme. Il en est de la pensée et du langage, ce qu’il en est de la poule et de l’œuf car pour penser il faut parler mais pour parler il faut penser. Rousseau confronte l’esprit à cette difficulté dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, [1] où il formule l’aporie : « Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole »
2) Dans sa réalité.
On croit communément que la pensée est antérieure et transcendante au langage, que celui-ci n’est qu’un instrument destiné après coup à communiquer une pensée intérieure qui se posséderait comme conception pure. On trouve chez Descartes dans Le Discours de la méthode,[2]cette idée de l’extériorité réciproque de la pensée et du langage, lorsqu’il dit que : « Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas-breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique ».
Au fond, il semble dire que la pensée est indifférente à la langue sauf qu’à bien lire le texte, le philosophe réfléchit moins ici sur les rapports de la pensée et du langage que sur la nécessité de clarifier sa pensée pour la communiquer. Or qu’est-ce que l’opération de penser clairement et distinctement si ce n’est « un dialogue de la pensée avec elle-même » (Platon) c’est-à-dire une parole intérieure, s’appropriant son propre sens par un effort de précision conceptuelle ?
Ainsi, il est bien vrai qu’il nous arrive souvent de chercher les mots avant de parler, de ne pas toujours trouver le mot adéquat, mais cela ne signifie pas que la pensée existe hors des mots car à y regarder de plus près, on ne cherche ses mots qu’à l’aide d’autres mots et l’on ne sait ce que l’on voulait dire que lorsqu’on l’a dit.
« C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage, et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. »
Hegel. Encyclopédie, III, Philosophie de l’esprit. § 462.
Hegel dénonce ici la double illusion d’une pensée pure et d’un ineffable supérieur à tout ce qu’il est possible de dire.
Il n’y a pas de pensée extérieure au langage, pas de pensée hors des signifiants et des liaisons signifiantes. La pensée pure est un mythe. C’est un élan confus, une énergie vague, indéterminée, vide de contenu. C’est une nébuleuse indistincte, un rêve flou et fugitif, une illusion de pensée. Seule la verbalisation des pensées en assure l’effectivité. Certes on peut distinguer l’intériorité spirituelle ou la subjectivité de l’extériorité des mots et de leur objectivité au sens où un code lexical et syntaxique doit être appris et vaut pour tous les membres d’une communauté. Mais ce n’est pas un argument pour croire que la pensée a une réalité antérieurement à son objectivation dans les mots. Car seul le mot lui permet de sortir de l’indistinction, de la confusion, de l’indifférenciation. Loin que la verbalisation trahisse la pensée, elle la fait advenir à elle-même. L’ineffable, ce qui ne peut pas se dire est en réalité, ce qui n’est pas clairement pensé, ce qui reste confus. C’est une pensée qui se cherche et ne se possède pas encore.
Ainsi l’intention signifiante ne va pas d’une pensée intérieure, extérieure aux mots à la parole. Elle procède par approximations successives d’une formulation intérieure imprécise à une formulation plus précise dans une dialectique sans fin qui est la vie de la parole et de la pensée. Elle va de l’obscur au clair par la médiation des mots. C’est donc dans le mot que la pensée prend corps, consistance, réalité.
3) Dans ses contenus.
On croit volontiers qu’une langue est un instrument neutre par rapport à la réalité qu’elle décode. On s’imagine qu’il y a un réel en soi, donné de toute éternité avec ses découpages, ses propriétés objectives que les langues ne feraient que répertorier. Au fond on croit naïvement que les langues sont des nomenclatures universelles. La linguistique dément cette croyance.
Elle a découvert, dit le linguiste Mounin, que « les langues ne découpent pas cette réalité non linguistique de manière identique, que les langues ne sont pas un seul et même calque invariable d’une réalité invariable »
Chaque langue distingue à sa manière dans le réel des domaines de signification et c’est à travers son prisme, sa grille que l’on perçoit le réel. Il s’ensuit qu’il n’est guère possible de savoir ce qu’est le réel en soi, indépendamment de tout codage car la science aussi en suppose un.
« Rien ne nous paraît plus objectif et naturel, plus inhérent à la réalité physique universelle, que le découpage du spectre en ses couleurs violet, indigo, bleu, vert, etc. Nous sommes persuadés que toutes les langues – reflets de cette réalité dans un esprit humain que nous imaginons partout identique à lui-même – doivent découper le spectre de cette même façon par leurs dénominations des couleurs. L’étude des langues, même voisines de la nôtre comme le gallois, nous détromperait. Le sango, langue de l’Oubangui, ne connaît que trois couleurs fondamentales : vulu, blanc ; vuko qui désigne tout ce que couvrent pour nous le violet, l’indigo, le bleu, le noir, le gris et le marron foncé; et bengmbwa qui désigne le jaune, le marron clair, l’orangé et le rouge, le roux et le blond. Ce qui n’empêche pas la femme sango de distinguer les couleurs de toutes les étoffes qu’elle appelle vuko, aussi bien que les nôtres distinguent toutes les nuances du bleu ou du vert (jade, nattier, prusse, etc.). Ni de recourir, quand il faut préciser (comme nous disons rouge cerise ou brun tabac,cerise ou tabac) aux ressources des déterminants ou des métaphores. Jaune se dit bé, qui signifie mûr ; et vert se dit fini, qui signifie d’abord nouveau par référence à la végétation. Mais le mot qui désigne les Blancs, mbunju, n’a aucun rapport avec l’adjectif vulu. Il suffit d’ailleurs de pratiquer une langue étrangère et d’être attentif au phénomène, pour en découvrir aussitôt partout des exemples : l’italien nomme le jaune de l’œuf il rosso dell’uovo, le rouge ; et même il torlo, qui ne fait aucune référence à la couleur (mot pour mot, c’est à peu près le tortillon de l’oeuf). Le vin que nous nommons rouge, le Grec et l’Italien le voient noir (et Lamartine a écrit : «Le vin est bleu, la nappe est sale. »).Mounin. Clefs pour la linguistique.[3]
Chaque langue est donc une organisation particulière des données de l’expérience, une organisation tributaire des traditions, de la mentalité, du contexte géographique, des intérêts propres à un groupe. Une langue est l’expression d’un peuple avec ses croyances, ses coutumes, son rapport singulier au monde ; si bien qu’apprendre à parler revient à apprendre à percevoir et à penser le monde d’une certaine manière.
L’éclatement de l’humanité en une multiplicité de groupes linguistiques distincts incarne à cet égard la malédiction de Babel. Car les hommes sont séparés par le véhicule même de la communication : la langue. Et cette séparation est beaucoup plus radicale qu’il n’y paraît dans la mesure précisément où la langue n’est pas un instrument neutre. Les langues ne sont pas interchangeables. « Chaque langue reflète et véhicule une vision du monde » (Mounin). Elle est selon la formule de De Humboldt « une métaphysique latente ». L’apprentissage de la langue maternelle est au sens fort imprégnation culturelle. Parler une langue, c’est appartenir à un monde particulier, c’est penser, sentir, agir conformément à un modèle culturel. On appelle « hypothèse de Sapir-Whorf » (selon le nom de deux linguistes) l’idée selon laquelle, d’une part notre vision du monde est tributaire de la langue que nous parlons, d’autre part, la pluralité des langues implique une pluralité irréductible de visions du monde.
Ainsi se comprend l’attachement de chaque peuple à sa langue. Etre contraint de parler la langue d’un autre, c’est cesser d’être ethniquement soi-même.
D’où un certain nombre de problèmes :
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Les difficultés de la traduction. Paul Ricœur les formule avec sa pertinence habituelle : « Ou bien la diversité des langues exprime une hétérogénéité radicale et alors la traduction est théoriquement impossible, les langues sont a priori intraduisibles l’une dans l’autre. Ou bien, la traduction prise comme un fait s’explique par un fonds commun qui rend possible le fait de la traduction ; mais alors on doit pouvoir, soit retrouver ce fonds commun – et c’est la piste de la langue originaire – soit le reconstruire logiquement et c’est la piste de la langue universelle (…) Je répète l’alternative théorique : ou bien la diversité des langues est radicale et alors la traduction est impossible en droit, ou bien la traduction est un fait, et il faut en établir la possibilité de droit dans une enquête sur l’origine ou par une reconstruction des conditions a priori du fait constaté ». Au fond, conclut Ricœur, la situation est bien celle de la dispersion et de la confusion et pourtant la traduction s’inscrit dans la longue litanie des « malgré tout ». Le Juste[4] 2. 2001.
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Le problème politique que pose l’Etat lorsqu’il inclut plusieurs ethnies. Il faut une langue commune. C’est en général celle du groupe dominant. On observe que cette nécessité est vécue comme attentatoire au respect de l’identité culturelle. Les combats récents autour des langues régionales et les combats à venir donnent la mesure du problème.
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Le problème de l’institution d’une langue universelle. Problème se déclinant en deux interrogations : D’abord, est-ce possible? Descartes, Leibniz avec la « caractéristique universelle » avaient nourri le projet d’instituer une langue qui aurait la communicabilité des langues naturelles et la systématicité des mathématiques. Ce serait la langue d’Adam, lexique des idées simples et précis des règles de composition de ces idées, qui permettrait l’universalisation du discours. Plus modestement Zamenhof (1859.1917) conçoit l’espéranto. L’échec de ces projets révèle qu’une langue n’est pas une institution au sens où il suffit de décider de telle ou telle convention pour qu’elle devienne effective. Une langue est bien une réalité conventionnelle mais son institution échappe aux décisions volontaires. Une langue est une pratique sociale ayant sa vie propre. On entérine l’usage d’une langue, on ne le maîtrise pas. Ainsi chaque époque institue de fait une langue naturelle comme langue universelle. Au Moyen Age, c’était le latin, au XVIII° siècle le français et aujourd’hui l’anglais. Ce qui fonde une nouvelle question : est-ce légitime ? N’y a-t-il pas là une forme d’impérialisme culturel et l’effacement de certaines langues n’est-il pas un appauvrissement de la richesse culturelle de l’humanité ?
« [Les logiciens] exagèrent surtout les imperfections des langues individuelles, telles que l’usage les a façonnées, en leur opposant sans cesse ce type idéal qu’ils appellent une langue bien faite. Or, c’est au contraire le langage, dans sa nature abstraite ou dans sa forme générale, que l’on doit considérer comme essentiellement défectueux, tandis que les langues parlées, formées lentement sous l’influence durable de besoins infiniment variés, ont, chacune à sa manière et d’après son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical. Selon le génie et les destinées des races, sous l’influence si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées plus spécialement à l’expression de tel ordre d’images, de passions et d’idées. De là les difficultés et souvent l’impossibilité des traductions, aussi bien pour des passages de métaphysique que pour des morceaux de poésie. Ce qui agrandirait et perfectionnerait nos facultés intellectuelles, en multipliant et en variant les moyens d’expression et de transmission de la pensée, ce serait, s’il était possible, de disposer à notre gré, et selon le besoin du moment, de toutes les langues parlées, et non de trouver construite cette langue systématique qui, dans la plupart des cas, serait le plus imparfait des instruments »
A-A Cournot, Essais sur les fondements de nos connaissances.[5] 1851
Transition : Si le langage fait la pensée, il ne faut néanmoins pas sous-estimer la place éminente de cette dernière.
Si une langue conditionnait intégralement la pensée, la traduction ne serait pas seulement difficile, elle serait impossible.
On ne ferait pas l’expérience d’un sens excédant parfois le langage, or n’est-ce pas cet excès qui est la raison d’être de l’art ? Pourquoi des artistes, si le langage est suffisant pour exprimer toute l’expérience humaine du corps, de l’espace, du temps, de l’amour, de la mort etc. Si tout peut être dit, à quoi bon peindre, écrire des poèmes, composer de la musique etc. ?
A l’opposé de Hegel, Bergson soutient même que « la pensée demeure incommensurable avec le langage ». Conceptuel, le langage est accusé d’être inapte à saisir le réel, dans sa richesse concrète et son originalité ; analytique il est soupçonné d’être impuissant à appréhender la vie intérieure en tant qu’elle est pure durée. Il est au service des fins de l’action et de l’utilité sociale. Seule l’intuition permet, selon Bergson, de « se transporter à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et d’inexprimable ». C’est dire que seul le silence de l’ineffable nous restitue la vérité de l’immédiat.
Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette thèse aux accents de mysticisme. Car qu’est-ce que ce silence de l’ineffable ? Le plein ou le vide comme le suggèrent Hegel ou Valéry dans le Cimetière Marin : [6]
« O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »
Qu’il suffise, dans le cadre de cette réflexion, de dire qu’il y a une distance entre la pensée et le langage, une sorte d’écart qui fait que « Pensée et parole s’escomptent l’une l’autre. Elles se substituent continuellement l’une à l’autre. Elles sont relais, stimulus l’une pour l’autre » Merleau-Ponty. Signes[7].1960.
Il s’ensuit que le langage dépend autant de la pensée que la pensée dépend du langage.
B) Le langage dépend de la pensée.
Il lui doit sa vie c’est-à-dire son caractère signifiant. Sans une pensée soucieuse de plier le langage à ses exigences, celui-ci se vide de sens comme c’est le cas dans le bavardage quotidien, dans le verbalisme ou le psittacisme. La parole devient alors du bruit renvoyant l’écho de tout ce qui circule dans une société en matière d’idées toutes faites (préjugés, opinions, non-sens etc.).
On peut dire que la pensée est par rapport au langage le retrait du sens sur les signes donnant sa profondeur au langage. Voilà pourquoi, seule la présence d’une pensée vigilante confère vie au langage. Et cette vigilance est un véritable combat pour déjouer les pièges du langage :
Piège de la banalité des mots usuels qui, à force d’être galvaudés, sont vidés de leur signification. Ex : Qu’est-ce que nos contemporains mettent sous les mots de « dialogue », « Etat de droit », « République » ?
Piège de l’équivocité des signes linguistiques exposant à la confusion, au malentendu, au quiproquo. Si nous n’y prenons garde, les mots débordent ce que nous voulons dire, trahissent notre intention signifiante car leur sens n’est pas univoque et peut être décodé à l’opposé du sens encodé.
Piège de la pesanteur idéologique de ce que Mallarmé appelait « les mots de la tribu ».Fait social, le langage est surdéterminé socialement. Les mots véhiculent des significations collectives, reflets des préjugés d’un peuple. Ex : dans la société française « patron » connote immédiatement : exploiteur, négrier, profiteur etc. « Arabe » : intégriste, agressif, terroriste. « Prof » : vacances, grèves, socialiste. Seule la pensée peut purifier les mots de ces sédimentations nauséabondes. Sans distance critique, le mot pense en nous et croyant que les choses sont comme on les dit, on oublie de faire l’effort de les dire comme elles sont.
Piège de la généralité et l’abstraction. C’est là, la critique bergsonienne du langage. Cf. Répertoire: abstrait.concret.
Cf. « Nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont crée le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens, Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes, Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi les généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes ».
H. Bergson. Le Rire[8].1900
Conclusion :
Le langage est la médiation nécessaire de la pensée. Comme toute médiation, il fait peser sur la pensée le risque de se perdre. Mais une médiation est aussi le lieu de la prise de conscience et de la formation de soi. Une pensée inexprimée est une pensée indéterminée, c’est-à-dire une absence de pensée. Louis Lavelle a donc raison de dire : « Le langage n’est pas comme on le croit souvent, le simple vêtement de la pensée, il en est le corps véritable ».
Le langage trahit-il la pensée ?
Analyse du sujet :
Il s’agit de s’interroger sur les rapports entre pensée et langage, avec comme présupposé que la pensée est première et que le langage ne serait que le moyen ou l’instrument de la rendre sensible.
A partir d’expériences concrètes ( incompréhensions, malentendus, termes impropres à exprimer une idée,…), il faudra s’interroger sur les relations entre pensée et langage en déployant les différents sens du terme « trahir » : s’agit-il de manquer à quelque chose que l’on devrait observer ( trahir un secret ) ? de tromper ( trahir quelqu’un intentionnellement), ou de révéler ce qui est caché ou tu ( comme un sourire trahit une satisfaction intérieure)
Problèmes posés par le sujet :
Attention à ne pas réduire le sujet à « peut-on penser sans le langage ? » ou « le langage est-il second par rapport à la pensée ? »
Les problèmes posés par le sujet renvoient au lien entre pensée et langage, en comprenant le langage au sens large, qu’il s’agisse du langage courant, du langage mathématique ou conceptuel, du langage artistique (rappel : on parle de système de communication par signaux chez les animaux, pas de langage du fait qu’il n’exprime pas de pensée)
Peut-on supposer une pensée parfaite, claire que le langage obscurcirait ?
Si le langage peut trahir ma pensée, suffit-il de mieux exprimer ce que je conçois clairement ?
N’est-il pas de l’essence même de la pensée que de constituer par et dans le langage ?
Annonce du plan :
La pensée comme travail de conception et d’intellection claire et distincte bute souvent sur la langage incapable de la retranscrire ( le langage me trompe) (I)
Un effort d’attention et de recherche de la vérité suffirait alors à produire un discours équivalent à une pensée (II)
Mais il appartient à la nature de la pensée de ne pas exister sans langage, le langage révèle alors la pensée( III)
1- Le langage, obstacle à l’expression correcte de la pensée :
A. Le langage trahit la pensée en manquant à son devoir de transcription fidèle des idées
a) expérience familière de malentendus :
Rappeler le double sens de malentendu : mal exprimé et mal compris.
Les mots manquent pour exprimer une pensée pourtant claire à mon esprit.
b) le langage comme masque de la pensée :
cf .Descartes pour qui la cause d’erreurs vient de ce que « les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses et leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point » (Principes de la philosophie, §74)
c) distinction présumée entre activité conceptuelle et transmission langagière :
Cf. le projet de Leibniz de langage universel où les signes ne renverraient qu’à des formes conçues par l’entendement : mal parler, ce n’est pas utiliser des mots de travers mais ne « point y attacher d’idées claires » ( Nouveaux essais sur l’entendement humain)
le langage trahit alors la pensée parce qu’il n’identifie pas l’idée au mot correspondant ( d’où le projet de langage universel mathématique)
B. La pensée se servirait alors du langage comme outil qui lui échapperait
a) la pensée trahie par le langage, c’est-à-dire trompée
cf. les exemples d’ambiguïtés qui viendraient des mots, de leur contexte, mais pas des choses qu’ils sont chargés d’exprimer
b) la précipitation, facteur d’erreur, de trahison par les mots d’idées claires :
cf. les dialogues entre Socrate et ses interlocuteurs ( Gorgias par exemple et le recherche de la définition de la rhétorique) : Socrate exprime par ses interrogations une pensée que ses interlocuteurs emportés par la passion, défigurent
2- Un effort d’attention et de recherche de la vérité suffirait alors à produire un discours équivalent à une pensée :
A. L’attention à la pensée passe par un travail d’intellection, pas d’expression :
a) Si le langage trahit la pensée, au sens où il manque à son devoir de l’exprimer correctement, il suffit d’une méthode correcte pour réparer cette « erreur ».
b) Cf.Descartes, « l’assemblage qui se fait dans le raisonnement n’est pas celui des noms mais bien celui des choses signifiées par les noms » ( Principes de la philosophie)
c) La trahison du langage par la pensée se « corrige » par l’exercice d’une pensée méthodique : si je pense correctement, je ne peux que m’exprimer clairement.
B. Le langage, un outil à discipliner par un exercice de la raison :
a) la correspondance stricte entre signes et idées :
Cf. le projet leibnizien de mathesis universalis : les mots renvoient à des idées universelles, comme le montre le langage mathématique
ce qui fait problème n’est pas le langage mais les langues et un usage erroné de la raison
b) « attacher aux mots des idées claires » (Leibniz)
La pensée se trompe elle-même lorsque la raison divague : le langage reflète un mauvais usage de l’entendement qui s’éloigne de la vérité et donc s’exprime par un langage erroné
3- Il appartient à la nature de la pensée de ne pouvoir exister sans langage, le langage révèle alors la pensée :
A. Le langage trahit au sens de révèle la pensée, implicite ou explicite :
a) « le sens est pris dans la parole » ( Merleau-Ponty)
Il n’ y a de pensée que parce que le sens se construit avec autrui, la parole n’est pas le « signe » de la pensée, elles sont « enveloppées l’une dans l’autre » ( Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)
Passer du langage formel à la parole humaine pour montrer que le travail de révélateur de la pensée se fait parce qu’il y a intersubjectivité entre deux êtres de discours
b) la pensée est inséparable de ce dans quoi et par quoi elle s’exprime :
cf. l’usage du langage qui construit ou détruit une pensée : l’expérience de la promesse ou du mensonge ( et préciser alors que la pensée est entendue au sens large de « tout ce qui se fait en nous tel que nous l’apercevons immédiatement et par nous-mêmes » (Descartes) et non pure intellection).
B. La pensée se déploie dans l’espace du langage, parce que « les mots n’ont pas de sens, ils n’ont que des usages » (Wittgenstein)
a) revenir sur la pensée comme risque et comme recherche de la vérité au sein d’un dialogue : penser, c’est interroger avec d’autres le sens des mots ( cf. dialogues socratiques)
b) le langage peut aussi révéler une pensée implicite voire inconsciente :
rappeler la démarche freudienne où le langage est ce qui fait advenir les pensées et désirs inconscients.
Conclusion :
Nous avons tenté de montrer que si le langage peut trahir la pensée, ce n’est pas au sens où il ne remplirait pas une fonction servile de transcription d’une pensée pure, claire et distincte mais que c’est tout le risque du lange de trahir c’est-à-dire complètement révéler le travail secret de la pensée qui prend chair dans l’expérience humaine du dire.
On pourrait alors se demander si le langage poétique ou artistique n’est pas le lieu d’une pensée non pas trahie mais servie et déployée dans l’expérience esthétique.