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Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue

Archive for janvier, 2017

Etat et société : expérience de pensée

Cette démarche a été conçue et décrite par Fanny Bernard.

Mise en situation

A la suite d’un accident aérien, vous vous retrouvez avec cent personnes de tous les âges sur une île déserte. Vous n’avez aucun moyen de communiquer avec l’extérieur et puisque l’île est à l’écart de toutes les routes maritimes, il y a très peu de chances que vous soyez secourus. Puisque vous allez devoir vivre le reste de votre vie sur l’île avec les autres naufragés, il faut vous organiser entre vous. Les autres survivants ont entendu dire que parmi les 100 personnes, il y a des élèves de terminale qui ont suivi un cours de philosophie politique, 5 policiers armés et une personne ayant fait des études de sciences politiques.

Comment organiser cette nouvelle société? Vous débattez en groupe de 4 ou 5 des questions suivantes afin de prendre des décisions sur l’organisation de votre nouvelle société où tout est possible, puis vous rédigez un discours argumenté pour présentez votre nouvelle société à tous les autres naufragés.

Pour vous aider, vous pouvez suivre le questionnement suivant:

  1. Votre société a-t-elle besoin d’un Etat? Si oui, pourquoi et comment faut-il organiser cet Etat?

  2. Quel régime politique devrait avoir cet Etat? On désigne par régime politique le mode d’organisation des pouvoirs publics : cela comprend le mode de désignation des personnes au pouvoir, leurs compétences et la détermination des rapports entre les différents pouvoirs. Chaque citoyen prend-il part aux décisions ou y a-t-il des représentants élus ou confiez-vous le pouvoir à une personne charismatique, à une personne descendant d’un Dieu, à une famille importante, aux plus riches, aux plus compétents, aux plus âgés ou aux plus forts?

  3. En fonction de la réponse à la question précédente: comment répartissez-vous le travail (production alimentaire, construction d’habitats et de moyens de transports, fabrication des outils et des vêtements, éducation des enfants, médecine, moyens d’information, …): tous doivent-ils participer à toutes les tâches ou sont-elles réparties? Si oui, selon quel critère? Y a-t-il besoin d’un juge, d’une police, d’une armée? Si oui, à qui confier ces fonctions?

  4. Donnez un nom existant ou imaginaire à votre régime politique. Trouvez un drapeau, une devise, un plan de l’île, les différents pouvoirs (s’il y a), le mode de sanction (s’il y a)…

Pendant la première heure, en groupe de 4 ou 5 élèves, vous tentez d’élaborer votre société et d’écrire un discours pour la présenter. Pendant la deuxième heure, chaque groupe présente son discours à la classe. Chaque intervention est suivie de questions de la part des autres groupes ou du professeur pour éclaircir les choix politiques et leurs fondements philosophiques.

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La parole du chef

https://alexandrequet.wordpress.com/2010/11/23/la-societe-contre-letat-selon-pierre-clastres/

http://www.philosophie-spiritualite.com/textes_4/clastres5.htm

https://www.linkedin.com/pulse/la-parole-du-chef-réflexion-libre-sur-p-clastres-christophe-thiebault

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Interrogation option musique

Questions : /6

1-A quel courant musical artistique appartient Ravel , comme Monet ou Boudin pour la peinture ?

2-Citez deux compositeurs contemporains de Ravel

3- Que refusa Ravel, au risque de voir sa propre musique bannie des concerts, faisant la démonstration de sa probité artistique ?

4- A qui dédia-t-il l’oeuvre que nous étudions ?

5- Quelle est son oeuvre la plus connue, qui a rapporté ,seulement entre 1970 et 2006, 46 millions d’euros de droits … !!!?

6- Ravel a fait des tournées dans le monde entier : de quel pays en particulier s’est-il inspiré  pour composer à son retour l’oeuvre que nous étudions ?

Analyse comparée :/14

-Faites un tableau avec les différents éléments d’analyse musicale (instrumentation, tempo…)

-Trouvez l’axe principal qui permet de mettre en lien les deux écoutes

-Rédigez un paragraphe qui synthétise les points communs et différences des deux morceaux à partir de cet axe.

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L’oral peut-il s’enseigner ?

http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/varia/cequep.html

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Ce que parler veut dire – Bourdieu

Déjà Ovide, exilé sur les bords de la mer Noire, déplorait qu’incapable de se faire comprendre, il se sentait comme un barbare, un étranger de genre humain, n’ayant pour seule langue qu’un bafouillage inarticulé, chant d’oiseau qu’on méprise pour sa mauvaise élocution. Les barbarismes renvoient à l’étymologie du mot barbare qui évoque d’abord celui qui ne parle grec mais tout au plus crie. La parole semble donc, à l’image de l’épisode de la Tour de Babel, être un facteur de division, bien plus qu’un moyen de rapprocher les hommes.

Mais ce phénomène ne concerne pas seulement des langues différentes mais est présent également au sein d’une même langue.

En effet,« Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé » Benveniste  Or la langue n’est pas neutre. Par exemple, certaines langues d’Afrique ne distinguent pas l’arc en ciel le meme nombre de couleurs que le français. Le lexique l’ensemble des mots découpe arbitrairement le réel.

On distinguait jusqu’à la Révolution trois ordres : la noblesse le clergé et le tiers état  dans lequel se rassemblaient pile mêle les exclus de la vie politique, depuis le serf le plus misérable jusqu’au négociant le plus puissant. Les découpages langagiers arbitraires peuvent aussi être partisans.  

Les valorisations qu’effectuent les mots sont encore plus nettement sociales : les mêmes personnes seront nommés « résistants » ou « terroristes » selon le point de vue. Plus radicalement, nos valeurs n’étaient peut être  à l’origine que des noms de groupes sociaux : La « liberté » était à Athènes un statut social, opposé à l’esclavage; Nietzsche découvre que dans la plupart des langues européennes, les équivalents du mot « bon » signifiaient à l’origine « noble ». Nietzsche Généalogie de la morale I p6

langue reflet de vision du monde, rapports de forces socio économiques

Il est possible et nécessaire de changer les valorisations et le contenu de certains maitres mots qui doivent cesser d’être des mots de maitres. Les féministes par exemple, ont su créer un rapport de forces où le mot « femme » a pu être extirpé d’expressions traditionnelles phallocrates (« intuition féminine, instinct maternel, éternel feminin, coquetterie féminine) pour être parce dans expressions neuves qui lui donnent une valorisation positive : « condition des femmes, libération de la femme, féminisme. cette valorisation contextuelle nouvelle pèse à son tour dans le rapport des forces idéologique et social.

On pourrait donc voir à la limite dans le langage notre manière de part en part sociale de nous représenter le réel : l’homme est-il par nature capable de parole ou devient-il humain en apprenant, avec la parole, ce que la société juge désirable et indésirable ? 

 

A l’occasion de la publication de « Ce que parler veut dire« ,
in Libération, 19 octobre 1982, p. 28.

http://adonnart.free.fr/doc/parler.htm

« Le discours quel qu’il soit, est le produit de la rencontre entre un habitus linguistique, c’est-à-dire une compétence inséparablement technique et sociale (à la fois la capacité de parler et la capacité de parler d’une certaine manière, socialement marquée) et d’un marché, c’est-à-dire le système de « règles » de formation des prix qui vont contribuer à orienter par avance la production linguistique. Cela vaut pour le bavardage avec des amis, pour le discours soutenu des occasions officielles, ou pour l’écriture philosophique comme j’ai essayé de le montrer à propos de Heidegger. Or, tous ces rapports de communication sont aussi des rapports de pouvoir (1) et il y a toujours eu, sur le marché linguistique, des monopoles, qu’il s’agisse de langues secrètes en passant par les langues savantes. »…

(thèse sous-jacente) : servitude volontaire, inconsciente « complicité subie » »Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure de se faire reconnaître, d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire un pouvoir (économique, politique, culturel ou autre) qui a le pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité de pouvoir, de violence et d’arbitraire. »…

LIBÉRATION. – Vous considérez donc que le langage devrait être au centre de toute analyse politique ?
P.B. – Là encore, il faut se garder des alternatives ordinaires. Ou bien on parle du langage comme s’il n’avait d’autres fonction que de communiquer ; ou bien on se met à chercher dans les mots, le principe du pouvoir qui s’exerce, en certains cas, à travers eux (je pense par exemple aux ordres ou aux mots d’ordres). En fait les mots exercent un pouvoir typiquement magique : ils font croire, ils font agir. Mais, comme dans le cas de la magie, il faut se demander où réside le principe de cette action ; ou plus exactement quelles sont les conditions sociales qui rendent possible l’efficacité magique des mots. Le pouvoir des mots ne s’exerce que sur ceux qui ont été disposés à les entendre et à les écouter, bref à les croire. En béarnais, obéir se dit crede, qui veut dire aussi croire. C’est toute la prime éducation – au sens large – qui dépose en chacun les ressorts que les mots (une bulle du pape, un mot d’ordre du parti, un propos de psychanalyste, etc.) pourront, un jour ou l’autre, déclencher. Le principe du pouvoir des mots réside dans la complicité qui s’établit, au travers des mots, entre un corps social incarné dans un corps biologique, celui du porte-parole, et des corps biologiques socialement façonnés à reconnaître ses ordres, mais aussi ses exhortations, ses insinuations ou ses injonctions, et qui sont les « sujets parlés », les fidèles, les croyants. C’est tout ce qu’évoque, si on y songe, la notion d’esprit de corps : formule sociologiquement fascinante, et terrifiante.

Si le travail politique est, pour l’essentiel, un travail sur les mots, c’est que les mots contribuent à faire le monde social. Il suffit de penser aux innombrables circonlocutions, périphrases ou euphémismes qui ont été inventés, tout au long de la guerre d’Algérie, dans le souci d’éviter d’accorder la reconnaissance qui est impliquée dans le fait d’appeler les choses par leur nom au lieu de les dénier par l’euphémisme. En politique, rien n’est plus réaliste que les querelles de mots. (2) Mettre un mot pour un autre, c’est changer la vision du monde social, et par là, contribuer à le transformer. Parler de la classe ouvrière, faire parler la classe ouvrière (en parlant pour elle), la représenter, c’est faire exister autrement, pour lui même et pour les autres, le groupe que les euphémismes de l’inconscient ordinaire annulent symboliquement (les « humbles », les « gens simples », « l’homme de la rue », « le français moyen », ou chez certains sociologues « les catégories modestes ». …

Les groupes (et en particulier les classes sociales) sont toujours, pour une part, des artefacts : ils sont le produit de la logique de la représentation qui permet à un individu biologique, ou un petit nombre d’individus biologiques, secrétaire général ou comité central, pape ou évêques, etc., de parler au nom de tout le groupe, de faire parler et marcher le groupe « comme un seul homme », de faire croire – et d’abord au groupe qu’ils représentent – que le groupe existe. Groupe fait homme, le porte-parole incarne une personne fictive, cette sorte de corps mystique qu’est un groupe ; il arrache les membres du groupe à l’état de simple agrégat d’individus séparés, leur permettant d’agir et de parler d’une seule voix à travers lui. En contrepartie, il reçoit le droit d’agir et de parler au nom du groupe, de se prendre pour le groupe qu’il incarne (la France, le peuple…) de s’identifier à la fonction à laquelle il se donne corps et âme, donnant ainsi un corps biologique à un corps constitué. La logique de la politique est celle de la magie ou si l’on préfère, du fétichisme.

http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_4_3417

 

4è de couverture de l’édition Fayard

« Le discours n’est pas seulement un message destiné à être déchiffré; c’est aussi un produit que nous livrons à l’appréciation des autres et dont la valeur se définira dans sa relation avec d’autres produits plus rares ou plus communs. L’effet du marché linguistique, qui se rappelle à la conscience dans la timidité ou dans le trac des prises de parole publiques, ne cesse pas de s’exercer jusque dans les échanges les plus ordinaires de l’existence quotidienne: témoins les changements de langue que, dans les situations de bilinguisme, sans même y penser, les locuteurs opèrent en fonction des caractéristiques sociales de leur interlocuteur; ou, plus simplement, les corrections que doivent faire subir à leur accent, dès qu’ils sont placés en situation officielle, ceux qui sont ou se sentent les plus éloignés de la langue légitime.

Instrument de communication, la langue est aussi signe extérieur de richesse et un instrument du pouvoir. Et la science sociale doit essayer de rendre raison de ce qui est bien, si l’on y songe, un fait de magie: on peut agir avec des mots, ordres ou mots d’ordre. La force qui agit à travers les mots est-elle dans les paroles ou dans les porte-parole? On se trouve ainsi affronté à ce que les scolastiques appelaient le mystère du ministère, miracle de la transsubstantiation qui investit la parole du porte-parole d’une force qu’elle tient du groupe même sur lequel elle l’exerce.

Ayant ainsi renouvelé la manière de penser le langage, on peut aborder le terrain par excellence du pouvoir symbolique, celui de la politique, lieu de la prévision comme prédiction prétendant à produire sa propre réalisation. Et comprendre, dans leur économie spécifique, les luttes les plus éloignées, en apparence, de toute rationalité économique, comme celles du régionalisme ou du nationalisme. Mais on peut aussi, à titre de vérification, porter au jour l’intention refoulée de textes philosophiques dont la rigueur apparente n’est souvent que la trace visible de la censure particulièrement rigoureuse du marché auquel ils se destinent.

P. B. »

Cet ouvrage examine la fonction sociale du langage et ses possibilités de violences symboliques, anticipant d’éventuels châtiments physiques ou contraintes dégradantes à terme. Aux défenseurs d’une esthétique littéraire, supposée communicable et porteuse de valeurs universelles, cette vision du langage oppose un usage de la parole moins pour dire quelque chose sur le monde que pour servir le prestige réel ou supposé du ou des locuteurs dominants. En ressortent des effets de surenchère, de bourse des valeurs des mots où la notion de sens se perd et où tout discours finit par se résumer à un échange de signes plus ou moins valorisants : la fonction principale du discours est alors de signifier l’importance de celui qui le tient dans le cadre d’un système hiérarchique convenu et ainsi renforcé.

 

Intervention au Congrès de l’AFEF, Limoges, 30 octobre 1977, parue dans Le français aujourd’hui, 41, mars 1978, pp. 4-20 et Supplément au n° 41, pp. 51-57. Repris dans Questions de sociologie, Les éditions de Minuit, 1980, pp 95- 112.

Le discours que nous produisons, selon le modèle que je propose, est une « résultante » de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe son discours; le discours dépend pour une part (qu’il faudrait apprécier plus rigoureusement) des conditions de réception.
Toute situation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu’il produit pour ce marché dépend de l’anticipation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. Sur le marché scolaire, que nous le voulions ou non, nous arrivons avec une anticipation des profits et des sanctions que nous recevrons. Un des grands mystères que la socio-linguistique doit résoudre, c’est cette espèce de sens de l’acceptabilité. Nous n’apprenons jamais le langage sans apprendre, en même temps, les conditions d’acceptabilité de ce langage. C’est-à-dire qu’apprendre un langage, c’est apprendre en même temps que ce langage sera payant dans telle ou telle situation.
Nous apprenons inséparablement à parler et à évaluer par anticipation le prix que recevra notre langage; sur le marché scolaire —et en cela le marché scolaire offre une situation idéale à l’analyse— ce prix c’est la note, la note qui implique très souvent un prix matériel (si vous n’avez pas une bonne note à votre résumé de concours de Polytechnique, vous serez administrateur à l’INSEE et vous gagnerez trois fois moins…). Donc, toute situation linguistique fonctionne comme un marché dans lequel quelque chose s’échange. Ces choses sont bien sûr des mots, mais ces mots ne sont pas seulement faits pour être compris; le rapport de communication n’est pas un simple rapport de communication, c’est aussi un rapport économique où se joue la valeur de celui qui parle : a-t-il bien ou mal parlé ? Est-il brillant ou non ? Peut-on l’épouser ou non ?…(…)

Pour revenir à ce qui était le point de départ de cette digression : Qui définit l’acceptabilité ?
Le professeur est libre d’abdiquer son rôle de « maître à parler » qui, en produisant un certain type de situation linguistique ou en laissant faire la logique même des choses (l’estrade, la chaise, le micro, la distance, l’habitus des élèves) ou en laissant faire les lois qui produisent un certain type de discours, produit un certain type de langage, non seulement chez lui-même, mais chez ses interlocuteurs. Mais dans quelle mesure le professeur peut-il manipuler les lois de l’acceptabilité sans entrer dans des contradictions extraordinaires, aussi longtemps que les lois générales de l’acceptabilité ne sont pas changées ? C’est pourquoi l’expérience de l’oral est tout à fait passionnante. On ne peut pas toucher à cette chose si centrale et en même temps si évidente sans poser les questions les plus révolutionnaires sur le système d’enseignement : est-ce qu’on peut changer la langue dans le système scolaire sans changer toutes les lois qui définissent la valeur des produits linguistiques des différentes classes sur le marché ; sans changer les rapports de domination dans l’ordre linguistique, c’est-à-dire sans changer les rapports de domination ?

J’en viens à une analogie que j’hésite à formuler bien qu’elle me semble nécessaire : l’analogie entre la crise de l’enseignement du français et la crise de la liturgie religieuse. La liturgie est un langage ritualisé qui est entièrement codé (qu’il s’agisse des gestes ou des mots) et dont la séquence est entièrement prévisible. La liturgie en latin est la forme limite d’un langage qui, n’étant pas compris, mais étant autorisé, fonctionne néanmoins, sous certaines conditions, comme langage, à la satisfaction des émetteurs et des récepteurs. En situation de crise, ce langage cesse de fonctionner : il ne produit plus son effet principal qui est de faire croire, de faire respecter, de faire admettre —de se faire admettre même si on ne le comprend pas.
La question que pose la crise de la liturgie, de ce langage qui ne fonctionne plus, qu’on n’entend plus, auquel on ne croit plus, c’est la question du rapport entre le langage et l’institution. Quand un langage est en crise et que la question de savoir quel langage parler se pose, c’est que l’institution est en crise et que se pose la question de l’autorité délégante —de l’autorité qui dit comment parler et qui donne autorité et autorisation pour parler.

Un des effets de la crise est de porter l’interrogation sur les conditions tacites, sur les présupposés du fonctionnement du système. On peut, lorsque la crise porte au jour un certain nombre de présupposés, poser la question systématique des présupposés et se demander ce que doit être une situation linguistique scolaire pour que les problèmes qui se posent en situation de crise ne se posent pas, La linguistique la plus avancée rejoint actuellement la sociologie sur ce point que l’objet premier de la recherche sur le langage est l’explicitation des présupposés de la communication. L’essentiel de ce qui se passe dans la communication n’est pas dans la communication : par exemple, l’essentiel de ce qui se passe dans une communication comme la communication pédagogique est dans les conditions sociales de possibilité de la communication. Dans le cas de la religion, pour que la liturgie romaine fonctionne, il faut que soit produit un certain type d’émetteurs et un certain type de récepteurs. Il faut que les récepteurs soient prédisposés à reconnaître l’autorité des émetteurs, que les émetteurs ne parlent pas à leur compte, mais parient toujours en délégués, en prêtres mandatés et ne s’autorisent jamais à définir eux-mêmes ce qui est à dire et ce qui n’est pas à dire.
Il en va de même dans l’enseignement : pour que le discours professoral ordinaire, énoncé et reçu comme allant de soi, fonctionne, il faut un rapport autorité-croyance, un rapport entre un émetteur autorisé et un récepteur prêt à recevoir ce qui est dit, à croire que ce qui est dit mérite d’être dit. Il faut qu’un récepteur prêt à recevoir soit produit, et ce n’est pas la situation pédagogique qui le produit.

Pour récapituler de façon abstraite et rapide, la communication en situation d’autorité pédagogique suppose des émetteurs légitimes, des récepteurs légitimes, une situation légitime, un langage légitime.
Il faut un émetteur légitime, c’est-à-dire quelqu’un qui reconnaît les lois implicites du système et qui est, à ce titre, reconnu et coopté. Il faut des destinataires reconnus par l’émetteur comme dignes de recevoir, ce qui suppose que l’émetteur ait pouvoir d’élimination, qu’il puisse exclure « ceux qui ne devraient pas être là »; mais ce n’est pas tout : il faut des élèves qui soient prêts à reconnaître le professeur comme professeur, et des parents qui donnent une espèce de crédit, de chèque en blanc, au professeur. Il faut aussi qu’idéalement les récepteurs soient relativement homogènes linguistiquement (c’est-à-dire socialement), homogènes en connaissance de la langue et en reconnaissance de la langue, et que la structure du groupe ne fonctionne pas comme un système de censure capable d’interdire le langage qui doit être utilisé.

Dans certains groupes scolaires à dominante populaire, les enfants des classes populaires peuvent imposer la norme linguistique de leur milieu et déconsidérer ceux que Labov appelle les paumés et qui ont un langage pour les profs, le langage qui « fait bien », c’est- à-dire efféminé et un peu lécheur. Il peut donc arriver que la norme linguistique scolaire se heurte dans certaines structures sociales à une contre-norme (inversement, dans des structures à dominante bourgeoise, la censure du groupe des pairs s’exerce dans le même sens que la censure professorale : le langage qui n’est pas « châtié » est autocensuré et ne peut être produit en situation scolaire).

La situation légitime est quelque chose qui fait intervenir à la fois la structure du groupe et l’espace institutionnel à l’intérieur duquel ce groupe fonctionne. Par exemple, il y a tout l’ensemble des signes institutionnels d’importance, et notamment le langage d’importance (le langage d’importance a une rhétorique particulière dont la fonction est de dire combien ce qui est dit est important). Ce langage d’importance se tient d’autant mieux qu’on est en situation plus éminente, sur une estrade, dans un lieu consacré, etc. Parmi les stratégies de manipulation d’un groupe, il y a la manipulation des structures d’espace et des signes institutionnels d’importance.
Un langage légitime est un langage aux formes phonologiques et syntaxiques légitimes, c’est-à-dire un langage répondant aux critères habituels de grammaticalité, et un langage qui dit constamment, en plus de ce qu’il dit, qu’il le dit bien. Et par là, laisse croire que ce qu’à dit est vrai : ce qui est une des façons fondamentale s de faire passer le faux à la place du vrai. Parmi les effets politiques du langage dominant il y a celui- ci : « Il le dit bien, donc cela a des chances d’être vrai ».

Rien n’illustre mieux la liberté extraordinaire que donne à l’émetteur une conjonction de facteurs favorisants, que le phénomène de l’hypocorrection. Inverse de l’hypercorrection, phénomène caractéristique du parler petit-bourgeois, l’hypocorrection n’est possible que parce que celui qui transgresse la règle (Giscard par exemple lorsqu’il n’accorde pas le participe passé avec le verbe avoir) manifeste par ailleurs, par d’autres aspects de son langage, la prononciation par exemple, et aussi par tout ce qu’il est, par tout ce qu’il fait, qu’il pourrait parler correctement.

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La parole : condition du politique ? Une seule langue est-elle souhaitable ?

Cf. Aristote les Politiques 

Pour Hobbes, l’homme est un être naturel capable d’artifice : le langage, une convention arbitraire pour enregistrer ses pensées, des noms, signes pour communiquer. Le langage est condition de la sociabilité. Sans lui « il n’y aurait eu pas plus de république, de société, de contrat et de paix que parmi les lions, les ours et les loups. » Léviathan IV cette capacité à réfléchir et à communiquer à partir de signes arbitraires ou de dénominations conventionnelles est ce que Hobbes appelle « raison ». L’homme qui raisonne ne se contente pas d’observer comme peuvent le faire les animaux, des ressemblances entre les phénomènes de la perception, mais il perçoit des rapports entre des signes. Ce calcul suppose une forme d’abstraction, puisque calculer ce n’est pas percevoir mais bel et bien raisonner c’est à dire combiner des signes et effectuer des opérations.

L’homme est à la fois un animal politique et un être parlant. De meme que la parole ne lui est pas donnée mais suppose un apprentissage, de meme l’homme n’est pas un animal politique par nature mais par discipline c’est à dire par artifice et par institution. La parole est à la fois ce qui permet aux hommes de s’accorder et de se contredire.  En ce sens, elle fait de la sociabilité et de la politique des problèmes plutôt que des évidences. (=> Cf. question de l’autorité chez Hobbes)

La loi devient la parole de celui qui doit commander aux autres.

Le contrat linguistique est un des aspects les plus fondamentaux du contrat social : une même nation, un patrimoine commun, une même langue. Mais ce n’est pas un système fermé. Toute tentative pour fixer une langue par voie d’autorité s’est vu soldée par un échec ainsi qu’en témoigne l’expérience de l’Académie française chargée par Richelieu qui fonde la monarchie absolue, de faire régner l’ordre dans le langage. Le dictionnaire, code du bon usage, ne peut le fixer. L’arbitraire royal est ici sans pouvoir. Une langue n’est pas une somme mais un horizon mouvant; la langue fournit le cadre de la parole mais n’existe que dans la parole qui l’assume et la promeut.

 

Le langage contribue-t-il à unir ou à diviser les hommes ?

 


Analyse des termes du sujet

Le langage est à la fois

  1. la faculté propre à l’être humain de créer et d’utiliser des systèmes de signes pour communiquer ;
  2. la langue comme système de signes au sens de Ferdinand de Saussure.

Une langue, selon la définition de Ferdinand de Saussure, est un système de signes conventionnel et doublement articulé qui sert de moyen de communication et d’échange. Une langue est propre à une culture, ou une nation, avec une grammaire, une syntaxe, un vocabulaire spécifiques.

Si communiquer permet d’établir des liens, la diversité des langues semble créer des barrières. Mais le problème de la division ne se ramène pas à celui de la diversité des langues ; de même, l’union ne serait pas garantie par l’existence d’une langue universelle.

Mais avant d’aller plus loin dans la réflexion, Il convient de remarquer que unir/diviser sont des termes vagues qui peuvent avoir différentes significations.  Ce sont des termes antagonistes (antonymes), ce qui laisse présupposer que le « ou » du sujet est un ou exclusif : l’un ou l’autre mais pas les deux.

Unir, au sens large du terme, veut dire lier. En général, l’union intervient entre des termes qui sont différents. Il ne faudra pas confondre union et uniformisation (rendre semblable) ou unification (rendre unique). Cependant, il se peut que l’uniformisation favorise l’union et l’unification peut être considéré comme un cas limite de l’union.

Le langage étant une faculté commune à tous les hommes et la langue étant définie comme un moyen de communication, on voit immédiatement en quoi le langage, aux deux sens dégagés plus haut, crée un lien entre les hommes. Cependant, il peut y avoir différents types de liens entre les hommes : des liens sociaux, économiques, culturels, personnels … Et ces liens peuvent être plus ou moins étroits : être unis, c’est être en harmonie, ou complémentaires ou solidaires ou complice ou indissociables … Il ne faut donc pas s’en tenir au lien le plus évident, en particulier à celui de la communication.

L’union est souvent associée à l’entente qui ne signifie ni simplement communication ni, de manière plus positive, concorde. S’entendre, c’est communiquer mais aussi partager, s’accorder, se comprendre. Ainsi on peut communiquer sans pour autant se comprendre et s’accorder.

Diviser, au sens large du terme, veut dire séparer. L’idée que le langage séparerait les hommes semble paradoxale. Comment un moyen de communication qui lie par définition, peut-il séparer ? De même qu’il y a plusieurs façon d’être unis, il y a plusieurs façon d’être séparés. La séparation peut prendre la forme de l’absence de communication, de l’absence de collaboration, de l’absence de compréhension, de l’absence de reconnaissance. La division peut se manifester par l’indifférence, l’exploitation, le mépris ou la guerre.

Le langage peut contribuer à, c’est-à-dire être un facteur d’union ou de division parce qu’il en est soit une condition nécessaire, soit une condition suffisante, soit une condition à la fois nécessaire et suffisante ou encore parce qu’il est simplement un élément favorisant sans être ni nécessaire ni suffisant.

Problématique

Partons de ce simple constat : les hommes sont unis puisqu’ils vivent en société ; ils sont divisés puisqu’ils sont en perpétuel conflit.

Si le langage est spécifiquement humain, quel rôle joue-t-il dans ce double processus ?

Les hommes communiquent grâce au langage. Ils sont donc, en un certain sens, unis par le langage, comme le montre le simple schéma d’une situation de communication :

Mais le simple fait que des divisions existent semblent indiquer que la communication linguistique n’est pas une condition suffisante de l’union à tous les sens du terme. En est-il au moins une condition nécessaire ?


Eléments pour le développement

1 – Le langage en tant qu’il favorise la communication est nécessaire à la constitution de liens sociaux.

Pas de société sans moyen de communication (langage au sens large).

Vivre ensemble suppose un minimum de coordination et d’échange, donc un minimum de communication entre les membres de la communauté. Ex. : les codes de signaux des insectes sociaux.

Or, le langage humain, en associant dans les signes une chose matérielle quelconque (sonorité, dessin, geste…) et un concept de façon conventionnelle et arbitraire, constitue un puissant moyen de communication : il est polyvalent (on peut virtuellement échanger sur tout), économique (grâce à la double articulation) et évolutif (il peut toujours s’adapter et s’enrichir). Il permet donc au plus haut point la coordination de l’action et l’échange d’information.

En tant que moyen de communication, le langage humain permet l’intersubjectivité. Descartes voit même dans le langage la seule façon de sortir de l’isolement de la conscience de soi : je sais que je ne suis pas le seul être pensant au monde parce que les autres hommes, contrairement aux animaux, parlent comme moi pour exprimer leurs pensées. Le langage permet la communication des consciences.

Pas de société proprement humaine sans langage au sens étroit du terme (système de signes conventionnel et doublement articulé).

Plus particulièrement, pas d’état de droit sans langage.

Le caractère abstrait et conventionnel du langage humain permet la relation contractuelle. De la simple promesse au Code civil en passant par le contrat juridique, le langage lie les contractants par la parole engagée ou le texte signé qui remplacent les mécanismes innés et les simples rapports de force naturels. Le langage, par l’intermédiaire du droit, règle les relations humaines sur la base d’un consensus (accord volontaire).

Ainsi, ce que le langage permet d’élaborer, c’est un monde commun qui n’est pas seulement un monde de choses, mais un ensemble de valeurs. Le langage unit non seulement parce qu’il favorise la communication, mais aussi parce qu’il favorise la « communion », c’est-à-dire l’instauration des règles communes morales, juridiques ou esthétiques. Les notions de Bien/Mal, Juste/Injuste, Beau/Laid comme d’ailleurs celles de Vrai/Faux n’existent que dans et par le langage. Elles supposent le jugement.

Le langage en ce sens n’est pas seulement un outil qui permet de communiquer les valeurs communes, il contribue à les céer. La linguistique a bien montré que la langue modèle et construit notre rapport au monde : on pense comme on parle. Une communauté linguistique est une communauté culturelle. On résume cette idée sous le nom de deux linguistes « hypothèse de Sapir et Whorf ».

Voir Annexe 1 ci-dessous.

Pas de transmission culturelle sans langage

Non seulement le langage, en tant que porteur d’une vision du monde, unit culturellement les membres d’une même communauté linguistique, grâce au langage, cette vision commune est transmise de génération en génération. L’union des individus dépasse donc le cercle de la communauté réelle des vivants : en transmettant l’héritage culturel, le langage permet de lier les générations présentes aux générations passées et aux générations futures.

Porteur de l’identité culturelle, le langage n’est-il pas en même temps porteur de la diversité culturelle, justement pour la même raison : son caractère conventionnel ?


2 – Le langage n’est pas une condition suffisante de l’union : en unissant, il divise en tant qu’il renforce la diversité et crée la discrimination

La diversité des langues et des cultures divise les êtres humains

On communique et on s’identifie – du moins, on le peut -, grâce au langage. Mais se comprend-on ?
Evidence contraire à celle de la première partie : on communique souvent sans pouvoir pénétrer les subtilités de telle ou telle culture et la langue de la communication, des échanges ou des contrats ne nous rapproche pas toujours suffisamment de nos interlocuteurs.

C’est qu’autre chose se joue dans la langue qu’une simple fonction générique – ce que nous avons nommé plus haut fonction linguistique : il s’y joue aussi le rapport avec une culture, une vision du monde, des valeurs.
Il faut donc prendre au sérieux l’obstacle et sous les conflits de mots, il faut savoir saisir les conflits de choses ou d’intérêts.

A l’intérieur d’une même communauté, la langue peut être un instrument de malentendus ou de discrimination 

Le langage peut être source de malentendus, volontaires (le mensonge) ou involontaires. (Il faut analyser pourquoi. Cela tient à la nature même du langage).

Le langage peut être un instrument de violence symbolique : insultes, manipulations, mensonges.  Ex. : les discours racistes

Cependant, la prise de conscience de l’obstacle et de sa nature est peut-être moins une menace qu’un espoir.


3 – Le langage unifie en tant qu’il permet la recherche de la vérité dans le dialogue

Le langage permet de connaître des cultures différentes et de les accepter

Savoir s’unir, c’est peut-être d’abord savoir entendre et accepter ce qui nous sépare. La langue est à ce titre un vecteur essentiel. Comme on l’a vu, c’est en elle et par elle que sont véhiculées les visions du monde propres à chaque peuple. Mais une langue peut toujours s’apprendre. La faculté du langage chez l’homme n’est pas restreinte à l’utilisation d’un code de signaux prédéterminé. Ce qui permet la diversité culturelle permet aussi la compréhension transculturelle. Cette diversité des langues et des cultures, dont on a vu qu’elle était facteur de dissension, est aussi une richesse. Dès lors, vouloir la supprimer, ce serait vouloir supprimer des différences (et l’effort pour comprendre des différences) sans lesquelles il n’y aurait pas d’échange de culture et, finalement de véritable union entre les peuples !

L’ethnocentrisme qui consiste à rejeter dans la nature (sous le nom de « barbarie ») les formes culturelles les plus éloignées de celles qui nous sont familières divise et détruit (ex. : le colonialisme). Mais le vrai barbare n’est-il pas celui qui, par étroitesse d’esprit, refuse de reconnaître la différence ? Ainsi, dit Lévi-Strauss : « Le barbare est celui qui croit en la barbarie ». (Etymologiquement, le mot « barbare » renvoie au chant inarticulé des oiseaux.

Peut-on « entendre » ceux qui ont été réduits au silence ? La véritable entente ne passe-t-elle pas par l’acceptation d’entendre les différences ? Et, de ce point de vue, le langage, s’il n’est pas suffisant à garantir l’union (au sens de la compréhension) entre les hommes, en est la condition nécessaire

L’effort pour se mettre d’accord sur des valeurs fondamentales communes au-delà de la diversité culturelle témoigne de cette conciliation grâce au dialogue entre les peuples. : Déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU. Il s’agit bien d’un texte rédigé dans le dialogue.

Le langage permet aux individus, et pas seulement aux groupes, de confronter des points de vue différents, de les tolérer et, dans le meilleur des cas, d’atteindre une vérité partagée.

Voir le texte de Merleau-Ponty sur le dialogue.

Qu’est-ce qu’un dialogue ? Le véritable dialogue est plus qu’un simple échange de parole. D’où la nécessité, nous dit Platon, de respecter certaines règles (ne pas se contredire, être de bonne foi, écouter, accepter l’objection, être prêt à reconnaître ses erreurs…)

Le dialogue s’oppose à la fois au discours et à la simple conversation. C’est une communication linguistique orale qui suppose l’échange de vues

Dans le dialogue, les interlocuteurs prennent tour à tour la parole. Les rôles émetteur/récepteur sont interchangeables entre les interlocuteurs. Le canal est réversible. Mais le véritable dialogue est plus qu’un simple échange de paroles : l’échange dialogué suppose un partage d’idées et non la pure affirmation dogmatique d’une opinion. D’où la nécessité, nous dit Platon, de respecter certaines règles (ne pas se contredire, être de bonne foi, écouter, accepter l’objection, être prêt à reconnaître ses erreurs…). La parole échangée suppose la recherche d’une vérité partagée et non la pure affirmation dogmatique d’une opinion. Dans l’échange, on est prêt éventuellement à changer de point de vue.

Le Dialogue, dit Merleau-Ponty, nous fait sortir de notre subjectivité en créant un « tissu commun ».

Que faut-il entendre par « tissu commun »? Il s’agit d’une même vérité. De plus, Merleau-Ponty nous dit que ce tissu se fait à deux : comme dans un tissage, il faut deux fils, la trame et la chaîne; l’un des interlocuteurs fournit la trame, l’autre la chaîne et la signification commune (le tissu commun) est la résultante des deux. Le dialogue crée ainsi un « terrain commun ».  Il s’agit du monde en tant qu’il est non seulement mon monde, mais aussi le vôtre. Le langage, et plus particulièrement son exercice dans le dialogue, est une condition de possibilité de l’objectivitéCela ne veut pas dire que moi et mon interlocuteur avons les mêmes pensées, les mêmes points de vue. Bien au contraire : il faut deux fils distincts pour faire un tissu, la chaîne et la trame qui s’entrecroisent mais ne se confondent jamais. Nous pensons différemment, mais nous pensons ensemble. « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec les autres? » (Kant)

Ainsi, Le dialogue libère de l’opinion. C’est la liberté de pensée, la pensée libérée de la subjectivité, autrement dit, c’est l’objectivité que le langage rend possible. Le lien par excellence entre les hommes n’est-il pas cette possibilité d’une science partagée ?

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La liberté d’expression

http://barthes.ens.fr/scpo/Presentations99-00/Bjorstad/

Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’Histoire, on observe que l’expression des idées, principalement sous sa forme verbale, mais aussi par l’écrit, a suscité l’intérêt des penseurs.

À l’origine, elle était avant tout considérée comme un élément essentiel du processus de structuration sociale permettant d’atteindre les idéaux suprêmes de vérité, de perfection et de justice.

Ainsi dès les vie et ve siècles avant l’ère chrétienne, en Chine, si certaines des maximes attribuées à Lao Tseu semblaient surtout inciter le sage à mener une vie purement intérieure sans exprimer ses idées, Confucius recommandait l’attitude inverse aux êtres supérieurement évolués, affirmant qu’il leur incombait de faire œuvre de pédagogue en enseignant les lois du ciel au peuple., car « l’homme parfait ne se borne pas à se perfectionner lui-même et s’arrêter ensuite; c’est pour cette raison qu’il s’attache aussi à perfectionner les autres êtres ».

Dans sa réflexion sur la détermination des valeurs sociales, l’antiquité gréco-romaine, considérant l’expression orale comme une forme naturelle de communication sonore propre à la société humaine, accordera elle aussi une place essentielle à son usage, dont le procédé du dialogue platonicien offre une illustration patente. Ainsi, pour Aristote : «La nature, qui ne fait rien en vain, n’a départi qu’à l’homme seul le don de la parole qu’il ne faut pas confondre avec les sons de la voix. Ceux-ci ne sont que l’expression des sensations agréables ou désagréables dont les autres animaux sont susceptibles comme nous. La nature leur a donné un organe borné à ce seul effet, mais nous avons de plus qu’eux, sinon la connaissance développée, au moins tous le sentiment obscur du bien et du mal, de l’utile et du nuisible, du juste et de l’injuste; objets pour la manifestation desquels nous a été principalement accordé l’organe de la parole. C’est ce commerce de la parole qui est le lien de toute société domestique et civile». Cicéron, persuadé que le premier principe naturel de la société résidait dans «le commerce de la raison et de la parole», considérait lui aussi que «c’est en s’instruisant les uns les autres, en se communiquant leurs pensées, en discutant, en portant des jugements, que les hommes se rapprochent et forment une certaine société naturelle. Rien ne nous distingue davantage des bêtes : dans quelques-unes nous reconnaissons la force, comme dans les chevaux et les lions mais jamais nous ne leur attribuons l’équité, la justice, la bonté, parce qu’elles n’ont ni la raison, ni la parole».».

Déjà à cette époque, l’expression des idées était considérée différemment en fonction de la valeur prêtée à leur contenu, puisqu’on estimait que celles imposées à l’aide d’arguments fallacieux alors qu’elles étaient mauvaises ou injustes pouvaient s’avérer nuisibles pour la société. Ainsi, Platon, recensant les défauts des systèmes politiques de l’époque, dénonçait les courtisans qui par leurs conseils intéressés induisaient en erreur les gouvernants. Aristote analysait les multiples facteurs susceptibles d’affecter la vérité des discours et affirmait que «celui qui fait un mauvais usage de cette puissance de la parole peut faire beaucoup de mal». Cicéron lui aussi, bien qu’ayant initialement assuré que l’éloquence ferait triompher le bon et le juste, n’en reconnaissait pas moins par la suite qu’il était possible qu’un homme utilise la parole sans se soucier de la morale et du devoir, ce qui le rendait «inutile à lui-même, et nuisible à sa patrie».

Si on estimait que le risque d’un mauvais usage de la parole ne justifiait pas qu’on l’interdise, puisque selon Aristote, une telle objection pouvait «être également dirigée contre toutes les bonnes choses, et surtout contre ce qu’il y a de plus utile, comme la force, la santé, les richesses, l’art militaire», on n’en admettait pas moins qu’un traitement différent soit réservé à l’expression selon son contenu et selon son auteur.

Le Procès de Socrate, poursuivi et condamné pour avoir tout à la fois corrompu la jeunesse, méprisé les dieux de la Cité et tenté de leur en substituer de nouveaux, illustrait bien les risques encourus à exprimer des conceptions heurtant les titulaires du pouvoir.

Platon en avait conclu que les dirigeants des cités grecques n’avaient pas la sagesse nécessaire à l’exercice de leurs fonctions, et qu’à l’époque il fallait absolument «quand on veut combattre pour la justice et si l’on veut vivre quelque temps, se confiner dans la vie privée et ne pas aborder la vie publique». Aussi, dans La République, prônait-il un schéma de Cité idéale dans laquelle la magistrature suprême devait être confiée à une aristocratie de philosophes spécialement recrutés et formés, détenteurs de la connaissance puisqu’ils «contemplent les choses dans leur essence». Un tel mode d’organisation impliquait lui aussi une inégalité de traitement entre gouvernants et gouvernés dans l’usage des facultés d’expression. En effet, à la différence des philosophes, la masse du peuple, faute d’appréhender les «essences», était réputée incapable de sagesse. Platon estimait qu’elle ne pouvait juger que «sur l’apparence», et ne lui prêtait donc pas de véritables «connaissances», mais des «opinions», c’est-à-dire «quelque chose d’intermédiaire entre la science et l’ignorance». Aussi, les critiques et suggestions qu’elle ne manquerait pas de formuler ne pouvaient qu’être illégitimes et dangereuses, et pour préserver le bon fonctionnement des institutions les magistrats devaient les ignorer, alors qu’eux-mêmes étaient autorisés, «pour tromper l’ennemi ou les citoyens dans l’intérêt de l’État», à utiliser le mensonge, en revanche interdit aux citoyens.

Durant quelques siècles, on continuera à apprécier la transmission des idées par référence à la nécessité de protéger des valeurs sociales, essentiellement religieuses, considérées comme suprêmes. Ainsi, pour Saint Augustin, les discussions autour de la foi en Dieu étaient toujours vaines et oiseuses puisque l’homme aspirant à vivre selon lui-même vit en réalité selon le mensonge alors que seul Dieu est la Vérité.

C’est à partir de la Renaissance que dans un contexte d’exacerbation des tensions interconfessionnelles, le courant humaniste, amplifié par le développement de l’imprimerie, s’efforcera de présenter l’expression des convictions comme un moyen d’accomplissement personnel et d’émancipation de l’individu en plaidant notamment pour la tolérance dans l’approche de la différence des croyances religieuses. Ainsi, au moment même où commencent les guerres de religion, Sébastien Castellion, théologien protestant originaire du Bugey, constatant que les deux camps témoignaient de la même violence fanatique, les adjurait de ne pas utiliser la force contre ceux qu’ils jugeaient hérétiques, et de leur résister «par parole s’ils n’usent que de parole», en citant en exemple les Turcs, qui considéraient leurs sujets indépendamment de leur religion

En 1651, dans un Chapitre XI (De la différence des manières) de son Léviathan , Hobbes, analysant les conditions devant permettre aux hommes de «vivre en paix et en harmonie»constatait avec réalisme que leur manque de jugement les porte à s’en remettre à des ambitieux sachant se donner une apparence de sagesse en maniant éloquence et flatterie, appuyées par la «réputation militaire». Aussi évoquait-t-il avec beaucoup de pragmatisme la diffusion des idées, en insistant sur la prudence et la discrétion avec lesquelles elles devaient être exprimées, et surtout sur le relativisme des jugements qu’elles pouvaient susciter. Dans la version initiale (en anglais) de l’ouvrage, il constatait que «…l’on donne différents noms à une seule et même chose selon la différence des passions individuelles. Ainsi, ceux qui approuvent une opinion particulière l’appellent Opinion, mais ceux qui ne l’approuvent pas l’appellent Hérésie; et pourtant le mot hérésie ne signifie rien de plus qu’opinion particulière, avec seulement une nuance de colère plus marquée».

Le mouvement dit des «Lumières» contribuera à l’essor et à la diffusion de ces conceptions valorisant la place de l’individu dans le système social, pour aboutir à la consécration de la liberté d’expression comme norme juridique.« Sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur ». La célèbre réplique de Figaro, personnage principal du Mariage de Figaro de Beaumarchais, fait de cet auteur une figure phare de la liberté d’expression

En 1784, Kant observait que «les Lumières sont pour les gens l’issue à leur propre irresponsabilité…», car selon lui, l’apport essentiel de la période était la possibilité offerte aux sujets d’exprimer leur opinion, même en critiquant les lois. Il considérait en effet que la liberté était un droit inné (naturel) de l’individu, et comprenait notamment la liberté de pensée et son corollaire la liberté d’expression.

Dans la pensée kantienne, la liberté n’est cependant pas sans limites. Celles-ci sont d’abord d’ordre moral. Ainsi, si dans leurs relations entre eux, les individus peuvent s’exprimer librement, l’usage de propos tels que mensonge, médisance, raillerie, est contraire à la «vertu» parce que manquant de respect à autrui.

Les restrictions sont aussi d’ordre juridique, car si le droit naturel pose pour principe la liberté individuelle, il l’assortit des bornes logiquement nécessaires à sa conservation, la liberté n’existant qu’«en tant qu’elle peut s’accorder, suivant une loi générale, avec la liberté de chacun». Ainsi, les règles de droit régissant la communication entre individus peuvent s’accommoder de la pratique moralement condamnable du mensonge, mais seulement tant qu’elle ne porte pas «directement atteinte au droit d’autrui», par exemple à ses biens. De même, le droit dont disposent naturellement les gouvernés de critiquer les gouvernants ne va pas jusqu’à les dispenser de leur obéir, même lorsqu’ils deviennent oppressifs, car pour Kant, admettre le contraire serait remettre en cause le fondement même du système juridique.

En 1859, John Stuart Mill s’inspirera des mêmes principes dans son essai «De la liberté», devenu un des ouvrages de référence du libéralisme, mais entretemps, le droit d’exprimer ses convictions aura été formellement consacré comme liberté individuelle par des textes solennels à valeur de norme juridique.

Les pensées pouvant porter sur des questions hétérogènes, aussi bien triviales que métaphysiques, dès les premiers textes normatifs évoquant la liberté de les extérioriser, les convictions religieuses ont été distinguées des autres.

En Amérique, en 1669 déjà, quelques articles des « Constitutions fondamentales de Caroline » de 1669, ébauche d’organisation gouvernementale préparée par les grands propriétaires fonciers de la colonie avec le concours de John Locke, garantissaient la liberté religieuse et encadraient l’expression des opinions, mais le texte était demeuré au stade de projet. Vingt ans plus tard, en Angleterre, les monarques Guillaume III et Marie II avaient dû concéder au Parlement le Bill des droits de 1689 reconnaissant, entre autres le droit de pétition et la liberté d’expression des parlementaires.

Amorcé un siècle plus tôt, le mouvement s’accéléra le 12 juin 1776, lorsque la colonie américaine de Virginie se dota d’une «Déclaration des droits»garantissant entre autres les libertés de la presse et de religion.

Si ces principes n’ont été mentionnés ni dans la Déclaration d’indépendance adoptée trois semaines plus tard à Philadelphie par les délégués des treize colonies anglaises en rupture avec leur métropole, ni dans le texte initial de la Constitution dont elles se dotèrent en 1787, ils ont été expressément repris en septembre 1789 dans un document qui après ratification deux ans plus tard par leurs législatures, constitue la Déclaration des droits des États-Unis. Ce texte comprend dix amendements, dont le premier dispose: «Le Congrès ne fera jamais de loi concernant la fondation d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou limitant la liberté de parole ou de la presse, ou le droit du peuple de se rassembler pacifiquement pour demander au Gouvernement la réparation des torts».

Entretemps, le 26 août 1789, en France, l’Assemblée nationale devenue Constituante, avait adopté la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont les articles 10 et 11 proclament respectivement «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi» et «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi»

Les conditions dans lesquelles s’applique la liberté d’expression sont ambivalentes.

  • D’une part elle est considérée comme fondamentale, car conditionnant l’exercice d’autres libertés. Ainsi, les juridictions supérieures, aussi bien supranationales que nationales, consacrent son importance en des termes analogues. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, elle «constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun». En France, selon le Conseil Constitutionnel, elle est «d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés». Le Conseil d’État, dans une formule synthétisant les deux précédentes, considère que «l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés».
  • D’autre part, les règles qui en posent solennellement le principe en lui conférant un large champ d’application l’assortissent aussi de nombreuses possibilités de limitations, elles aussi virtuellement très étendues, et largement utilisées.

.https://fr.wikipedia.org/wiki/Liberté_d’expression

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La politesse : ce qu’il faut dire ou ne pas dire (sans interdiction légale ou tabou)

Argot

Parler c’est utiliser une langue (le français, par ex.), et une langue, comme le note Emile Benveniste, reflète une culture donnée avec notamment ses normes et ses interdits. On dira donc que la langue impose un code à ses utilisateurs. “Langue et société ne se conçoivent pas l’une sans l’autre. (…) J’appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l’accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l’activité humaine forme, sens et contenu. La culture est inhérente à la société des hommes, quel que soit le niveau de civilisation. Elle consiste en une foule de notions et de prescriptions, aussi en des interdits spéci­fiques (…)” (Benveniste). De fait, comme la culture, la langue contient des interdits et toute la grammaire est là pour indiquer ce qu’il est possible et ce qu’il n’est pas possible de dire…

Remarquons à l’inverse que si la langue est l’outil par lequel se formule, voire se fabrique les interdits, il n’y aurait pas d’exercice possible du langage sans que n’existe une Loi sous-jacente aux lois, une règle de culture plus fondamentale que les règles juridiques, une loi constituante pour le psychisme de tout homme car elle lui permet normalement accéder au désir via la demande, il s’agit bien sûr de l’interdit de l’inceste… Si cet interdit n’était pas observé, quel besoin auraient les hommes de parler ? Ou plutôt quel désir ? Ne seraient-ils pas dans la réalisation absolument mortelle de leur désir le plus secret, le plus originel, si l’on en croit Freud, à savoir le désir incestueux ?

Un article très intéressant sur les variations culturelles de la politesse :

 

http://www.scienceshumaines.com/les-cultures-de-la-conversation_fr_12008.html

 

 

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Textes colles la parole (pouvoir)

« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de la langue cultivée qui poétise et pense à ta place, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une langue cultivée, ne prouve en rien la force poétique de celui qui l’a trouvé ; il n’est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l’air d’un poète et d’un penseur.
Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’ « héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. »

 

Victor KlempererLTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Albin Michel, p. 38.

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« «  Comment ça va à l’usine ? lui demandai-je.
  – Très bien ! répondit-il. Hier, c’était un très grand jour pour nous. Quelques communistes culottés s’étaient incrustés à Okrilla, alors nous avons organisé une expédition punitive [Strafexpedition]
  – Vous avez fait quoi ?
– Eh bien, on les a fait passer par les verges, c’est-à-dire par nos matraques en caoutchouc, avec un peu de ricin, rien de sanglant mais très efficace tout de même, une expédition punitive, quoi.
Expédition punitive est le premier mot que j’ai ressenti comme spécifiquement nazi, c’est le tout premier de ma LTI et le tout dernier que j’ai entendu de la bouche de T. ; je raccrochai sans même prendre la peine de refuser son invitation.
Tout ce que je pouvais imaginer d’arrogance brutale et de mépris envers ce qui est étranger à soi se trouvait condensé dans ce mot expédition punitive ; il avait une résonance si coloniale qu’on imaginait un village nègre cerné de toutes parts et qu’on entendait le claquement du fouet en cuir d’hippopotame. Plus tard, mais hélas cela ne dura pas, ce souvenir eut aussi, en dépit de son amertume, quelque chose de réconfortant pour moi. Un peu de ricin : il était tellement clair que cette opération imitait les pratiques fascistes des Italiens; il me semblait que tout le nazisme n’était rien d’autre qu’une infection italienne. Mais cette consolation disparut devant la vérité qui se dévoilait, comme s’estompe une brume matinale ; le péché nazi, capital et mortel, était allemand et non italien.
Même le souvenir de ce mot nazi (ou fasciste) qu’était « expédition punitive » se serait certainement envolé, pour moi comme pour des millions d’autres gens, s’il n’avait été associé à un événement personnel. Car cette expression n’appartient qu’aux débuts du Troisième Reich, elle a été rendue caduque par la simple institution de ce régime, comme la flèche est rendue caduque par la bombe. Les expéditions punitives, semi-privées et exécutées en amateur, furent immédiatement remplacées par l’action policière, régulière et officielle, et le ricin par les camps de concentration. Et, six ans après le commencement du Troisième Reich, le tumulte des expéditions punitives à l’intérieur de l’Allemagne, devenues actions policières, fut couverte par le vacarme de la guerre mondiale que ses instigateurs avaient également conçue comme un genre d’expédition punitive contre tous les peuples méprisés. C’est ainsi que les mots disparaissent. »

 

Victor KlempererLTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Albin Michel, p. 71-72.


 

« Toute correspondance sur le sujet [l’extermination des Juifs d’Europe] était soumise à des « règles de langage » très strictes el, exception faite pour les rapports de Einsatzgruppen, on trouve rarement, dans les documents des mots crus tels qu’ « extermination », « liquidation » ou « tuerie ». À leur place, des noms de code étaient prescrits : pour « tuerie» on devait dire «Solution finale », « évacuation» (Aussiedling) ou « traitement spécial » (Sonderbehandlung) ; quand il ne s’agissait pas des Juifs qu’on envoyait à Theresienstadt, le « ghetto des vieillards » pour les juifs privilégiés – on parlait alors d’un « changement de résidence » – la déportation était rebaptisée « réinstallation » (Umsiedlung) ou encore « travail à l’Est » (Arbeitsensatz um Osten), dans la mesure où les Juifs ont souvent été temporairement réinstallés dans des ghettos tout comme une certaine partie d’ente eux fut temporairement utilisée pour le travail forcé. Dans certaines circonstances, il s’avéra nécessaire d’apporter de légères modifications aux règles de langage. C’est ainsi qu’un haut responsable des Affaires étrangères proposa que, dans toute correspondance avec le Vatican, on parle du meurtre des Juifs en termes de « solution radicale » ; l’idée était ingénieuse, car le gouvernement catholique fantoche de Slovaquie, mis en place avec l’appui du Vatican, n’avait pas été, aux yeux des nazis, « suffisamment radical » dans sa législation antijuive : il ait commis l’ « erreur fondamentale » de promulguer des lois contre les Juifs et d’en exclure les Juifs baptisés. Les « porteurs de secrets » ne pouvaient donc parler un langage non codé qu’entre eux, et il est peu probable qu’ils l’aient fait pendant qu’ils vaquaient à leurs tâches meur­trières quotidiennes, ou devant leurs sténodactylos et autres employés de bureau. Quelle que fut la raison de ces « règles de langage», elles contribuèrent considérablement au maintien de l’ordre et de l’équilibre mental dans les nombreux services spécialisés dans les fonctions les plus diverses dont la coopération était indispensable en la matière. Mieux encore, l’ex pression « règles de langage » (Sprachregelung) était elle-même un nom de code ; en langage ordinaire, on appellerait cela un mensonge. En effet, lorsqu’un « porteur de secrets » était envoyé à la rencontre de quelqu’un venant du monde extérieur, on lui donnait, en même temps que les ordres, ses « règles de langage » – comme, par exemple, Eichmann, lorsqu’il fit visiter le ghetto de Theresienstadt aux représentants suisses de la Croix-Rouge internationale. Dans ce dernier cas, il s’agissait d’un mensonge à propos d’une soi-disant épidémie de typhus qui aurait fait rage au camp de concentration de Bergen-Belsen que ces messieurs voulaient aussi visiter. L’effet exact produit par ce système de langage n’était pas d’empêcher les gens de savoir ce qu’ils faisaient, mais de les empêcher de mettre leurs actes en rapport ave une ancienne notion « normale » du meurtre et du mensonge. Par sa grande sensibilité aux expressions toutes faites et aux slogans, ainsi que par son incapacité à s’exprimer en langage ordinaire, Eichmann était le sujet idéal pour les « règles de langage ». »

 

Hannah ArendtEichmann à Jérusalem, 1963, tr. fr. Anne Guérin, Gallimard Quarto, 2002, p. 1100-1101.

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« D’où peut venir la sollicitude, envers la langue, de l’autorité politique, appuyant ou relevant l’interrogation savante ? D’où vient que normaliser la langue, réformer son vocabulaire soient des activités politiques et non pas seulement d’innocents jeux d’amoureux des phrases et des mots ? […]
Le régime soviétique en est encore un exemple frappant, lui qu’on a pu qualifier de « logocratie ». Il convient, en fait, d’analyser un terme linguis­tiques cette fameuse « langue de bois », définie ici et là comme un style par lequel on s’assure le contrôle de tout, en masquant le réel sous les mots. La novlangue d’Orwell dans 1984 visait, mais dans la fiction, à extirper toute pensée non orthodoxe en bannissant les noms mêmes qui pouvaient lui servir de support. Les mots y devenaient leurs propres défunts. Dans les textes soviétiques officiels, on constate un emploi lar­gement inférieur de verbes par rapport aux noms dérivés de verbes, type de nomination dont le russe est abondamment pourvu. Le grand nombre des nominalisations p­ermet d’esquiver par le discours l’affrontement du réel, auquel correspondrait l’emploi de verbes. Ainsi, on peut présenter comme évident et réalisé ce qui n’est ni l’un ni l’autre. Pour prendre un exemple français, quand on passe de mes thèses sont justes ou les peuples luttent contre l’impérialisme à la justesse de mes thèses ou la lutte des peuples contre l’impérialisme, on passe de l’assertion à l’implicite. L’énonceur élude ainsi la prise en charge, aussi bien que l’objection. Car l’auditeur, s’il peut inter­rompre à la fin d’une phrase mes thèses sont justes, le peut beaucoup moins après une portion de phrase inachevée la justesse de mes thèses. »

 

Claude HagègeL’Homme de paroles, 1985, Fayard, p. 201-202.

 

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« La parole magico-religieuse est d’abord efficace, mais sa qualité de puissance religieuse engage d’autres aspects : en premier lieu, ce type de parole ne se distingue pas d’une action ou, si l’on veut, il n’y a pas à ce niveau de distance entre la parole et l’acte ; en outre, la parole magico-religieuse n’est pas soumise à la temporalité ; enfin, elle est toujours le privilège d’une fonction socio-religieuse.

La parole chargée d’efficacité n’est pas séparée de sa réalisation ; elle est d’emblée une réalité, une réalisation, une action. Cet aspect se marque bien dans la substitution de prattein et de praxis au verbe de l’efficacité, krainein : Zeus ekprattei ; on parle de la praxis des oracles ; et les Érinyes[1], exécutrices des hautes œuvres de Justice, sont les Praxitheai, les déesses de la Justice « en marche ». L’usage de prattein est, en effet, réservé à une action naturelle dont l’effet n’est pas un objet extérieur et étranger à l’acte qui l’a produit, mais cette action même dans son accomplissement. Par ailleurs, tout semble se passer ; en dehors de la temporalité ; il n’y a pas trace à ce niveau d’une action ou d’une parole engagée dans le temps. La parole magico-religieuse se prononce au présent ; elle baigne dans un présent absolu, sans avant, ni après, un présent qui, comme la mémoire, englobe « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». Si la parole de cette espèce échappe à la temporalité, c’est essentiellement parce qu’elle fait corps avec des forces qui sont au-delà des forces humaines, des forces qui ne font état que d’elles-mêmes et prétendent à un empire absolu. À aucun moment, la parole du poète ne cherche l’accord des auditeurs, l’assentiment du groupe social ; celle du roi de justice pas davantage : elle se déploie avec la majesté d’une parole oraculaire ; elle ne vise pas à établir dans le temps un de ces enchaînements de mots qui tirent leur force de l’approbation ou de la contestation des autres hommes. Dans la mesure où la parole magico-religieuse transcende le temps des hommes, elle transcende aussi les hommes : elle n’est pas la manifestation d’une volonté ou d’une pensée individuelle, elle n’est pas l’expression d’un agent, d’un moi. La parole magico-religieuse déborde l’homme de toutes parts : elle est l’attribut, le privilège d’une fonction sociale.

Toutes les paroles des hommes, qui ont le privilège de « Vérité », se définissent par la même efficacité. Mais l’articulation d’Alètheia et du verbe krainein s’atteste particulièrement dans la représentation des Érinyes. Ce sont de vénérables déesses, à la mémoire inaltérable ; jamais l’oubli ne les atteint, car elles sont en quelque sorte antérieures au temps, elles ont l’âge du Vieux de la Mer. Mais si les Érinyes sont celles qui n’oublient pas (mnèmones), elles sont aussi les « véridiques » et celles qui « accomplissent ». On les nomme parfois Praxidikai, « Ouvrières de Justice » : elles s’identifient à la parole de malédiction, celle que prononce Œdipe dans son aveuglement, celle qui détruit les maisons. Leur « vérité » est la malédiction efficace qui déchaîne la stérilité, anéantit toute forme de vie.

La « Vérité » s’institue donc dans le déploiement de la parole magico-religieuse, entée sur la Mémoire et articulée à l’Oubli. Mais la configuration d’Alètheia, que dessine l’opposition fondamentale de Mémoire et d’Oubli, engage d’autres puissances qui contribuent à la définir. Telles sont DikèPistisPeithô. Au même titre qu’Alètheia, la Justice est une modalité de la parole magico-religieuse, car la Dikè « réaliser ». Quand le roi prononce un « dit de justice », sa parole a valeur décisoire. Dans le domaine de la justice, l’Alètheia est naturellement inséparable de la Dikè, mais, dans le monde poétique, Dikè n’est pas moins indispensable : un éloge se rend « avec justice », tel celui que rendit la langue d’Adraste au devin Amphiaraos. « Louer le vaillant » s’accorde à la justice la plus stricte ; le Vieux de la Mer disait : « Louez de tout votre cœur, pour être justes, l’exploit de votre ennemi même. » D’une certaine façon, l’éloge est une forme de justice. Quand le poète chante une louange, il suit la voie de la justice ; les poètes sont des « hommes de talent et d’équité » ; leur Alètheia est renforcée par Dikè. En fait, dans le système de pensée religieuse où triomphe la parole efficace, il n’y a nulle distance entre la « vérité » et la « justice » : ce type de parole est toujours conforme à l’ordre cosmique, car il crée l’ordre cosmique, il en est l’instrument nécessaire. »

 

Marcel DetienneLes Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, 1967, Le Livre de Poche, 2006, p. 122-126

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« Le fait banal de la conversation quitte, par un côté, l’ordre de la violence. Ce fait banal est la merveille des merveilles.
 Parler, c’est en même temps que connaître autrui se faire connaître à lui. Autrui n’est pas seulement connu, il est salué. Il n’est pas seulement nommé mais aussi invoqué. Pour le dire en termes de grammaire, autrui n’apparaît pas au nominatif mais au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu’il est pour mois mais aussi et à la fois, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, en l’appelant ceci ou cela, j’en appelle à lui. Je ne connais pas seulement mais je suis en société. Ce commerce que la parole implique est précisément l’action sans violence : l’agent, au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s’expose déjà à l’action d’autrui dans l’attente d’une réponse. Parler et écouter ne font qu’un, ils ne se succèdent pas. Parler institue ainsi le rapport moral d’égalité et par conséquent reconnaît la justice. Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l’on dit, le contenu communiqué n’est possible que grâce à ce rapport de face à face où autrui compte comme interlocuteur avant même d’être connu. On regarde un regard. Regarder un regard, c’est regarder ce qui ne s’abandonne pas, ne se livre pas mais qui vous vise : c’est regarder le visage. »
Emmanuel Lévinas, « Éthique et esprit », Difficile liberté, 1952, Éd. Albin Michel, 1976, p. 21.
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« Toute organisation sociale, qu’elle soit animale ou humaine, nécessite le strict respect par les membres du groupe d’un certain nombre de règles comportementales qui peuvent être contraires à leur intérêt individuel à court terme, mais qui sont vitales pour la viabilité du groupe. Dans le monde animal, comme l’avait déjà si bien montré le fondateur de l’éthologie animale, Konrad Lorenz, ces comportements dangereux pour la survie de l’espèce sont inhibés par des mécanismes dits « instinctifs ». En particulier, chez les mammifères sociaux, ce sont ces mécanismes, profondément ancrés dans les couches les plus primitives du cerveau, qui régulent les comportements agressifs : les combats au sein du groupe, pourtant fréquents, ne se soldent jamais, ou très exceptionnellement, par la mise à mort du vaincu. Qu’on nous entende bien : il s’agit ici d’observations qui concernent uniquement les comportements « meurtriers » au sein d’un même groupe, qui menacent directement l’organisation sociale du groupe. En revanche, dans les conflits intergroupes, ces inhibitions ne sont plus de mise : c’est ainsi que la primatologue Jane Goodall a pu observer, sur le terrain, de véritables « guerres » entre groupes de chimpanzés, avec des tueries systématiques.
 Il est intéressant d’observer que les interdits humains recouvrent assez précisément ces inhibitions instinctives : ainsi, dans routes les cultures, les interdits concernent les meurtres entre individus d’une même tribu et, avant tout, dans le cercle familial. Les agressions à l’extérieur de la tribu, elles, n’ont pas du tout le même statut et peuvent même être explicitement encouragées et codifiées…
 La grande différence entre l’homme et les autres mammifères sociaux c’est que, chez l’homme, la régulation sociale ne s’effectue pas au niveau biologique, mais au niveau socioculturel. C’est par la parole et la pression du groupe social que s’imposent les interdits et non pas parce qu’ils seraient biologiquement bloqués, au contraire: c’est bien parce que nous sommes capables de commettre de tels actes (les exemples ne manquent malheureusement pas) qu’ils sont culturellement prohibés et punis. »
Bernard Victorri, « À la recherche de la langue originelle », in Les origines du langage, Le Pommier, 2010, p. 110-112.
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« En vérité, le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est nul autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il pour qu’il puisse y avoir dialogue ? La logique ne permet qu’une chose, à savoir que le dialogue, une fois engagé, aboutisse, que l’on puisse dire lequel des interlocuteurs a raison, plus exactement, lequel des deux a tort : car s’il est certain que celui qui se contredit a tort, il n’est nullement prouvé que celui qui l’a convaincu de ce seul crime contre la loi du discours ne soit pas également fautif, avec ce seul avantage, tout temporaire, qu’il n’en a pas encore été convaincu. La logique, dans le dialogue, émonde [1] le discours. Mais pourquoi l’homme accepte-t-il une situation dans laquelle il peut être confondu [2] ?
  Il l’accepte, parce que la seule autre issue est la violence, si l’on exclut, comme nous l’avons fait, le silence et l’abstention de toute communication avec les autres hommes : quand on n’est pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou se battre jusqu’à ce que l’une des deux thèses disparaisse avec celui qui l’a défendue. Si l’on ne veut pas de cette seconde solution, il faut choisir la première, chaque fois que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de l’importance, ceux qui doivent mener à une modification de la vie ou en confirmer la forme traditionnelle contre les attaques des novateurs. Concrètement parlant, quand il n’est pas un jeu (qui ne se comprend que comme image du sérieux), le dialogue porte, en dernier ressort, toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre.
  On ? C’est-à-dire, les hommes qui vivent déjà en communauté, qui possèdent déjà ces données qui sont nécessaires pour qu’il puisse y avoir dialogue – les hommes qui sont déjà d’accord sur l’essentiel et auxquels il suffit d’élaborer en commun les conséquences des thèses qu’ils ont déjà acceptées, tous ensemble. Ils sont en désaccord sur la façon de vivre, parce qu’ils sont en accord sur cette même façon : il ne s’agit que de compléter et de préciser. Ils acceptent le dialogue, parce qu’ils ont déjà exclu la violence. »
Éric WeilLogique de la philosophie, 1950, Vrin, 1985, p. 24.
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Le fait que nous nous sentons aujourd’hui si étrangers dans un monde qui jadis nous paraissait si beau et si familier tient à une autre cause encore, que je vois dans le trouble que cette guerre a apporté dans notre attitude, jadis si ferme et si solidement établie, à l’égard de la mort.

Cette attitude n’était rien moins que franche et sincère. A nous entendre, on pouvait croire que nous étions naturellement convaincus que la mort était le couronnement nécessaire de toute vie, que chacun de nous avait à l’égard de la nature une dette dont il ne pouvait s’acquitter que par la mort, que nous devions être prêts à payer cette dette, que la mort était un phénomène naturel, irrésistible et inévitable. Mais en réalité, nous avions l’habitude de nous com¬porter comme s’il en était autrement. Nous tendions de toutes nos forces à écarter la mort, à l’éliminer de notre vie. Nous avons essayé de jeter sur elle le voile du silence et nous avons même imaginé un proverbe : « il pense à cela comme à la mort » (c’est-à-dire qu’il n’y pense pas du tout), bien entendu comme à sa propre mort (à laquelle on pense encore moins qu’à celle d’autrui). Le fait est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort, et toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. C’est pourquoi l’école psychanalytique a pu déclarer qu’au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité.

Pour ce qui est de la mort d’autrui, l’homme civilisé évite soigneusement de parler de cette éventualité en présence de la personne dont la mort paraît imminente ou proche. Seuls les enfants ne connaissent pas cette discrétion . ils s’adressent sans ménagements des menaces impliquant des chances de mort et trouvent encore le moyen d’escompter la mort d’une personne aimée, en lui disant, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde : « Chère maman, quand tu seras morte, je ferai ceci ou cela. » L’homme civilisé adulte, à son tour, ne pensera pas volontiers à la perspective de la mort d’un de ses proches : ce serait faire preuve d’insensibilité ou de méchanceté, sauf lorsque, comme médecin, avocat, etc., on est amené à y penser en vertu de préoc¬cupations professionnelles. Il se permettra encore moins de penser à la mort d’autrui dans les cas où cette mort doit lui apporter un surcroît de fortune ou de liberté ou une amélioration de sa situation. Certes, ces scrupules ne peu¬vent rien contre la mort, sont impuissants à l’empêcher, et toutes les fois que l’événement se produit, nous sommes profondément ébranlés et comme déçus dans notre attente. Nous insistons toujours sur le caractère occasionnel de la mort : accident, maladie, infection, profonde vieillesse, révélant ainsi nette¬ment notre tendance à dépouiller la mort de tout caractère de nécessité, à en faire un événement purement accidentel. L’accumulation de cas de mort nous effraye. A l’égard du mort lui-même nous nous comportons d’une façon très singulière : nous nous abstenons de toute critique à son endroit, nous lui pardonnons ses injustices, nous ordonnons : de mortuis nil nisi bene, et nous trouvons naturel que, dans l’oraison funèbre qu’on prononce sur sa tombe et dans l’inscription qu’on fait graver sur son monument funéraire, on ne fasse ressortir que ses qualités. Le respect du mort, respect dont celui-ci n’a cepen¬dant plus nul besoin, nous apparaît comme supérieur à la vérité, et à beaucoup d’entre nous comme supérieur même à la considération que nous devons aux vivants.

A cette attitude conventionnelle que la civilisation nous impose à l’égard de la mort, fait pendant l’état de consternation, d’effondrement complet dans lequel nous plonge la mort d’une personne proche : père ou mère, époux ou épouse, frère ou sœur, enfant ou ami cher. Il nous semble qu’avec elle nous en¬ter¬rons nos espérances, nos ambitions, nos joies, nous refusons toute consolation et déclarons qu’il s’agit d’une mort irremplaçable. Nous nous com¬portons alors comme un de ces Asras qui suivent dans la mort ceux qu’ils ont aimés dans la vie.
Cette attitude à l’égard de la mort réagit cependant fortement sur notre vie. La vie s’appauvrit, elle perd en intérêt, dès l’instant où nous ne pouvons pas risquer ce qui en forme le suprême enjeu, c’est-à-dire la vie elle-même. Elle devient aussi vide, aussi creuse qu’un flirt dont on sait d’avance qu’il n’abou¬tira à rien, à la différence d’un amour réel, alors que les deux partenaires sont tenus de toujours penser aux sérieuses conséquences du jeu dans lequel ils se trouvent engagés. Nos attaches affectives, l’insupportable intensité de notre chagrin nous détournent de la recherche de dangers pour nous-mêmes et pour nos proches. Nous reculons devant de nombreuses entreprises, dangereuses, mais indispensables, telles qu’essais d’aviation, expéditions dans des pays lointains, expériences sur des substances explosives, etc. Et ce qui nous re¬tient, c’est la question que nous nous posons dans chacune de ces occasions : qui remplacera, en cas de malheur, le fils à la mère, l’époux à l’épouse, le père aux enfants ? La tendance à éliminer la mort du registre de la vie nous a encore imposé beaucoup d’autres renoncements et éliminations. Et, cependant, la devise hanséatique proclamait : Navigare necesse est, vivere non necesse! Naviguer est une nécessité; vivre n’est pas une nécessité.

Et nous sommes amenés tout naturellement à chercher dans le monde de la fiction, dans la littérature, au théâtre ce que nous sommes obligés de nous refuser dans la vie réelle.

Nous y trouvons encore des hommes qui savent mourir et s’entendent à faire mourir les autres. Là seulement se trouve remplie la condition à la faveur de laquelle nous pourrions nous réconcilier avec la mort. Cette réconciliation, en effet, ne serait possible que si nous réussissions à nous pénétrer de la conviction que, quelles que soient les vicissitudes de la vie, nous continuerons toujours à vivre, mais d’une vie qui sera à l’abri de toute atteinte. Il est, en effet, trop triste de savoir que la vie ressemble à un jeu d’échecs où une seule fausse démarche peut nous obliger à renoncer à la partie, avec cette aggra¬vation que, dans la vie, nous ne pouvons même pas compter sur une partie de revanche. Mais dans le domaine de la fiction nous trouvons cette multiplicité de vie dont nous avons besoin. Nous nous identifions avec un héros dans sa mort, et cependant nous lui survivons, tout prêts à mourir aussi inoffensi¬vement une autre fois, avec un autre héros.

Il est évident que cette attitude conventionnelle à l’égard de la mort est incompatible avec la guerre. Il n’est plus possible de nier la mort ; on est obligé d’y croire. Les hommes meurent réellement, non plus un à un, mais par masse, par dizaines de mille le même jour. Et il ne s’agit plus de morts acci¬dentelles cette fois. Sans doute, c’est un effet du hasard lorsque tel obus vient frapper celui-ci plutôt qu’un autre ; mais cet autre pourra être frappé par l’obus suivant. L’accumulation de cas de mort devient incompatible avec la notion du hasard. Et la vie est redevenue intéressante, elle a retrouvé tout son contenu.

Il convient de distinguer ici deux groupes : le groupe de ceux qui risquent leur vie dans les batailles, et le groupe de ceux qui, restés à l’arrière, s’atten¬dent à apprendre qu’un être qui leur est cher est mort d’une blessure, d’une maladie ou d’une infection. Il serait sans toute très intéressant d’étudier les changements qui se produisent dans la psychologie des combattants, mais là-dessus je suis trop peu renseigné. Aussi devons-nous limiter nos recherches au second groupe, dont nous faisons partie nous-mêmes. J’ai déjà dit que si nous souffrons d’une perturbation et d’une diminution de notre puissance fonction¬nelle, cela tient essentiellement, à mon avis, au fait que nous ne pouvons plus conserver notre ancienne attitude à l’égard de la mort et que nous n’en avons pas encore trouvé de nouvelle. Nous. obtiendrons peut-être des résultats inté¬ressants en étendant nos recherches à deux autres manières de se comporter à l’égard de la mort: à celle que nous pouvons attribuer à l’homme primitif, à l’homme des âges préhistoriques, et à celle qui s’est conservée encore en cha¬cun de nous, mais qui, invisible à notre conscience, se cache dans les couches profondes de notre vie psychique.

En ce qui concerne la manière dont l’homme des âges préhistoriques se comportait à l’égard de la mort, nous ne la connaissons naturellement que par inférences et déductions, mais je pense que ces procédés nous ont donné des résultats auxquels on peut se fier suffisamment.

L’attitude de l’homme primitif à l’égard de la mort est assez remarquable, parce que nettement contradictoire. D’une part, il prenait la mort au sérieux, la considérait comme mettant fin à la vie et s’en servait en conséquence ; d’autre part il niait la mort, lui refusait toute signification et toute efficacité. Ce qui explique en partie cette contradiction, c’est le fait que sa manière d’envisager la mort d’autrui, de l’étranger, de l’ennemi différait radicalement de celle dont il envisageait la perspective de sa propre mort. La mort d’autrui lui paraissait sérieuse, il voyait en elle le moyen d’anéantir celui qu’il haïssait, et l’homme primitif n’éprouvait pas le moindre scrupule ni la moindre hésitation à causer la mort. Il était certainement un être très passionné, plus cruel et plus méchant que les autres animaux. Il tuait volontiers et le plus naturellement du monde. Nous n’avons aucune raison de lui attribuer l’instinct qui empêche tant d’autres animaux de tuer et de dévorer des individus de leur espèce.

Aussi l’histoire primitive de l’humanité est-elle remplie de meurtres. Ce que nos enfants apprennent encore de nos jours dans les écoles, sous le nom d’histoire universelle, n’est pas autre chose qu’une succession de meurtres collectifs, de meurtres de peuple à peuple, Le vague et obscur sentiment de culpabilité que l’humanité éprouve depuis les temps les plus primitifs et qui s’est cristallisé dans certaines religions sous la forme d’un dogme bien connu, celui de la faute primitive, du péché originel, n’est probablement que l’expres¬sion d’une faute sanglante dont se serait rendue coupable l’humanité préhis¬torique. Dans mon livre Totem et Tabou, j’avais essayé, en utilisant les don¬nées de W. Robertson Smith, Atkinson et Ch. Darwin, de me faire une idée de la nature de cette faute ancienne et je pense que la doctrine chrétienne actuelle contient encore des allusions qui permettent de conclure à son existence. Puisque le fils de Dieu a été obligé de sacrifier sa vie pour sauver l’humanité du péché originel, on doit conclure, d’après la règle du talion, de l’expiation de l’égal par l’égal, que ce péché ne pouvait consister que dans un meurtre. Seul un péché comme celui-là pouvait exiger, à titre d’expiation, le sacrifice d’une vie. Et puisque le péché originel était une faute commise contre Dieu le Père, le crime le plus ancien de l’humanité ne pouvait être qu’un parricide, le meur¬tre du père primitif de la horde humaine primitive, dont l’image conservée par le souvenir a été érigée plus tard en une divinité .

Certes, l’homme primitif pouvait se représenter aussi difficilement que nous-mêmes sa propre mort, et elle lui paraissait aussi irréelle que nous trou¬vons irréelle la nôtre. Mais il y avait un cas où ses deux certitudes opposées à l’égard de la mort devaient se rencontrer et entrer en conflit, cas très significatif et très riche en conséquences. C’était lorsqu’il voyait mourir un de ses proches, sa femme, son enfant, son ami qu’il aimait certainement comme nous aimons nous-mêmes nos proches, car l’amour ne doit guère être moins ancien que le penchant au meurtre. Dans sa douleur, il devait se dire alors que la mort n’épargne personne, qu’il mourra lui-même comme meurent les autres, et tout son être se révoltait contre cette constatation : chacun de ces êtres chers n’était-il pas une partie de son propre moi qu’il aimait tant ? Mais, d’autre part, la mort d’un être cher lui paraissait naturelle, car si cet être faisait partie de son moi, il lui était, par certains côtés, étranger. La loi de l’ambi¬valence, qui régit encore aujourd’hui notre attitude à l’égard des personnes que nous ai¬mons le plus, devait exercer une action moins limitée aux époques primi¬tives. C’est ainsi que ces chers morts avaient été en même temps des étrangers et des ennemis à l’égard desquels il nourrissait également des sentiments hostiles .

Les philosophes prétendent que l’énigme intellectuelle que représentait pour l’homme primitif l’aspect de la mort s’est imposée à sa réflexion et doit être considérée comme le point de départ de toute spéculation. Il me semble que, sur ce point, les philosophes pensent trop… en philosophes et ne tiennent pas suffisamment compte de l’action de mobiles primitifs. Je crois donc devoir diminuer la portée de cette proposition et corriger celle-ci en disant que l’hom¬me primitif triomphe auprès du cadavre de l’ennemi qu’il vient de tuer, sans avoir à se creuser la tête à propos des énigmes de la vie et de la mort. Ce qui poussa l’homme primitif à réfléchir, ce ne fut ni l’énigme intellectuelle ni la mort en général, mais ce fut le conflit affectif qui, pour la première fois, s’éleva dans son âme à la vue d’une personne aimée et, cependant, étrangère et haïe. C’est de ce conflit affectif qu’est née la psychologie. L’homme ne pou¬vait plus ne pas songer à la mort que la douleur causée par la disparition d’un être cher lui avait fait toucher du doigt; mais, en même temps, il ne voulait pas en admettre la réalité, car il ne pouvait se représenter lui-même à la place du mort. Il se vit ainsi obligé d’adopter un compromis : tout en admettant qu’il puisse mourir à son tour, il se refusa à voir dans cette éventualité l’équivalent de sa disparition totale, alors qu’il trouvait tout naturel qu’il en fût ainsi de l’ennemi. C’est devant le cadavre de la personne aimée qu’il imagina les esprits et, comme il se sentait coupable d’un sentiment de satisfaction qui ve¬nait se mêler à son deuil, ces premiers esprits ne tardèrent pas à se transformer en démons méchants dont il fallait se méfier. Les changements qui suivent la mort lui suggèrent l’idée d’une décomposition de l’individu en un corps et en une (primitivement en plusieurs) âme. Le souvenir persistant du mort devint la base de la croyance à d’autres formes d’existence, lui suggéra l’idée d’une persistance de la vie après la mort apparente.

Ces existences ultérieures n’étaient au début que des prolongements de celle à laquelle la mort avait mis un terme : existences à l’état d’ombres, vides de tout contenu, auxquelles on n’attachait, jusqu’à une époque assez tardive, qu’une valeur insignifiante. Elles portent encore le caractère de misérables expédients. Rappelons-nous la réponse que fait l’âme d’Achille à Ulysse : « Vivant, nous, Akhileus, nous t’honorions comme un Dieu, et, maintenant, tu commandes à tous les morts. Tel que te voilà, et bien que mort, ne te plains pas, Akhileus. – Je parlai ainsi, et il me répondit : Ne me parle pas de la mort, illustre Odysseus ! J’aimerais mieux être un laboureur, et servir, pour un salaire, un homme pauvre, que de commander à tous les morts qui ne sont plus » (Odyssée, XI, v. 484-491, traduction Leconte de Lisle.)

Et souvenons-nous encore de cette parodie puissante et amère de Heine :

« Der kleinste lebendige Philister
Zu Stuckert am Neckar
Viel glücklicher ist er
Als ich, der Pelide der tote Held,
Der Schattenfürst ln der Unterwelt »

C’est seulement plus tard que les religions en sont venues à proclamer cette existence qui suit la mort comme étant plus précieuse, plus complète, et à ne voir dans la vie à laquelle la mort met un terme qu’une préparation à cette existence meilleure. De là à prolonger la vie dans le passé, il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut vite franchi : on attribua à l’homme un grand nombre d’exis¬tences antérieures à sa vie actuelle, on inventa la métempsycose et les réin¬carnations multiples, et tout cela dans le but de dépouiller la mort de toute valeur, de lui refuser le rôle d’un facteur opposé à la vie, destructeur de la vie. On le voit : la négation de la mort, dont nous avons parlé plus haut comme de l’une des conventions de la vie sociale, remonte à une antiquité très lointaine.

Devant le cadavre de la personne aimée prirent naissance non seulement la doctrine des âmes, la croyance à l’immortalité, mais aussi, avec le sentiment de culpabilité humaine, qui ne tarda pas à pousser une puissante racine, les premiers commandements moraux. Le premier et le plus important comman¬dement qui ait jailli de la conscience à peine éveillée était : tu ne tueras point. Il exprimait une réaction contre le sentiment de satisfaction haineuse qu’à côté de la tristesse on éprouvait devant le cadavre de la personne aimée et s’est étendu peu à peu aux étrangers indifférents et même aux ennemis détestés.

A l’heure où nous sommes, les hommes restent sourds à ce commande¬ment. Lorsque la lutte sauvage qui caractérise cette guerre aura pris fin, à l’avantage de l’une ou de l’autre partie, le combattant victorieux retournera joyeux dans son foyer, auprès de sa femme et de ses enfants, sans être le moins du monde troublé par le souvenir de tout ce qu’il a fait, de tous les enne¬mis qu’il a tués soit dans des luttes corps à corps, soit avec des armes agissant à distance. Il est à noter que les peuples sauvages qui survivent encore de nos jours et qui sont certainement plus proches de l’homme primitif se comportent sur ce point (ou, plutôt, se sont comportés tant qu’ils n’ont pas subi l’influence de notre civilisation) autrement. Le sauvage, qu’il s’agisse de l’Australien, du Boschiman ou d’un indigène de la Terre de Feu, n’est nullement un meurtrier impénitent; lorsqu’il revient de la guerre en vainqueur, il n’a pas le droit d’entrer dans son village et de toucher à sa femme, tant qu’il n’a pas expié par des pénitences souvent fastidieuses et pénibles les meurtres qu’il a commis à la guerre. Il va sans dire que cette interdiction a sa source dans une supersti¬tion, le sauvage craignant la vengeance des esprits de ceux qu’il a tués. Mais ces esprits des ennemis tués ne sont autre chose que l’ex¬pres¬sion de sa mauvaise conscience, du remords qu’il éprouve à la suite des crimes commis. Il y a au fond de cette superstition une certaine finesse morale qui nous manque à nous autres civilisés .

Des âmes pieuses qui cherchent à se persuader que nous sommes étrangers à tout ce qui est mauvais et vulgaire ne manqueront pas de tirer de cette interdiction si ancienne et si formelle du meurtre des conclusions favorables quant à la force de nos penchants moraux innés. Malheureusement, cet argu¬ment peut servir à prouver, dans une mesure peut-être encore plus grande, le contraire. Une interdiction aussi impérieuse et formelle ne peut s’adresser qu’à une impulsion particulièrement forte. On n’a pas à interdire ce à quoi aucune âme humaine n’aspire . C’est précisément la manière dont est formu¬lée la prohibition : «t u ne tueras point », qui est de nature à nous donner la certitude que nous descendons d’une série infiniment longue de générations de meur¬triers qui, comme nous mêmes peut-être, avaient la passion du meurtre dans le sang. Les tendances morales de l’humanité, dont il serait oiseux de contester la force et l’importance, constituent une acquisition de l’histoire humaine et forment, à un degré malheureusement très variable, le patrimoine héréditaire des hommes d’aujourd’hui.

Laissons maintenant l’homme primitif et interrogeons l’inconscient de notre propre vie psychique. Cela n’est possible qu’à l’aide des méthodes de re¬cher¬che psychanalytiques, les seules qui permettent de descendre à cette profondeur. Comment l’inconscient se comporte-t-il à l’égard du problème de la mort ? Exactement comme l’homme primitif. Sous ce rapport, comme sous tant d’autres, l’homme primitif survit tel quel dans notre inconscient. Comme l’homme primitif, notre inconscient ne croit pas à la possibilité de sa mort et se considère comme immortel. Ce que nous appelons notre « inconscient », c’est-à-dire les couches les plus profondes de notre âme, celles qui se compo¬sent d’instincts, ne connaît, en général, rien de négatif, ignore la négation (les contraires s’y concilient et s’y fondent) et, par conséquent, la mort à laquelle nous ne pouvons attribuer qu’un contenu négatif. La croyance à la mort ne trouve donc aucun point d’appui dans nos instincts, et c’est peut-être là qu’il faut chercher l’explication de ce qui constitue le mystère de l’héroïsme. L’ex¬plication rationnelle de l’héroïsme prétend qu’il y a des biens abstraits et universels plus précieux que la vie. Mais, à mon avis, l’héroïsme, qui est le plus souvent instinctif et impulsif, ignore cette motivation et affronte le danger sans penser à ce qui peut en résulter. Ou bien cette motivation ne sert qu’à écarter les doutes et les hésitations susceptibles de s’opposer à la réaction héroïque de l’inconscient. L’angoisse de la mort, au contraire, dont nous subis¬sons l’empire plus souvent que nous ne le croyons, est quelque chose de secondaire et résulte le plus souvent du sentiment de culpabilité.

D’autre part, nous trouvons toute naturelle la mort d’étrangers et d’ennemis que nous infligeons aussi volontiers et avec aussi peu de scrupules que le fait l’homme primitif. Sur ce point cependant il y a, entre l’homme primitif et nous, une différence qui, dans la réalité, apparaît comme décisive. Notre in¬con¬scient se contente de penser à la mort et de la souhaiter, sans la réaliser. Mais on aurait tort de sous-estimer cette réalité psychique par rapport à la réalité de fait. Cette réalité est déjà assez grave et grosse de conséquences. Dans nos désirs inconscients, nous supprimons journellement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés. « Que le diable l’emporte! » disons-nous couramment sur un ton de plaisanterie, destiné à dissimuler notre mauvaise humeur. Mais ce que nous voulons dire réellement, sans l’oser, c’est la que la mort l’emporte ! », et ce souhait de mort, notre inconscient le prend plus au sérieux que nous ne le pensons nous-mêmes et lui donne un accent que notre conscience est prête à désavouer. Notre inconscient tue même pour des détails ; comme l’ancienne législation athénienne de Dracon, il ne connaît pas d’autre châtiment pour les crimes que la mort, en quoi il est assez logique, puisque tout tort infligé à no¬tre moi tout-puissant et autocratique est, au fond, un crimen laeesae majestatis.

C’est ainsi qu’à en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes nous-mêmes qu’une bande d’assassins. Heureusement, que tous ces désirs et souhaits ne possèdent pas la force que leur attribuaient les hommes des temps primitifs ; s’il en était autrement, l’humanité aurait péri depuis longtemps sous les feux croisés des malédictions réciproques, lesquelles n’au¬raient épargné ni ses hommes les meilleurs et les plus sages, ni ses femmes les plus belles et les plus douces.
Ces affirmations de la psychanalyse ne trouvent aucun crédit auprès des profanes. On les repousse comme des calomnies qui ne résistent pas aux cer¬titudes fournies par la conscience, et on néglige adroitement les petits indices par lesquels l’inconscient se révèle généralement à la conscience. Aussi ne serait-il pas inutile de rappeler que beaucoup de penseurs qui n’ont certaine¬ment pas pu subir l’influence de la psychanalyse se sont plaints de la facilité avec laquelle nous sommes disposés, ne tenant aucun compte de la prohibition du meurtre, à écarter, à supprimer mentalement tout ce qui se trouve sur notre chemin. Je me contenterai de citer un seul exemple, devenu d’ailleurs célèbre.

Dans le Père Goriot, Balzac cite un passage de Rousseau, dans lequel celui-ci demande au lecteur ce qu’il ferait si, sans quitter Paris et, naturelle¬ment, avec la certitude de ne pas être découvert, il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer un vieux mandarin habitant Pékin et dont le mort lui pro¬cure¬rait un grand avantage. Il laisse deviner qu’il ne donnerait pas bien cher pour la vie de ce dignitaire. Tuer le mandarin est devenu alors une expression pro¬ver¬biale de cette disposition secrète, inhérente même aux hommes de nos jours.

On connaît, en outre, un grand nombre de plaisanteries et d’anecdotes cy¬niques dans lesquelles s’exprime la même tendance, comme, par exemple, cette déclaration qu’on attribue à un mari : « Après la mort de l’un de nous deux, je viendrai habiter Paris ». Ces plaisanteries cyniques ne seraient pas possibles, si elles ne servaient pas à exprimer une vérité qu’on nie, dont on ne veut pas convenir lorsqu’elle est exprimée sérieusement et d’une façon non dissimulée. On sait, en effet, qu’en plaisantant on peut tout dire, même la vérité.

Comme pour l’homme primitif, il existe aussi pour notre inconscient un cas où les deux attitudes opposées à l’égard de la mort, celle qui la conçoit comme une destruction de la vie et celle qui la nie comme quelque chose d’irréel, se rencontrent et entrent en conflit. Et le cas est exactement le même que celui qui s’offre à l’homme primitif : la mort ou le danger de mort d’un être cher, d’un époux ou d’une épouse, du père ou de la mère, d’un frère ou d’une sœur, d’un enfant ou d’un ami. D’une part, ces êtres chers forment notre patrimoine intime, sont une partie de notre Moi ; mais, par d’autres côtés, ils sont, en partie tout au moins, pour nous des étrangers et des ennemis. A l’exception de quelques situations, nos attitudes amoureuses les plus tendres et les plus intimes sont nuancées d’une hostilité qui peut comporter un souhait de mort inconscient. Mais, cette fois, ce conflit ayant sa source dans l’ambiva¬lence donne naissance, non plus à la doctrine de la transmigration et à la mo¬rale, maïs à la névrose qui nous ouvre une large perspective, même sur la vie psychique normale. Les médecins psychanalystes savent combien est fréquent le symptôme par lequel les malades expriment leur préoccupation, toute d’amour et de tendresse, du bien de leurs proches, et combien sont fréquents les reproches, absolument injustifiés, dont ils s’accablent à la suite de la mort d’un être cher. L’étude de ces symptômes n’a laissé aux médecins en question aucun doute quant à la fréquence et à la signification des souhaits de mort inconscients.

Le profane éprouve une horreur indicible devant cette possibilité affective, et il voit dans cette horreur même une raison suffisante et légitime pour re¬pousser comme invraisemblables les affirmations des psychanalystes. A tort, à mon avis. Nous ne songeons nullement à rabaisser la vie amoureuse ; ce serait d’ailleurs aller à l’encontre de la réalité. Notre raison et notre sentiment se refusent, certes, à admettre une association aussi étroite entre l’amour et la haine, mais la nature sait utiliser cette association et maintenir en éveil et dans toute sa fraîcheur le sentiment d’amour, afin de le mettre mieux à l’abri des atteintes de la haine qui le guette. On peut dire que nous sommes redevables des plus beaux épanouissements de notre vie amoureuse à la réac¬tion contre l’impulsion hostile que nous ressentons dans notre for intérieur.

Résumons-nous : impénétrabilité à la représentation de notre propre mort, souhait de mort à l’adresse de l’étranger et de l’ennemi, ambivalence à l’égard de la personne aimée: tels sont les traits communs à l’homme primitif et à notre inconscient. Combien est grande la distance qui sépare cette attitude primitive à l’égard de la mort et celle que nous imposent les conventions de notre vie civilisée !

Il est facile de définir la manière dont la guerre retentit sur cette double attitude. Elle emporte les couches d’alluvions déposées par la civilisation et ne laisse subsister en nous que l’homme primitif. Elle nous impose de nouveau une attitude de héros ne croyant pas à la possibilité de leur propre mort; elle nous montre dans les étrangers des ennemis qu’il faut supprimer ou dont il faut souhaiter la mort ; elle nous recommande de garder notre calme et notre sang-froid en présence de la mort de personnes aimées. Mais les guerres elles-mêmes ne se laissent pas supprimer. Il y aura des guerres, tant qu’il y aura des différences tranchées entre les conditions d’exis¬tence des peuples et tant qu’ils éprouveront les uns envers les autres une aversion aussi profonde. La question qui se pose dans ces conditions est celle-ci : étant donné que les guerres sont à peu près inévitables, ne ferions-nous pas bien de nous incliner devant cette situation et de nous y adapter? Ne ferions-nous pas bien de convenir que notre attitude à l’égard de la mort, telle qu’elle découle de notre vie civilisée, nous dépasse au point de vue psychologique et qu’il serait préférable pour nous de faire abstraction de cette attitude et de nous incliner devant la vérité? Ne ferions-nous pas bien d’assigner à la mort, dans la réalité et dans nos idées, la place qui lui convient et de prêter une attention un peu plus grande à notre attitude inconsciente à l’égard de la mort, à celle que nous nous sommes tou¬jours si soigneusement appliqués à réprimer ? Ce ne serait pas un progrès que nous accomplirions ainsi, mais bien plutôt, sous certains rapports du moins, une régression, mais en nous résignant à celle-ci,nous aurions l’avan¬tage d’être sincères avec nous-mêmes et de nous rendre de nouveau la vie supportable. En effet, rendre la vie supportable est le premier devoir du vi¬vant. L’illusion perd toute sa valeur, lorsqu’elle est en opposition avec ce devoir.
Rappelons-nous le vieil adage : si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, sois toujours prêt à la guerre.

Il serait temps de modifier cet adage et de dire : si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, soit prêt à accepter la mort.

Freud, Considérations actuelles

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Salomon Reinach, « De l’origine et de l’essence des tabous », Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 18-22.

De l’origine et de l’essence des tabous [1]En théorie, l’activité de l’homme n’a d’autres limites que celles de sa force physique. Il peut manger tout ce qui lui tombe sous la dent, tuer tout ce qui lui tombe sous la main, pourvu qu’il soit le plus fort. Poussé par ses besoins et ses passions, il ne s’arrêtera que devant une puissance supérieure à la sienne ; son énergie n’est contenue et réprimée que du dehors.

Mais cet état d’indépendance absolue est purement théorique. Dans la pratique, et aussi loin que nous remontions dans le cours des âges, l’homme subit, à côté des contraintes extérieures, une contrainte intérieure. Il n’éprouve pas seulement des résistances, mais il s’en crée à lui-même, sous la forme de craintes ou de scrupules. Ces craintes et ces scrupules ont pris, avec le temps, des noms différents : ce sont les lois morales, les lois politiques, les lois religieuses. Aujourd’hui, ces trois sortes de lois subsistent et exercent leur action restrictive sur l’énergie humaine ; elles existaient de même chez les sauvages des temps les plus reculés, mais à l’état confus et, pour ainsi dire, indivis. Les notions mêmes de morale, de religion, de politique, telles du moins que nous les entendons à cette heure, n’existaient pas ; mais l’homme subissait et acceptait de nombreuses contraintes, dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le système des tabous. La formule générale du tabou est : « Ne fais pas ceci, ne touche pas à cela » ; c’est le don’t anglais de la civilité puérile et honnête. Le tabou, de quelque nature qu’il soit, a cela de particulier qu’il impose une limite à l’activité de l’homme. Ce sentier est tabou ? n’y marche pas. Ce fruit est tabou ? ne le mange pas. Ce champ est tabou tel jour ? n’y travaille pas. Ainsi, à la différence des lois religieuses, civiles ou morales, la loi du tabou ne prescrit jamais l’action, mais l’abstention ; c’est un frein, ce n’est pas un stimulant.

J’ai dit que ce frein consistait en craintes et en scrupules. On ne voit pas, en effet, si l’on excepte la force brutale opposée à la force, ce qui a pu contenir l’énergie de l’homme en dehors de la crainte, sentiment qui engendre le scrupule. Or, le sauvage ne craint pas seulement la dent des fauves, la morsure des serpents : il craint aussi, il craint surtout la maladie et la mort, châtiments qu’infligent les génies irrités dont son imagination peuple le monde. Être social par excellence, l’homme se figure, à tous les étages de la civilisation, que le monde extérieur forme comme une société avec lui et, par une généralisation naturelle, il projette au-dehors et multiplie à l’infini le principe spirituel dont il se sent animé. Avant d’avoir de la divinité une notion précise et conséquente avec elle-même, il se sent entouré de dieux, il les craint et cherche à vivre en paix avec eux.

La cause générale des tabous est donc la crainte du danger.(…)S’il n’y avait pas eu de tabous, l’homme sauvage, encore inaccessible aux conseils de la raison et de la prévoyance, aurait ravagé et dévasté la terre : les tabous lui enseignèrent la contrainte et la modération. Mais s’il n’y avait pas eu un correctif aux tabous, l’homme sauvage, encore inaccessible à la critique et épris du merveilleux, aurait tellement enchaîné sa vie, par crainte de la perdre, que toute activité civilisatrice eût été impossible. »

 

 

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« Je prends le premier ensemble de questions : Pensez-­vous enseigner l’oral ? Quelles difficultés rencontrez?vous ? Rencontrez-vous des résistances ? Vous heurtez?vous à la passivité des élèves ?…

Immédiatement, j’ai envie de demander : Enseigner l’oral ? Mais quel oral ?

II y a un implicite comme dans tout discours oral ou même écrit. Il y a un ensemble de présupposés que chacun apporte en posant cette question. Étant donné que les structures mentales sont des structures sociales intériorisées, on a toutes chances d’introduire, dans l’opposition entre l’écrit et l’oral, une opposition tout à fait classique entre le distingué et le vulgaire, le savant et le populaire, en sorte que l’oral a de fortes chances d’être assorti de toute une aura populiste. Enseigner l’oral, ce serait ainsi enseigner ce lange qui s’enseigne dans la rue, ce qui déjà conduit à un paradoxe. Autrement dit, est?ce que la question de la nature même de la langue enseignée ne fait pas question ? Ou alors, est?ce que cet oral qu’on veut enseigner n’est pas tout simplement quelque chose qui s’enseigne déjà, et cela très inégale­ment, selon les institutions scolaires ? On sait par exemple que les différentes instances de l’enseignement supérieur enseignent très inégalement l’oral. Les ins­tances qui préparent à la politique comme Sciences Po, l’ENA, enseignent beaucoup plus l’oral et lui accordent une importance beaucoup plus grande dans la notation que l’enseignement qui prépare soit à l’enseignement, soit à la technique. Par exemple, à Polytechnique, on fait des résumés, à l’ENA, on fait ce que l’on appelle un «grand oral» qui est tout à fait une conversation de salon, demandant un certain type de rapport su langage, un certain type de culture. Dire «enseigner l’oral» sans plus, cela n’a rien de nouveau, cela se fait déjà beaucoup. Cet oral peut donc être l’oral de la conversation mon­daine, ce peut être l’oral du colloque international, etc.

Donc se demander «enseigner l’oral ?», «quel oral enseigner ?», cela ne suffit pas. Il faut se demander aussi qui va définir quel oral enseigner. Une des lois de la socio?linguistique est que le langage employé dans une situation particulière dépend non seulement, comme le croit la linguistique interne, de la compétence du locuteur au sens chomskyen du terme, mais aussi de ce que j’appelle le marché linguistique. Le discours que nous produisons, selon le modèle que je propose, est une «résultante» de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe son discours; le discours dépend pour une part (qu’il faudrait apprécier plus rigoureusement) des conditions de réception.

Toute situation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu’il produit pour ce marché dépend de l’antici­pation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. Sur le marché scolaire, que nous le voulions ou non, nous arrivons avec une anticipation des profits et des sanc­tions que nous recevrons. Un des grands mystères que la socio?linguistique doit résoudre, c’est cette espèce de sens de l’acceptabilité. Nous n’apprenons jamais le langage sans apprendre, en même temps, les conditions d’acceptabilité de ce langage. C’est?à?dire qu’apprendre un langage, c’est apprendre en même temps que ce langage sera payant dans telle ou telle situation.

Nous apprenons inséparablement à parler et à évaluer par anticipation le prix que recevra notre langage; sur le marché scolaire ?et en cela le marché scolaire offre une situation idéale à l’analyse? ce prix c’est la note, la note qui implique très souvent un prix matériel (si vous n’avez pas une bonne note à votre résumé de concours de Polytechnique, vous serez administrateur à l’INSEE et vous gagnerez trois fois moins…). Donc, toute situation linguistique fonctionne comme un marché dans lequel quelque chose s’échange. Ces choses sont bien sûr des mots, mais ces mots ne sont pas seulement faits pour être compris; le rapport de communication n’est pas un simple rapport de communication, c’est aussi un rapport économique où se joue la valeur de celui qui parle : a?t?il bien ou mal parlé ? Est?il brillant ou non ? Peut?on l’épouser ou non ? …

Les élèves qui arrivent sur le marché scolaire ont une anticipation des chances de récompense ou des sanctions promises à tel ou tel type de langage. Autrement dit, la situation scolaire en tant que situation linguistique d’un type particulier exerce une formidable censure sur tous ceux qui anticipent en connaissance de cause les chances de profit et de perte qu’ils ont, étant donné la compé­tence linguistique dont ils disposent. Et le silence de certains n’est que de l’intérêt bien compris.

Un des problèmes qui est posé par ce questionnaire est celui de savoir qui gouverne la situation linguistique scolaire. Est?ce que le professeur est maître à bord ? Est?ce qu’il a vraiment l’initiative dans la définition de l’acceptabilité ? Est?ce qu’il a la maîtrise des lois du marché ?

Toutes les contradictions que vont rencontrer les gens qui s’embarquent dans l’expérience de l’enseignement de l’oral découlent de la proposition suivante : la liberté du professeur, s’agissant de définir les lois du marché spéci­fique de sa classe, est limitée, parce qu’il ne créera jamais qu’un «empire dans un empire», un sous?espace dans lequel les lois du marché dominant sont suspendues. Avant d’aller plus loin, il faut rappeler le caractère très particulier du marché scolaire : il est dominé par les exi­gences impératives du professeur de français qui est légitimé à enseigner ce qui ne devrait pas s’enseigner si tout le monde avait des chances égales d’avoir cette capa­cité et qui a le droit de correction su double sens du terme: la correction linguistique («le langage châtié») est le produit de la correction. Le professeur est une sorte de juge pour enfants en matière linguistique : il a droit de correction et de sanction sur le langage de ses élèves.

Imaginons, par exemple, un professeur populiste qui refuse ce droit de correction et qui dit : «Qui veut la parole la prenne; le plus beau des langages, c’est le lan­gage des faubourgs». En fait, ce professeur, quelles que soient ses intentions, reste dans un espace qui n’obéit pas normalement à cette logique, parce qu’il y a de fortes chances qu’à côté il y ait un professeur qui exige la rigueur, la correction, l’orthographe… Mais supposons même que tout un établissement scolaire soit trans­formé, les anticipations des chances que les élèves apportent sur le marché les entraîneront à exercer une censure anticipée, et il faudra un temps considérable pour qu’ils abdiquent leur correction et leur hyper­correction qui apparaissent dans toutes les situations linguistiquement, c’est?à?dire socialement, dissymé­triques (et en particulier dans la situation d’enquête). Tout le travail de Labov n’a été possible qu’au prix d’une foule de ruses visant à détruire l’artefact linguistique que produit le seul fait de la mise en relation d’un «compé­tent» et d’un «incompétent», d’un locuteur autorisé avec un locuteur qui ne se sent pas autorisé; de même, tout le travail que nous avons fait en matière de culture, a consisté à essayer de surmonter l’effet d’imposition de légitimité que réalise le fait seul de poser des questions sur la culture. Poser des questions sur la culture dans une situation d’enquête (qui ressemble à une situation scolaire) à des gens qui ne se pensent pas cultivés, exclut de leur discours ce qui les intéresse vraiment; ils cherchent alors tout ce qui peut ressembler à de la culture; ainsi quand on demande : «Aimez?vous la musique ?», on n’entend jamais: «J’aime Dalida» mais on entend : «J’aime les valses de Strauss», parce que c’est, dans la compétence populaire, ce qui ressemble le plus à l’idée qu’on se fait de ce qu’aiment les bourgeois. Dans toutes les circonstances révolutionnaires, les popu­listes se sont toujours heurtés à cette sorte de revanche des lois du marché qui semblent ne jamais s’affirmer autant que quand on pense les transgresser.

Pour revenir à ce qui était le point de départ de cette digression : Qui définit l’acceptabilité ? »

 [Bourdieu, Extrait de Ce que parler veut dire,]

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Le tabou : ce qu’il ne faut pas dire

« Tabou » est un mot que l’on retrouve dans toutes les langues polynésiennes sous la forme tapu1, kapu2… Il fut popularisé en Europe par James Cook au retour de sa première circumnavigation durant laquelle il séjourna à Tahiti. Il désigne, dans la littérature ethnologique, une prohibition à caractère sacré dont la transgression est susceptible d’entraîner un châtiment surnaturel3. En tahitien entre autres, le contraire de tabou se dit noa : ce qui est ordinaire, accessible à tous.

Par extension, le terme « tabou » désigne, dans son acception la plus générale, un sujet qu’il est préférable de ne pas évoquer si l’on veut respecter les codes de la bienséance d’une société donnée.

Les ethnologues ont fait de ce mot polynésien un terme générique s’appliquant à toutes les interdictions d’ordre magique, religieux ou rituel, quel que soit le peuple qui formule ces interdictions.

Émile Durkheim estime qu’il est fâcheux d’étendre ainsi l’acception d’une expression étroitement locale et dialectale. Il n’y a pas de religion où les interdictions ne jouent pas un rôle considérable. Les termes « interdit » ou « interdiction » seraient préférables. En outre, « tabou » désigne aussi bien l’interdiction que la chose interdite.

  • Le tabou est un phénomène religieux qui peut être vu comme la forme négative du sacré. Il exprime à la fois son caractère contagieux et dangereux. Il comprend trois éléments : une croyance dans le caractère impur ou sacré de telle personne ou de telle chose; une prohibition : l’interdiction de toucher ou d’user de cette personne ou de cette chose; la croyance que la transgression de cet interdit entraîne automatiquement la punition du coupable, qui verra, par exemple, son corps enfler ou dépérir; il aura un accident, perdra ses récoltes ou bien ses parents mourront. La transgression du tabou est punie de mort ou au moins d’ostracisme.
  • Le tabou, toujours en tant que phénomène religieux, peut aussi être vu comme un avertissement : une chose, une personne est chargée de puissance. La violation du tabou n’entraîne pas forcément un châtiment mais une réaction de la puissance. Celle-ci fascine l’être humain mais engendre aussi de la crainte. À tel point que le tabou fait éviter la parole, par peur de la puissance. « Quand elle persiste, la crainte se fixe en une observance […] nous saisissons dès lors comment, à la longue, le frisson devait nécessairement passer à l’état d’observance, et la crainte vivante dégénérer en formalisme. »4.

Le premier tabou de l’humanité est le tabou de l’endogamie : interdiction d’avoir des relations sexuelles avec sa parentèle. Il évoluera ensuite en tabou de l’inceste avec la complexification des sociétés humaines consécutives à son application.

  • La maladie (en particulier le sida ou le cancer) et la mort ;
  • Les odeurs corporelles, les excréments, le manque d’hygiène dans les lieux publics ;
  • La sexualité et le désir, notamment dans leurs formes jugées déviantes, tels l’inceste dans les sociétés traditionnelles, la pédophilie, le viol dans les sociétés modernes;
  • L’argent et la mendicité ;
  • Le lesbianisme, dans certains milieux et à certaines époques ;
  • L’affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle ;
  • La Commune de Paris, à la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle ;
  • Le nazisme et les faits s’y rapportant, par exemple la collaboration durant l’Occupation allemande ;
  • La critique de la religion.
  • Certaines maladies psychiatriques (trouble de la personnalité paranoïaque et états délirants, notamment).

 

http://www.patrickbanon.com/fondsdocumentaire/livres/TabousetInterdits-introduction.pdf

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