Les collages de Sean Hillen

Cet artiste plasticien, spécialiste du photomontage, est né en 1961 en Irlande du Nord. Il vit désormais à Dublin, en république d’Irlande.

Début de sa vie jusqu’aux années 80

Hillen n’a que huit ans quand débute la guerre civile en Irlande du Nord, guerre que l’on appelle pudiquement ‘Les Troubles’ aujourd’hui.

Il grandit à Newry, dans le quartier de Meadow, entre deux quartiers républicains dans l’âme, où l’on n’hésitait pas à dresser des barricades contre l’armée britannique. Pour en savoir plus sur l’histoire de l’Irlande du Nord, je clique ici.

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Lui-même est arrêté à 15 ans par des soldats britanniques pour leur avoir lancé des pierres. “Cela m’a appris à ne pas me jeter bêtement dans la gueule du loup, et qu’il y avait des tas de choses plus intelligentes à faire ! ”

En l’occurrence, les Arts Plastiques le fascinent et il réussit brillamment cette épreuve à l’équivalent du baccalauréat. Ses résultats lui ouvrent les portes du Belfast City College de Jordanstown, où il apprend la technique de la photo documentaire. Il mitraille de son objectif les rues de Belfast et ses habitants, les marches des Orangistes, prenant soin de photographier avec un discret appareil de poche les installations sécurisées, les Landrovers RUC et les soldats britanniques déployés en ville.

Il était strictement interdit (cela reste le cas aujourd’hui) de prendre des photos des forces de l’ordre dans l’exercice de leur fonction. Lorsqu’il se fait prendre sur le fait, Hillen se dit journaliste en mission ou simple étudiant d’art.

A l’âge de 21 ans, il part s’installer à Londres où il poursuit ses études au London College of Printing, qui est devenu entre-temps le London College of Communication.

London College of Communication campus

L’endroit fait partie de l’Université Londonienne des Arts et forme des étudiants se destinant à des carrières créatives dans l’industrie.

Lorsqu’il entame ses études à Londres, Hillen n’en oublie pas pour autant son Irlande natale et fait de fréquents aller-retours. Il continue de photographier notamment les émeutes et les manifestations irlandaises.

Il crée ses premiers photomontages auxquels il donne des noms farfelus et à rallonge, comme ‘ Soeur Faustine Apparaît dans LondoNewry, Evitant Miraculeusement la Prise Photographique Illegale des Membres des Forces de Sécurité’ (titre original :“Sr. Faustina Appears In LondoNewry, Miraculously Preventing The Illegal Photography Of Members Of The Security Forces…)

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Très vite, ses photomontages sont publiés dans des revues artistiques et font la couverture de Creative Camera ou du Royal Photographic Journal. Il les réunit sous le titre The Troubles. Ces photos représentent aujourd’hui un témoignage exceptionnel des conditions de vie en Irlande du nord pendant la période agitée qui s’étend de la fin des années 1960 jusqu’aux accords du Vendredi Saint, de 1998, comme en témoigne l’article de Chloe Lennard, paru dans Le Cool en septembre 2012. (Je clique ici pour avoir accès au contenu bilingue de cet article).

 

Mais ces image de guerre en noir et blanc qui se découpent sur des vues idylliques de Londres, dérangent.

Londonewry, A Mythical Town, #22

Exposées collectivement à Londres sous le titre de LondoNewry, ses oeuvres n’échappent pas au couperet de la censure. Trois d’entre elles sont néanmoins achetées pour la Collection Permanente du Musée Impérial de la Guerre.

Pourquoi les oeuvres de LondoNewry connaissent-elles un accueil mitigé en Angleterre? Hillen explique : “C’était des documents pris sur le vif, au travers d’une voix et une expérience qui n’étaient pas du tout entendues. Cependant, elle [LondoNewry] rendit certaines personnes nerveuses et l’un des critiques décrivit certaines oeuvres comme un hymne au républicanisme, ce qui à l’époque, représentait une raison valable de m’éliminer.”

Quelles sont les motivations de l’artiste à cette époque de sa vie ? “Je ne disais pas que c’était ça, les faits ou la réalité. Je posais seulement cette question : ‘Aimeriez-vous que cela se passe chez vous, dans votre propre rue?’ J’essayais juste de projeter le spectateur dans mon expérience personnelle, celle de devoir faire coexister en un même moment un nombre de réalités conflictuelles.”

Ce qui lui permet de réussir ce tour de force, c’est l’imagination. ” J’étais conscient du fait que l’imagination était le catalyseur, et que c’était à chacun d’entre nous de se positionner dans le monde, même si au même moment dans la même ville, dans la même rue, d’autres avaient des idées radicalement différentes sur ce qui s’y déroulait, et sur qui les dirigeait.”

Slade School of Fine Arts

A la prestigieuse Slade School of Art où il poursuit ses études artistiques, Hillen invente un dispositif qui lui permet d’agrandir ses collages, ce qui lui vaut un deuxième prix dans l’un des plus grands salons des inventeurs. Sa petite amie et son banquier lui conseillent d’abandonner l’art et de se consacrer à sa prometteuse carrière d’inventeur. Hillen hésite… Mais lorsqu’il rentre s’établir en Irlande, il se rend compte que LondoNewry y a été encore plus mal compris qu’à Londres. Il décide de se lancer un nouveau défi artistique.

Les années 1990

En 1993, Hillen s’installe définitivement en Irlande et travaille de 1994 à 1997 sur un projet artistique qu’il baptise Irelantis. La série Irelantis se compose de collages réalisés notamment grâce à la technique de l’encollage et de la découpe au scalpel. Ils offrent une vision hybride et décalée des traditionnelles illustrations de carte postale auxquelles se mêlent les images d’un monde apocalyptique. “Dans Irelantis, explique l’artiste,” on ne sait pas si on sort d’un cataclysme ou si l’on s’y précipite.” Le choix du nom de la série est révélateur : il s’agit d’un mot hybride, formé sur “Ireland” et “Atlantis”, le nom anglais de l’île légendaire précipitée dans les flots par les Dieux.

On y note l’influence indubitable de John Hinde, le spécialiste britannique incontestable de la prise de vue photographique pour carte postale. John Hinde cultivait un style à la fois idéalisé et nostalgique, et passait des heures à préparer minutieusement les scènes qu’il voulait photographier.

Hillen adapte ces clichés en les juxtaposant pour créer une image d’une réalité à la fois familière et complexe. D’ailleurs, la plupart de ces collages hauts en couleur et présentant des vues de l’Irlande ont un format de carte postale. Voici un ‘détournement’ significatif :

Il puise aussi son inspiration dans le cadre magnifique de la campagne irlandaise, ainsi que dans des sites grandioses comme les falaises de Moher.

D’autres artistes influencent Hillen. Parmi ceux-ci, on peut citer John Hartfield, un artiste engagé dans la lutte anti nazie et qui trouva dans les photomontages un champ d’expression à la fois novateur et percutant. Cette influence est particulièrement frappante dans les oeuvres de Hillen traitant des problèmes politiques de l’Irlande du Nord.

Et depuis ?

L’oeuvre de Hillen ne s’arrête pas aux photomontages. Il s’est essayé à la sculpture, à la vidéo, à l’illustration, et au design graphique de la scène et du spectacle.

Ses réalisations les plus récentes incluent des séries photos telles que ‘le projet sans titre des parapluies cassés‘ (en anglais : Untitled Broken Umbrella Project) pour lequel il a photographié dans Dublin et ses environs, des centaines de parapluies hors d’usage.

En 2007, conjointement avec l’architecte paysagiste Desmond Fitzgerals, il gagne le concours de design pour le Memorial de l’attentat à la bombe d’Omagh.

Omagh est une ville d’Irlande du nord où, en 1998, 29 personnes moururent et plus de 200 furent blessées à des degrés divers dans un attentat à la bombe. La photo ci-dessus fut prise quelques minutes avant que n’explose la bombe cachée dans la voiture rouge. Le touriste espagnol et sa fille photographiés au premier plan survécurent à l’explosion.

Entre 2007 et 2009, Hillen produit ‘A la recherche de preuves‘ (en anglais : “Searching for evidence”), qui fut montré pour la première fois au public à Dublin, en 2010, sous le titre ‘Fragments d’un monde fracassé’.

Searching for Evidence of Controlled Demolition at Castle Gree

 

De 2010 à 2012, il crée une série détonante, ‘Qu’est-ce qui cloche ? dans le réconfort du génie (en anglais : WHAT’S WRONG? with The Consolations of Genius).

Cette série de collages se base sur le phénomène de dissonance cognitive, c’est à dire ce que l’on ressent lorsque nos croyances les plus ancrées entre en conflit avec des preuves irréfutables d’une réalité perçue d’une façon qui les remet radicalement en question. “J’ai imaginé les rêves de nos génies de la littérature irlandaise, dans lesquels ils mènent peut-être une vie digne d’un dieu, ou qui n’est qu’un purgatoire, parce que la leçon à retenir des événements du 11 septembre, c’est que lorsque la réalité s’invite, elle n’est pas toujours la bienvenue mais elle ne disparaît pas pour autant.” Image hébergée par servimg.com

En 2011, il se lance dans l’aventure des ‘Magasins fantômes‘. Sa source d’inspiration? Les petits commerces sur le point de baisser définitivement le rideau. Hillen parle d’eux comme des scènes de théâtre vidées de leurs acteurs : “je me suis rendu compte que leur reflet complexe présentait un intérêt certain, avec souvent un potentiel fort, et que le mélange entre le reflet sur la surface du verre et la réalité derrière pouvaient débrider l’imagination.”

“J’ai du mal à croire à la mort inéluctable de tous ces petits commerce, et je pense qu’on devrait apporter une attention toute particulière à ce phénomène qui est devenu un problème politique en Grande-Bretagne : 30 pour cent des commerces dans les artères principales de nos régions sont vides.” (citations tirées de “An empty set : ghost shops photographed”)

 

La technique de Sean Hillen – ‘scalpel et collage

A partir des clichés qu’il a pris sur le vif, ou ceux d’autres photographes, Hillen se livre à un minutieux travail de création. Alors que la plupart de ses contemporains ne jurent que par Photoshop, Hillen passe au microscope binoculaire des monceaux de papier et de cartes qu’il découpe ensuite soigneusement avec un scalpel de chirurgien. Il les encolle soigneusement sur des supports de la taille d’une carte postale, mais les parties encollées dépassent souvent de leur support : il veut montrer que ses oeuvres sont avant tout des créations avec une construction propre, pas seulement de jolies images à regarder.

 

Ses sources d’inspiration

On retrouve dans les oeuvres de Hillen un kitch catholique qui pourrait être qualifié de typiquement irlandais :

Ici, “Jésus apparaissant en ville”

Mais sa principale source d’inspiration reste le contexte socio-politique de son pays natal.

Hillen a grandi dans une province déchirée par des années de guerre civile. L’armée britannique, appelée en renfort pour maintenir les tensions entre les communautés catholiques et protestantes, était perçue comme une armée d’occupation par la majorité des habitants catholiques de l’Irlande du Nord. Sur ces soldats anglais, et protestants pour la plupart, se cristallisait la colère des séparatistes catholiques qui désiraient retrouver une Irlande unie et rêvaient d’une République Irlandaise indépendante.

L’enfance de Hillen a été marquée par les affrontements communautaires, les batailles de rue, les barricades, la vue de soldats en uniforme, et plus traumatisant encore, la succession d’attentats meurtriers qui ont émaillé la période dite des ‘Troubles’. A ce climat de tension et de haine, s’opposait une très forte imprégnation catholique, avec le culte des saints, de la Vierge Marie, et du Sacré Coeur de Jésus, et leurs omniprésentes représentations dans l’environnement domestique.

Il est impossible, aussi, de faire l’impasse sur l’influence britannique en Irlande du Nord. Hillen explique : “Il y a toutes ces brèches et toutes ces ornières… J’imagine que cela vient du fait que l’on est conscient de vivre à deux endroits différents à la fois. Newry était en Irlande, mais sous un vernis tout britannique. J’ai grandi en regardant Blue Peter (une émission de la BBC, ndlr) et le sud de l’Irlande, c’était l’étranger. J’ai grandi avec l’idée que les voitures britanniques étaient les meilleures, que l’armée britannique professionnelle était la meilleure, surtout pour tuer les gens (…)”

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=nh7OfW0ta-o[/youtube]

Le choix du Photomontage

“A travers tout le XXème siècle, le photomontage a eu le potentiel pour mettre en pièces le monde, révéler ce qui est caché et pour créer de nouvelles et impossibles visions…” (Stephen Bull dans Creative Camera Magazine)

Il est finalement peu étonnant que Hillen ait choisi la technique du collage. Cependant, il ne choisit pas cette technique pour mettre le monde en pièces, mais pour justement témoigner du morcellement de ce qui l’entoure. Le photomontage lui permet de faire co-exister dans un même espace les réalités différentes, voire antagonistes, qui composent son univers depuis l’enfance.

Dans la plupart des oeuvres de LondoNewy (the Troubles-era collages, 1983 – 1993), et plus tard, dans celle d’Irelantis (1994-2005), ces réalités cohabitent. Les scènes les plus violentes sont tirées des clichés en noir et blanc que l’artiste a pris pendant les années des ‘Troubles’. On y voit des soldats, des maisons en ruine, des scènes de conflit.

Londonewry, A Mythical Town, #5ici, Londonewry, A Mythical Town, #5 (circa 1982)

Ces images en noir et blanc se détachent sur un fond légèrement plus coloré, pour ne pas dire colorisé, qui présente un cadre familier, pastoral (vues de la campagne irlandaise) ou urbain (sites ou monuments célèbres célèbres).

Enfin, les figures religieuses, des représentations naïves aux couleurs vives voire criardes, apportent à l’ensemble une touche colorée, qui n’est pas sans rappeler les techniques de coloriage des bandes dessinées de cette époque.

St. Christopher Appears In London, (Security Forces Investigate...) Ici, “Saint Christophe Apparaît à Londres, (Les Forces de Sécurité mènent l’enquête…)”

Dans LondoNewry, les collages de Hillen peuvent être vus comme des métaphores de la cruauté et de l’absurdité du monde qui l’entoure. La superposition d’images dérangeantes en noir et blanc de conflits armés , qui défigurent le cadre idyllique dans lequel elles sont insérées, et d’images pieuses aux couleurs criardes, – dont la présence incongrue intrigue et interpelle (Dieu et ses représentants ont-ils leur place dans un conflit armé?), dégage néanmoins beaucoup de chaleur et d’énergie.

Il poursuit sa réflexion dans Irelantis, où il quitte le registre de la guerre pour s’interroger sur le devenir de notre monde. La façon dont il assemble les différentes parties de ses collages stimule l’imagination du spectateur. Aux scènes de guerre ont succédé les incendies, les maelströms, les explosions nucléaires, les dérèglements climatiques qui transforment les vallées désertiques de l’Egypte vallons verdoyants et giboyeux comme dans Les Grandes pyramides de Carlington Lough :

GT

Dans les oeuves postérieures aux attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001, ce n’est plus tant la nature qui subit la folie des hommes, mais ce qu’ils ont patiemment construit : les collages de la série “A la recherche de Preuves” (2007-09) ont pour thème des incendies, des explosions, la démolition d’immeubles comme dans “A la recherche de preuves de démolition sous contrôle à Castle Green, Ballybunion”. Evidence_at_Castle_Gr#1D93D

Les personnages semblent complètement indifférents à la destruction des immeubles, tours, gratte-ciels qui s’effondrent en arrière-plan. Sur de nombreux collages de cette série, on retrouve, en arrière plan le plus souvent, des scènes d’opérations militaires, comme dans “No evidence of a 757 near Hal’penny Bridge”, de 2007. La présence militaire, si elle est beaucoup plus discrète que dans les séries antérieures, n’en reste pas moins menaçante.

No_Evidence_Of_A_757_#1D942

Dans la série suivante “What’s wrong? with the consolation of a genius” (2010-2012), l’artiste met en scène les plus grands penseurs Irlandais du XXème siècle avec des jeunes femmes dénudées et aguicheuses, sur fond d’immeubles en flammes ou sur le point d’être la cible d’attentats. Le titre est polysémique : il peut se comprendre de différentes manières. “Qu’est-ce qui va de travers? avec la sollicitude du génie” ou “Qu’est-ce qui cloche? dans le réconfort du génie”. Dans un cas comme dans l’autre, le génie en question semble lui aussi complètement indifférent au drame qui se joue dans l’arrière plan et semble à peine plus intéressé par les charmes que déploie la demoiselle à ses côtés.

Quel message l’artiste veut-il faire passer? Doit-on y lire une critique de ces hommes de génie, finalement incapables de transmettre une once de sagesse à leurs semblables et d’enrayer leur folie destructrice? Ne doit-on pas y voir la critique des spectateurs que nous sommes? Le titre ‘What’s wrong?’ nous invite à chercher l’incongruité qui se cache dans le collage. Mais notre regard balaie l’arrière-plan apocalyptique, frôle l’homme de lettres pour finalement s’arrêter et s’attarder sur les courbes des pin-ups aux poses lascives. N’est-ce pas là, où se situe le noeud du problème?

L’artiste n’apporte aucune réponse. C’est sans doute cela qui fait la force des collages de Hillen : ils donnent beaucoup plus à penser et à imaginer qu’à voir.

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Pour en savoir plus sur John Hinde, le site d’un photographe professeur de photographies aux Beaux-Arts de Nîmes

Les sources de cet article :

http://seanhillen.com/ http://en.wikipedia.org/wiki/Sean_Hillen

http://www.irelantis.com/MicMoroney.html

http://www.thejournal.ie/artist-sean-hillen-brings-new-political-statement-to-dails-doorstep-2011-2/

http://lecool.com/dublin/en/40296 http://homepage.ntlworld.com/davepalmer/cutandpaste/hillen.html

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