Sixième promenade


La contrainte en désaccord avec mon désir suffit pour l’anéantir, & le changer en répugnance, en aversion même, pour peu qu’elle agisse trop fortement, & voilà ce qui me rend pénible la bonne oeuvre qu’on exige & que je faisais de moi-même lorsqu’on ne l’exigeait pas. Un bienfait purement gratuit est certainement une oeuvre que j’aime à faire. Mais quand celui qui l’a reçu s’en fait un titre pour en exiger la continuation sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d’être à jamais son bienfaiteur pour avoir d’abord pris plaisir à l’être, dès lors la gêne commence & le plaisir s’évanouit. Ce que je fais alors quand je cède est faiblesse & mauvaise honte, mais la bonne volonté n’y est plus, & loin que je m’en applaudisse en moi-même, je me reproche en ma conscience de bien faire à contre-coeur Je sais qu’il y a une espèce de contrat & même le plus saint de tous entre le bienfaiteur & l’obligé. C’est une sorte de société qu’ils forment l’un avec l’autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, & si l’obligé s’engage tacitement à la reconnaissance, le bienfaiteur s’engage de même à conserver à l’autre, tant qu’il ne s’en rendra pas indigne, la même bonne volonté qu’il vient de lui
témoigner & à lui en renouveler les actes toutes les fois qu’il le pourra & qu’il en sera requis. Ce ne sont pas là des conditions expresses, mais ce sont des effets naturels de la relation qui vient de s’établir entre eux. Celui qui la première fois refuse un service gratuit qu’on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre à celui qu’il a refusé ; mais celui qui dans un cas semblable refuse au même la même grâce qu’il lui accorda ci-devant frustre une espérance qu’il l’a autorisé à concevoir il trompe & dément une attente qu’il a fait naître. On sent dans ce refus je ne sais quoi d’injuste & de plus dur que dans l’autre ; mais il n’en est pas moins l’effet d’une indépendance que le coeur aime & à laquelle il ne renonce pas sans effort. Quand je paye une dette, c’est un devoir que je remplis quand je fais un don, c’est un plaisir que je me donne. Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la vertu fait naître : ceux qui nous viennent immédiatement de la nature ne s’élèvent pas si haut que cela.
Après tant de tristes expériences j’ai appris à prévoir de loin les conséquences de mes premiers mouvements suivis, & je me suis souvent abstenu d’une bonne oeuvre que j’avois le désir & le pouvoir de faire, effrayé de l’assujettissement auquel dans la suite je m’allais soumettre si je m’y livrais inconsidérément.
J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Sixième Promenade.