LA RELIGION choix de textes

TEXTE 1

« Puisque donc cette révélation est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous, musulmans, savons de science certaine que l’examen [des étants] par la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. S’il en est ainsi, et que l’examen aboutit à une connaissance quelconque à propos d’un étant quel qu’il soit, alors de deux choses l’une : soit sur cet étant le Texte révélé se tait, soit il énonce une connaissance à son sujet. Dans le premier cas, il n’y a même pas lieu à contradiction, et le cas équivaut à celui des statuts légaux non édictés par le Texte, mais que le juriste déduit par syllogisme juridique. Dans le second, de deux choses l’une : soit le sens obvie* de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en dire ; s’il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie. (…) Nous affirmons catégoriquement que partout où il y a contradiction (…) cet énoncé est susceptible d’être interprété suivant des règles d’interprétation de la langue arabe. C’est là une proposition dont nul musulman ne doute et qui ne suscite point d’hésitation chez le croyant. Mais combien encore s’accroît la certitude qu’elle est vraie chez celui qui s’est attaché à cette idée et l’a expérimentée, et s’est personnellement fixé pour dessein d’opérer la conciliation de la connaissance rationnelle et de la connaissance transmise ! »

Averroès, Discours décisif. Paris, Flammarion, 1996 (trad. M. Geoffroy)

TEXTE 2

je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui me doit arriver.

Pascal, Pensées

TEXTE 3

Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu. […] Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? […] Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité.

Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), article « Fanatisme »

TEXTE 4

« Nous voyons que les plus adonnés à tout genre de superstition ne peuvent manquer d’être ceux qui désirent sans mesure des biens incertains ; tous , alors, surtout qu’ils courent des dangers et ne savent trouver aucun secours en mêmes, implorent le secours divin par des voeux et des larmes de femmes, déclarent la Raison aveugle (incapable elle est en effet de leur enseigner aucune voie assurée pour parvenir aux vaines satisfactions qu’ils recherchent) et traitent la sagesse humaine de vanité ; au contraire, les délires de l’imagination, les songes et les puériles inepties leur semblent être des réponses divinse ; bien mieux, Dieu a les sages en aversion ( 1; ce n’est pas dans l’âme, c’est dans entrailles des animaux que sont écrits ses décrets, ou encore ce sont les déments, les oiseaux qui, par un instinct, un souffle divin, les font connaître. Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes. »

Spinoza, Traité théologico-politique, préface

TEXTE 5

Les hommes ont une tendance universelle à concevoir tous les êtres à leur ressemblance et à transférer à tous les objets les qualités auxquelles ils sont habitués et familiarisés et dont ils ont une conscience intime. Nous découvrons des visages humains dans la Lune, des armées dans les nuages ; et si nous ne corrigeons pas par l’expérience et la réflexion notre penchant naturel, nous accordons malveillance et bienveillance à tout ce qui nous apporte mal ou bien. […]L’absurdité n’est pas moindre, quand nous levons les yeux vers les cieux et que, transférant, – trop souvent – des passions et des infirmités humaines à la divinité, nous la représentons jalouse, prête à la vengeance, capricieuse et partiale, en bref identique en tout point à un homme méchant et insensé, si ce n’est dans sa puissance et son autorité supérieure.

Hume, Histoire naturelle des religions.

TEXTE 6

e Primum vivere, deinde philosophari comporte un sens plus étendu que celui qui saute immédiatement aux yeux. Il s’agit tout d’abord d’enchaîner les esprits grossiers et mauvais de la foule afin de la tenir éloignée de l’injustice extrême, des cruautés, des actes violents et honteux. Maintenant, si l’on voulait attendre qu’elle ait reconnu et embrassé la vérité, on viendrait immanquablement trop tard. En effet, même en posant que la vérité vient d’être trouvée, celle-ci excédera la faculté de compréhension de la foule. La seule chose qui lui convienne en tous les cas, c’est un habillement allégorique de cette vérité, une parabole, un mythe. Il doit y avoir, comme l’a dit Kant, un étendard public du droit et de la vertu, c’est-à-dire que celui-ci doit toujours flotter haut. Qu’importe finalement de savoir quelles figures héraldiques il porte, pourvu qu’elles illustrent ce qui est affirmé. Une telle allégorie de la vérité est, partout et toujours, pour le gros de l’humanité, un utile succédané de la vérité elle-même, qui lui est éternellement inaccessible.

Schopenhauer, Sur la religion, p.60

TEXTE 7

C’est toujours là où manque le plus la volonté que la foi est le plus désirée, le plus nécessaire ; car la volonté, étant le ressort du commandement, est le signe distinctif de la maîtrise et de la force. Moins on sait commander, plus on aspire à l’être, et à l’être sévèrement, que ce soit par un dieu, un prince, une classe, un médecin, un confesseur, un dogme, une conscience de parti. […] les religions ont rencontré un besoin d’impératif exalté jusqu’à la folie, au désespoir, par l’anémie de la volonté : elles ont enseigné toutes les deux le fanatisme à une époque de torpeur, et proposé par là à une foule innombrable un point d’appui, une nouvelle possibilité de vouloir, un plaisir enfin à le faire. Le fanatisme est en effet la seule « force de volonté » à laquelle on puisse amener les faibles et les incertains, car il hypnotise tout le système sensitif et intellectuel au bénéfice de la nutrition surabondante d’un seul point de vue, d’un sentiment unique – le chrétien l’appelle sa foi – qui, désormais, hypertrophié, prédomine.

Nietzsche, Le gai savoir, p.347

TEXTE 8

Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n’est nécessaire de la comprendre. Seulement ce Credo n’est intéressant qu’à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n’est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n’est pas d’instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d’un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n’arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu’ils se servent du don qu’ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n’existe que chez un très petit nombre d’entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez au cours d’une extase qui s’est emparée de tout votre être acquis l’inébranlable conviction de la vérité réelle des doctrines religieuses ?

Freud, L’avenir d’une illusion

TEXTE 9

Être n’est évidemment pas un prédicat réel, c’est-à-dire un concept de quoi que ce soit qui puisse s’ajouter au concept d’une chose. Il est uniquement la position d’une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l’usage logique, il n’est que la copule d’un jugement. La proposition : Dieu est omnipotent contient deux concepts qui ont leurs objets : Dieu est omnipotence ; le petit mot : est n’est pas encore un prédicat de plus, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Or si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats ensemble (auxquels l’omnipotence appartient également) et que je dise : Dieu est, ou : il est un Dieu, je ne pose aucun prédicat nouveau du concept de Dieu, mais seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats et, il est vrai, l’objet se rapportant à mon concept.
Tous deux doivent contenir la même chose et, par conséquent, au concept qui n’exprime que la possibilité, rien, du fait que je pense l’objet comme absolument donné (par l’expression : il est), ne peut s’ajouter. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent pas la moindre chose de plus que cent thalers possibles. En effet, comme ceux-ci expriment le concept, mais ceux-là l’objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier et, par conséquent aussi, il n’en serait plus le concept conforme. Mais, pour mon état de fortune, cela fera plus avec cent thalers réels qu’avec leur simple concept (c’est-à-dire leur simple possibilité).
Car l’objet, dans la réalité, n’est pas seulement contenu analytiquement dans mon concept, mais il s’y ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que par cet être en dehors de mon concept, ces cent thalers pensés en soient eux-mêmes le moins du monde augmentés. Quand donc je pense une chose, quels et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je veux la penser (même en la déterminant complètement), par cela seul que j’ajoute que cette chose existe, je n’ajoute rien à cette chose. Car autrement ce ne serait plus la même chose qui existerait mais quelque chose de plus que ce que j’ai pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c’est exactement l’objet de mon concept qui existe.

KANT
Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale »,
ch. III, 4e section

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