Devoir 2

Peut-être me suis-je un peu indiscrètement substitué, avec mes idées, avec mes préjugés, à votre souffrance, à votre singularité. Peut-être ai-je bavardé, là où il eût fallu comprendre et plaindre. J’ai voulu vous rassurer, vous guérir. Cela vient sans doute de l’espèce de rage avec laquelle je réagis toujours, pour mon compte, dans le sens de la vie. Dans ma lutte pour vivre, je ne m’avouerai vaincu qu’en perdant le souffle même.

Et pourtant! Suis-je sans aucun moyen de comprendre vos tourments? Vous dites « qu’un homme ne se possède que par éclaircies, et même quand il se pos­sède, il ne s’atteint pas tout à fait ». Cet homme, c’est vous; mais je peux vous dire que c’est moi aussi. Je ne connais rien qui ressemble à vos « tornades », ni à cette «volonté méchante» qui «du dehors attaque l’âme» et ses pouvoirs d’ex­pression. Mais pour être plus générale, moins douloureuse, la sensation que j’ai parfois de mon infériorité à moi-même n’est pas moins nette.

Comme vous j’écarte, pour expliquer les alternatives par lesquelles je passe, le symbole commode de l’inspiration. Il s’agit de quelque chose de plus profond, de plus «substantiel», si j’ose détourner ce mot de son sens, qu’un bon vent qui me viendrait, ou non, du fond de l’esprit; il s’agit de degrés que je parcours dans ma propre réalité. Non pas volontairement, hélas ! mais de façon purement accidentelle.

Mes sentiments, mes idées — les mêmes qu’à l’habitude — passent en moi avec un petit air fantastique; ils sont tellement affaiblis, tellement hypothétiques qu’ils ont l’air de faire partie d’une pure spéculation philosophique, ils sont encore là, pourtant, mais ils me regardent comme pour me faire admirer leur absence.

Proust a décrit les «intermittences du cœur»; il faudrait maintenant décrire les intermittences de l’être.

Où passe, et d’où revient notre être, que toute la psychologie jusqu’à nos jours a feint de considérer comme une constante?

«Une âme physiologiquement atteinte. » C’est un terrible héritage. Pourtant je crois que sous un certain rapport, sous le rapport de la clairvoyance, ce peut être aussi un privilège. Elle est le seul moyen que nous ayons de nous com­prendre un peu, de nous voir, tout au moins. Qui ne connaît pas la dépression, qui ne se sent jamais l’âme entamée par le corps, envahie par sa faiblesse, est incapable d’apercevoir sur l’homme aucune vérité; il faut venir en dessous, il faut regarder l’envers; il faut ne plus pouvoir bouger, ni espérer, ni croire, pour constater. Comment distinguerons-nous nos mécanismes intellectuels ou moraux, si nous n’en sommes pas temporairement privés? Ce doit être la conso­lation de ceux qui expérimentent ainsi à petits coups la mort qu’ils sont les seuls à savoir un peu comment la vie est faite.

Et puis «la macération d’une souffrance si pressante» empêche de s’élever en eux le ridicule nuage de la vanité. Vous m’écriviez : «J’ai pour me guérir du juge­ment des autres toute la distance qui me sépare de moi.» Telle est l’utilité de cette « distance »: elle «nous guérit du jugement des autres»; elle nous empêche de rien faire pour le séduire, pour nous y accommoder; elle nous conserve purs et, malgré les variations de notre réalité, elle nous assure un degré supérieur d’identité à nous-mêmes.

Lettre de Jacques Rivière à Antonin Artaud

1 Question d’interprétation philosophique

Expliquer comment dans ce texte, l’idée des variations et déchirements du moi illustre l’impossibilité d’être soi-même.