Pardonner, textes

« Si un homme blesse un compatriote, comme il a fait on lui fera : fracture pour fracture, oeil pour oeil, dent pour dent. Tel le dommage que l’on inflige à un homme, tel le dommage que l’on subit ; qui frappe un animal en doit donner compensation, et qui frappe un homme doit mourir. La sentence sera chez vous la même qu’il s’agisse d’un citoyen ou d’un étranger. »

Bible, Lévitique, 24, 19-22, in La Bible de Jérusalem.


« Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. Eh bien, je vous dis de ne pas vous venger du méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ».

Paroles de Jésus Christ, Évangile de Matthieu, V, 38-39.


« SOCRATE – L’homme qui mène la vie la plus malheureuse est donc celui qui garde son injustice, au lieu de s’en débarrasser.

POLOS – C’est évident.

SOCRATE – Or n’est ce pas justement le cas de l’homme qui, tout en commettant les plus grands crimes et tenant la conduite la plus injuste, réussit à se mettre au dessus des avertis­sements, des corrections, des punitions, comme l’a fait, dis tu, Archélaos, ainsi que les autres tyrans, les orateurs et les potentats ?

POLOS – Il le semble.

SOCRATE – Ces gens là, excellent Polos, se sont à peu près conduits comme un homme qui, atteint des plus graves maladies, se serait arrangé pour ne point rendre compte aux médecins de ses tares physiques et pour échapper à leur traitement, craignant, comme un enfant, qu’on ne lui appliquât le feu et le fer, parce que cela fait mal. N’est ce pas ainsi que tu te figures leur état ?

POLOS – Si.

SOCRATE – La raison, c’est qu’il ignorerait, ce semble, le prix de la santé et du bon état du corps. A en juger par les principes sur lesquels nous sommes à présent d’accord, ceux qui cherchent à éviter la punition ont bien l’air de se conduire de la même manière, Polos. Ils voient ce qu’elle a de douloureux, mais ils sont aveugles sur ce qu’elle a d’utile et ils ne savent pas combien on est plus à plaindre d’ha­biter avec une âme malsaine, gâtée, injuste, impie, qu’avec un corps malsain. De là vient qu’ils mettent tout en œuvre pour ne point expier leur faute et n’être pas délivrés du plus grand des maux ; ils tâchent de se procurer des richesses et des amis et d’être aussi habiles que possible à persuader au moyen du discours. Mais si nos principes sont justes, vois tu ce qui résulte de notre discussion, ou veux tu que nous en tirions les conclusions ?

POLOS – Oui, s’il te plaît.

SOCRATE – N’en résulte t il pas que le plus grand des maux, c’est d’être injuste et de vivre dans l’injustice ?

POLOS – Si, évidemment.

SOCRATE – D’autre part, n’avons nous pas reconnu qu’on se déli­vrait de ce mal en payant sa faute ?

POLOS – C’est possible.

SOCRATE – Et que l’impunité ne faisait que l’entretenir ?

POLOS – Oui.

SOCRATE – Par conséquent, pour la grandeur du mal, commettre l’injustice n’est qu’au second rang ; mais l’injustice impu­nie est le plus grand et le premier de tous les maux.

POLOS – Il semble.

SOCRATE – N’est ce pas sur ce point, cher ami, que nous étions en contestation ? Tu soutenais, toi, qu’Archélaos est heureux, parce que, commettant les plus grands crimes, il échappe à toute punition ; moi, au contraire, je pen­sais qu’Archélaos ou tout autre qui ne paye point ses crimes est naturellement le plus malheureux de tous les hommes, que celui qui commet une injustice est toujours plus malheureux que celui qui la subit et celui qui ne paye pas sa faute plus que celui qui l’expie. N’est ce point là ce que je disais ?

POLOS – Si.

SOCRATE – N’est il pas démontré que j’avais la vérité pour moi ?

POLOS – Il le semble. »

Platon, Gorgias, 478e-480a, traduit du grec par É. Chambry, Flammarion, coll. GF, 1988, pp. 219-221.


« […]il ne faut pas que l’acte de réparation soit exercé par l’individu lésé ou par ceux qui dépendent de lui, car, chez eux, la restauration du droit en son caractère universel se trouve liée au caractère fortuit de la passion. La réparation ne peut être l’œuvre que d’un tiers, à cet effet commis, qui ne fasse valoir et n’effectue que de l’universel. Dans cette mesure, elle est punition.
La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’oeuvre d’un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement, à l’ infini, de nouvelles vengeances. »

Hegel, Propédeutique Philosophique (1810), Premier cours, § 21, tr. M. de Gandillac, Éditions de Minuit, 1997, p. 53.


« Beccaria a refusé à l’État le droit à la peine de mort, on le sait, pour la raison qu’il ne pourrait pas être présumé que fût compris dans le contrat social l’engagement des individus de se laisser tuer, mais le contraire devrait plutôt être admis. Seulement l’État n’est pas du tout un contrat (cf. § 75), et la protection et la sécurité de la vie et de la propriété des individus en tant qu’êtres singuliers n’est pas sans condition son essence substantielle ; c’est, bien plutôt, l’élément supérieur qui a une prétention sur cette vie et cette propriété même, et en exige le sacrifice. – Par suite, ce n’est pas seulement le concept du crime, son élément rationnel en et pour soi, avec ou sans engagement des êtres singuliers, qu’il doit faire valoir, mais aussi la rationalité formelle, le vouloir de l’être singulier a son siège dans l’action du criminel. Le fait qu’en cela la punition soit considérée comme contenant son droit propre, honore le criminel en tant qu’être raisonnable. – Cet honneur ne lui est pas accordé, si en son méfait on n’a pas pris le concept et la mesure de sa punition ; – il ne lui est pas non plus accordé si on le considère seulement comme une bête nuisible qu’il faut empêcher de nuire, ou si l’on vise pour fin l’intimidation et l’amélioration. »

G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit (1820), § 100, Remarque, traduit de l’allemand par J.-L. Vieillard-Baron, Flammarion coll. « GF », 1999, pp. 167-170.


« Dans cette sphère de l’immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme punitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. Mais, selon sa forme, elle est l’action d’une volonté subjective, qui peut placer son infinité dans toute violation de son droit et qui, par suite, n’est juste que d’une manière contingente, de même que, pour autrui, elle n’est qu’une volonté particulière. Du fait même qu’elle est l’action positive d’une volonté particulière, la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction, elle s’engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite. […]

    Addition : Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société, où n’existent encore ni juges ni lois. La vengeance reste insuffisante, car elle est l’action d’une volonté subjective et, de ce fait, n’est pas conforme à son contenu. Les personnes qui composent un tribunal sont certes encore des personnes, mais leur volonté est la volonté universelle de la loi, et elles ne veulent rien introduire dans la peine, qui ne soit pas dans la nature de la chose. Pour celui qui a été victime d’un crime ou d’un délit, par contre, la violation du droit n’apparaît pas dans ses limites quantitatives et qualitatives, mais elle apparaît comme une violation du droit en général. C’est pourquoi celui qui a été ainsi lésé peut être sans mesure quand il use de représailles, ce qui peut conduire à une nouvelle violation du droit. La vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés. »

Hegel, Principes de la philosophie du Droit (1821), § 102, trad. Dérathé, Vrin, p. 116.


« Les généalogistes de la morale, se sont-ils seulement doutés, par exemple, que le concept fondamental de la morale, « faute « (Schuld) tire son origine du concept très matériel de « dettes » (Schulden) ? Ou bien que le châtiment en tant que représailles s’est développé de façon absolument indépendante de toute hypothèse quant à la liberté ou à la non-liberté de la volonté ? – et cela au point qu’il faut toujours un haut degré d’humanisation pour que l’animal-homme commence à apporter des distinctions beaucoup plus primitives, telles que « intentionnellement », « par imprudence », « accidentellement », « moralement responsable », et leurs contraires, et à les rapporter à la fixation de la peine. Cette idée si courante et apparemment si naturelle, si inévitable, et que l’on a dû alléguer pour expliquer comment le sentiment de justice est apparu sur terre, à savoir que « le criminel mérite le châtiment, parce qu’il aurait pu agir autrement », est effectivement une forme tardivement atteinte et même raffinée du jugement et du raisonnement humains ; celui qui la place dans les commencements se trompe lourdement sur la psychologie de l’humanité primitive. Durant la plus longue période de l’histoire humaine on n’a nullement puni parce que l’on tenait pour responsable de son acte l’auteur du crime, donc, non pas dans l’hypothèse que seul le coupable devait être puni : plutôt, tout comme aujourd’hui encore les parents punissent leurs enfants, par une colère née d’un dommage subi et qui s’épanche sur l’auteur du dommage, – mais cette colère retenue et modifiée par l’idée que tout dommage doit avoir de quelque façon son équivalent et doit pouvoir être réellement compensé, fût-ce même par une douleur infligée à son auteur. »

Nietzsche, Généalogie de la Morale, deuxième dissertation, § IV, (1887), trad. Kremer-Marietti, L’Harmattan, coll. Commentaires philosophiques, 2006, pp. 172-173.


    « Rendons-nous compte de la logique qu’il y a dans cette forme de compensation : elle est assez étrange. Voici en quoi consiste l’équivalence : au lieu et place d’un avantage, qui compense directement le dommage causé (donc au lieu d’une compensation en argent, en bien-fonds, en possession d’une chose quelconque), il est accordé au créancier une sorte de satisfaction en manière de remboursement et de compensation, – la satisfaction d’exercer, en toute sécurité, sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, la volupté « de faire le mal pour le plaisir de le faire », la jouissance de tyranniser ; et cette jouissance est d’autant plus vive que le rang du créancier sur l’échelle sociale est plus bas, que sa condition est plus humble, car alors le morceau lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé. Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit des maîtres : il finit enfin, lui aussi, par goûter le sentiment ennoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est « au-dessous de lui » – ou, du moins dans le cas où le vrai pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégués à l’« autorité », de voir du moins mépriser et maltraiter cet être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. »

Nietzsche, Généalogie de la morale (1887), deuxième dissertation, § 5, traduit de l’allemand par H. Albert, Éd. Mercure de France.


    « L’entendement ne manque pas de raisons extérieures pour justifier les peines, comme faire peur afin de protéger les biens et les personnes, et chercher la plus grande utilité par le moindre mal. Mais ces raisons ne justifient point la peine ; au contraire elles effacent toute justice, et même tout devoir réel. L’individu qui s’en contente se place lui-même, parce qu’il ne sait point sa pensée, réellement hors de l’État, quoiqu’il ne puisse échapper à l’État. Or, ce n’est pas ainsi qu’il tient à l’État.
Le droit est bien autre chose qu’une convention ; le droit c’est la substance même de l’individu pensant et libre ; l’atteinte au droit est une atteinte à sa pensée ; et de sa propre part l’atteinte au droit est une profonde et radicale négation de lui-même, négation qui devient réelle par la peine, que ce soit prison, exil ou mort. Ainsi la peine accomplit la volonté du coupable. Et la justice est bien une exigence du plus haut de l’homme, et non pas seulement du plus bas de l’homme. En vérité, la peine est due au coupable ; et si on ne daigne pas le punir, c’est alors qu’on ne l’honore point comme on doit ; c’est alors qu’on ne le traite pas en homme ; aussi dit-on bien qu’il mérite la peine. »

Alain, Hegel, in Les Passions & la Sagesse, éd. La Pléiade, pp. 1041-1042.


    « Jusqu’à présent, la croyance totalitaire que tout est possible semble n’avoir prouvé qu’une seule chose, à savoir : que tout peut être détruit. Néanmoins, en s’efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires ont découvert sans le savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu’impardonnable, celui que ne pouvaient plus expliquer les viles motivations de l’intérêt personnel, de la culpabilité, de la convoitise, du ressentiment, de l’appétit de puissance et de couardise ; celui, par conséquent, que la colère ne pouvait venger, que l’amour ne pouvait endurer, ni l’amitié pardonner. De même que les victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont plus « humaines » aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce entièrement nouvelle de criminels est au-delà des limites où la solidarité humaine peut s’exercer dans le crime ».

Hannah Arendt, Le Système totalitaire, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 811.


    « Si quelqu’un fait périr une créature humaine, il sera mis à mort. S’il fait périr un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, on agira à son égard fracture pour fracture, oeil pour œil, dent pour dent selon la lésion qu’il aura faite à autrui, ainsi lui sera-t-il fait. Qui tue un animal doit le payer et qui tue un homme doit mourir. Même législation vous régira, étrangers comme nationaux ; car je suis l’Éternel, votre Dieu à tous. »
Sévères paroles. ! Combien éloignées de celles qui magnifient la non-résistance au mal. Vous y avez sans doute pensé à cette autre page des Écritures – le juste qui présente sa joue à celui qui frappe et qui se rassasie d’humiliations. Vous reconnaissez ce passage et vous vous rappelez les références. Il s’agit bien entendu des Lamentations de Jérémie, chapitre 3, verset 30. Un autre fragment de ce même, si ancien, Testament.
Fracture pour fracture ! Sévères paroles mais nobles d’exigence. Dans leur rigueur, elles commandent de très haut. Admirons-en la fin, du moins, qui énonce l’unité du genre humain. Ce message d’universalisme n’a pas attendu pour retentir dans l’espace que l’industrie à l’échelle mondiale nous révèle ou nous impose la solidarité humaine. Une loi unique pour tous, voilà le principe que l’Ancien Testament, se moquant des redites, nous redit près de cinquante fois, dans les lignes pourtant si concises, si comptées, de son premier Rouleau. Comment supposer, dès lors, qu’une pensée qui, à l’époque des tribus et des clans, s’éleva à la vision de l’humanité, ait pu en rester à la loi du maquis ? Je voudrais vous montrer la sagesse qui s’exprime dans ces mots mystérieux et le drame auquel elle répond.
Car il existe un drame de la justice qui s’humanise.
Dent pour dent, oeil pour oeil […]. Le principe d’apparence si cruel que la Bible énonce ici ne recherche que la justice. Il s’insère dans un ordre social où aucune sanction, si légère soit-elle, ne s’inflige en dehors d’une sentence juridique. Les rabbins n’ont jamais appliqué ni compris à la lettre ce texte. Ils l’ont interprété à la lumière de l’esprit qui parcourt la Bible dans sa totalité. On appelle cette méthode de comprendre : Talmud. Les docteurs de Talmud devancèrent les scrupules des Modernes : dent pour dent – est une peine d’argent, une amende. Le passage relatif aux dommages matériels que la Bible exige pour la perte du bétail ne voisine pas pour rien avec le précepte du talion. Il invite à relire les versets relatifs aux blessures faites à l’homme, comme si la question des dommages devait l’emporter chez le juge sur la noble colère que suscite le méfait. La violence appelle la violence. Mais il faut arrêter cette réaction en chaîne. La justice est ainsi. Telle est du moins sa mission une fois que le mal est commis. L’humanité naît dans l’homme à mesure qu’il sait réduire les offenses mortelles à des litiges d’ordre civil, à mesure que punir se ramène à réparer ce qui est réparable et à rééduquer le méchant. Il ne faut pas à l’homme une justice sans passion seulement. Il nous faut une justice sans bourreau. »

Emmanuel Lévinas, Difficile liberté (1963 et 1976), « La loi du Talion », Éd. le Livre de Poche, 1984, pp. 207-209.


    « Les sanctions, qui accompagnent les lois sans néanmoins en constituer l’essentiel, visent particulièrement les citoyens qui, sans refuser leur accord ou leur soutien, voudraient que des exceptions interviennent en leur faveur ; le voleur entend bien que le gouvernement protège les biens qu’il vient récemment de s’approprier. On a remarqué que, dans les premiers systèmes juridiques, il n’était pas question de sanctions. Le châtiment du contrevenant était l’exil, soit la mise hors la loi ; le criminel, en violant la loi, se plaçait hors de la communauté qu’elle avait instituée.

    Passerin d’Entrèves tenant compte de la complexité du droit, y compris le droit étatique, a précisé qu’ « il existe certainement des règles qui sont « directives » plutôt qu’ « impératives », qui sont « acceptées » plutôt qu’elles ne sont « imposées » et dont les « sanctions » ne consistent pas nécessairement dans la possibilité de l’usage de la force par un « souverain » ». Il a comparé ce genre de lois « aux règles d’un jeu, ou à celles d’un club, ou bien à celles de l’Église ». Et « si je m’y soumets, c’est parce que, pour moi, contrairement à d’autres parmi mes concitoyens, ces règles sont « valables »… ».

    Il me semble qu’il serait possible de pousser plus loin cette comparaison entre la loi et les « règles du jeu ». Car l’important n’est pas le fait que je me soumette volontairement à ces règles, ou que je reconnaisse leur validité théorique, mais que pratiquement je ne puisse pas prendre part au jeu sans m’y conformer ; l’acceptation de la règle résulte de mon désir de jouer, et les hommes n’existant qu’en groupe, ce désir de jouer équivaut à celui de vivre. Tout homme naît dans une communauté où existent des lois auxquelles il « obéit », en premier lieu parce qu’il n’y a pas pour lui d’autre façon de participer au grand jeu du monde. Nous pouvons, comme le révolutionnaire, souhaiter changer les règles du jeu, ou encore, comme le criminel, souhaiter qu’il y ait, pour nous, des exceptions ; mais les rejeter par principe n’a pas seulement le sens d’une « désobéissance » mais celui d’un refus de faire partie de la communauté humaine. Le fameux dilemme : ou la validité de la loi est absolue et requiert, pour sa légitimation, l’existence d’un législateur divin et immortel, ou elle n’est qu’un commandement, soutenu uniquement par la violence, monopole de l’État, est purement illusoire. Toutes les lois sont « directives » plutôt qu’ « impératives ». Elles dirigent les rapports humains, comme les règles dirigent le cours du jeu. Et l’ultime garantie de leur validité réside dans l’ancienne maxime romaine : Pacta sunt servanda [Les traités doivent être respectés]. »

Hannah Arendt, « Sur la violence », 1971, in Du mensonge à la violence, Appendices, XI, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, pp. 200-201.


    « Le temps qui émousse toutes choses, le temps qui travaille à l’usure du chagrin comme il travaille à l’érosion des montagnes, le temps qui favorise le pardon et l’oubli, le temps qui console, le temps liquidateur et cicatriseur n’atténue en rien la colossale hécatombe : au contraire il ne cesse d’en aviver l’horreur. Le vote du Parlement français énonce à bon droit un principe et, en quelque sorte, une impossibilité a priori : les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, c’est-à-dire ne peuvent pas être prescritsle temps n’a pas de prise sur eux. […]
Le pardon ! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse et c’est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le « miracle économique », le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et pour leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort. Notre horreur pour ce que l’entendement à proprement parler ne peut concevoir étoufferait la pitié dès sa naissance… si l’accusé pouvait nous faire pitié. L’accusé ne peut jouer sur tous les tableaux à la fois : reprocher aux victimes leur ressentiment, revendiquer pour soi-même le patriotisme et les bonnes intentions, prétendre au pardon. Il faudrait choisir ! Il faudrait, pour prétendre au pardon, s’avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes. […]
En quoi les survivants ont-ils qualité pour pardonner à la place des victimes ou au nom des rescapés, de leurs parents, de leur famille ? Non, ce n’est pas à nous de pardonner pour les petits enfants que les brutes s’amusaient à supplicier. Il faudrait que les petits enfants pardonnent eux-mêmes. Alors nous nous tournons vers les brutes, et vers les amis de ces brutes, et nous leur disons : demandez pardon vous-mêmes aux petits enfants ».

Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité (1971), Points Seuil, 1996, pp. 25-26, 50-51, 55-56.


« L’atténuation de la sévérité générale au cours des derniers siècles est un phénomène bien connu des historiens du droit. Mais longtemps, il a été pris d’une manière globale comme un phénomène quantitatif : « moins de cruauté, moins de souffrance, plus de douceur, plus de respect, plus d’humanité ». En fait, ces modifications sont accompagnées d’un déplacement dans l’objet même de l’opération punitive […]. Si ce n’est plus au corps que s’adresse la pénalité sous ses formes les plus sévères, sur qui établit-elle ses prises ? […]. Puisque ce n’est plus le corps, c’est l’âme. À l’expiation qui fait rage sur le corps doit succéder un châtiment qui agisse en profondeur sur le coeur, la pensée, la volonté, les dispositions. Une fois pour toutes Mably a formulé le principe : « Que le châtiment, si je puis parler ainsi, frappe l’âme plutôt que le corps ». »

Foucault, Surveiller, punir (1975), Éditions Gallimard, col. Tel, pp. 23-24.


    « La question ne saurait être éludée de savoir en quel sens la sanction peut être dite due à la victime. La réponse paraît aller de soi : n’est-ce pas à la personne de chair et de sang, autant sinon plus qu’à la loi abstraite, que réparation est due ? Certes. Il reste toutefois à dire en quoi cette réparation se distingue encore de la vengeance. […] Punir, n’est-ce pas pour l’essentiel et, d’une manière ou d’une autre, faire souffrir ? […] La punition rétablit peut-être l’ordre ; elle ne rend pas la vie. Ces remarques désabusées invitent à mettre l’accent principal sur la signification morale de la sanction ; il faut revenir ici à ce qui a été dit plus haut [1] sur la parole qui dit le droit. Comme il a été suggéré en passant, la victime est reconnue publiquement comme être offensé et humilié. […] Cette reconnaissance publique n’est pas rien : la société déclare le plaignant comme victime en déclarant l’accusé comme coupable. Mais la reconnaissance peut suivre un parcours plus intime, touchant à l’estime de soi. On peut dire ici que quelque chose est restauré, sous des noms aussi divers que l’honneur, la bonne réputation et, j’aime insister sur le terme, l’estime de soi, c’est-à-dire la dignité attachée à la qualité morale de la personne humaine. Peut-être est-il permis de faire un pas de plus et de suggérer que cette reconnaissance intime, touchant à l’estime de soi, est susceptible de contribuer au travail de deuil par lequel l’âme blessée se réconcilie avec elle-même, en intériorisant la figure de l’objet aimé perdu ».

Paul Ricoeur, « L’imprescriptible » in La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), Paris, Éditions du Seuil, 1986.

Laisser un commentaire