La diversité culturelle

Analyse anthropologique d’un cas extrême de «diversité culturelle»:

«Prenons le cas de l’anthropophagie qui, de toutes les pratiques sauvages, est sans doute celle qui nous inspire le plus d’horreur et de dégoût. On devra d’abord en dissocier les formes proprement alimentaires, c’est-à-dire celles où l’appétit pour la chair humaine s’explique par la carence d’autre nourriture animale, comme c’était le cas dans certaines îles polynésiennes. De telles fringales, nulle société n’est moralement protégée; la famine peut entraîner les hommes à manger n’importe quoi: l’exemple récent des camps d’extermination le prouve.Restent alors les formes d’anthropophagie qu’on peut appeler positives, celles qui relèvent d’une cause mystique, magique ou religieuse: ainsi l’ingestion d’une parcelle du corps d’un ascendant ou d’un fragment d’un cadavre ennemi, pour permettre l’incorporation de ses vertus ou encore la neutralisation de son pouvoir; outre que de telsrites s’accomplissent le plus souvent de manière fort discrète, portant sur de menues quantités de matière organique pulvérisée ou mêlée à d’autres aliments, on reconnaîtra, même quand elles revêtent des formes plus franches, que la condamnation morale de telles coutumes implique soit une croyance dans la résurrection corporelle qui serait compromise par la destruction matérielle du cadavre, soit l’affirmation d’un lien entre l’âme et le corps et le dualisme correspondant, c’est-à-dire des convictions qui sont de même nature que celles au nom desquelles la consommation rituelle est pratiquée, et que nous n’avons pas de raison deleur préférer. D’autant plus que la désinvolture vis-à-vis de la mémoire du défunt, dont nous pourrions faire grief au cannibalisme, n’est certainement pas plus grande, bien au contraire, que celle que nous tolérons dans les amphithéâtres de dissection.Mais surtout, nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres, considéréspar un observateur relevant d’une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de la civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. À les étudier du dehors, on serait tenté d’opposer deux types de sociétés: celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir); placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage. À la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde; elle nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques.Des sociétés, qui nous paraissent féroces à certains égards, savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un autre aspect. (…) Le comble de l’absurdité étant, à notre manière, de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables,nous préférons les mutiler physiquement et moralement.De telles analyses, conduites sincèrement et méthodiquement, aboutissent à deux résultats: elles instillent un élément de mesure et de bonne foi dans l’appréciation des coutumes et des genres de vie les plus éloignés des nôtres, sans pour autant leur conférer les vertus absolues qu’aucune société ne détient. Et elles dépouillent nos usages de cette évidence que le fait de n’en point connaître d’autres ou d’en avoir une connaissance partielle et tendancieuse suffit à leur prêter. »C. Levi-Strauss, Tristes tropiques(1955), ch. XXXVIII

««Aucune société n’est parfaite. Toutes comportent par nature une impureté incompatible avec les normes qu’elles proclament, et qui se traduit concrètement par une certaine dose d’injustice, d’insensibilité, de cruauté. Comment évaluer cette dose? L’enquête ethnographique y parvient. Car, s’il est vrai que la comparaison d’un petit nombre de sociétés les fait apparaître très différentes entre elles, ces différences s’atténuent quand le champ d’investigation s’élargit. On découvre alors qu’aucune société n’est foncièrement bonne; mais aucune n’est absolument mauvaise. Toutes offrent certains avantages à leurs membres, compte tenu d’un résidu d’iniquité dont l’importance paraît approximativement constante et qui correspond peut-être à une inertie spécifique qui s’oppose, sur le plan de la vie sociale, aux efforts d’organisation.»C. Levi-Strauss, Tristes tropiques(1955), ch. XXXVIII3.

« Ils (les cannibales) ont leurs guerres contre les peuples qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant dans la terre ferme, guerres au cours desquelles ils combattent tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, effilées par un bout, à la façon des lames taillées de nos épieux. C’est une chose étonnante que de la vigueur de leurs combats, qui ne finissent jamais que par la mort et l’effusion de sang ; car, pour la déroute et l’effroi, ils ne savent ce que c’est. Chacun rapporte comme trophée personnel la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir, pendant une longue période, bien traité leurs prisonniers, et leur avoir offert toutes les commodités qu’ils peuvent imaginer, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée des gens qu’il connaît; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’être attaqué par lui, et il donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même; et tous les deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le font rôtir et en mangent en commun et ils en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient autrefois les Scythes; c’est pour signifier une extrême vengeance. En voici la preuve : ayant remarqué que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mise à mort contre eux, quand ils les faisaient prisonniers, mise à mort qui consistait à les enterrer jusqu’à la ceinture, et à tirer sur le reste du corps un grand nombre de flèches, et à les pendre après, les cannibales pensèrent que ces gens de l’autre monde, comme ceux qui avaient répandu la connaissance de beaucoup de vices chez leur voisinage, et qui étaient beaucoup experts qu’eux en toute sorte de malice, ne livraient pas sans raison à cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus désagréable que la leur, et ils commencèrent à abandonner leur ancienne pratique pour suivre celle-ci. Je ne suis pas fâché que nous constations l’horreur barbare qu’il y a dans un tel comportement, mais je le suis, en revanche, que jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles pour les nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par des tortures et par des supplices un corps encore plein de sensibilité, à le faire rôtir par le menu, à le faire mordre et le mettre à mort par des chiens et des porcs(comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et de le manger après qu’il est trépassé.»

M.de Montaigne, Essais, II, 31, «Des cannibales» (1580)