Phénoménologie de la perception

« Si je me tiens debout devant mon bureau et que je m’y appuie des deux mains, seules mes mains sont accentuées et tout mon corps traîne derrière elles comme une queue de comète. Ce n’est pas que j’ignore l’emplacement de mes épaules ou de mes reins, mais il n’est qu’enveloppé dans celui de mes mains et toute ma posture se lit pour ainsi dire dans l’appui qu’elles prennent sur la table. Si je suis debout et que je tienne ma pipe dans ma main fermée, la position de ma main n’est pas déterminée discursivement par l’angle qu’elle fait avec mon avant-bras, mon avant-bras avec mon bras, mon bras avec mon tronc, mon tronc enfin avec le sol. Je sais où est ma pipe d’un savoir absolu, et par là je sais où est ma main et ou est mon corps, comme le primitif dans le désert est à chaque instant orienté d’emblée sans avoir à se rappeler et à additionner les distances parcourues et les angles de dérives depuis le départ. Le mot « ici » appliqué à mon corps ne désigne pas une position déterminée par rapport à d’autres positions ou par rapport à des coordonnées extérieures, mais l’installation des premières coordonnées, l’ancrage du corps actif dans un objet, la situation du corps en face de ses tâches. L’espace corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fonds de sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent d’un geste et son but, la zone de non-être devant laquelle peuvent apparaitre des êtres précis, des figures et des points.

En dernière analyse, si mon corps peut être une « forme » et s’il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds indifférents, c’est en tant qu’il est polarisé par ses tâches, qu’il existe vers elles, qu’il se ramasse sur lui-même pour atteindre son but, et le « schéma corporel » est finalement une manière d’exprimer que mon corps est au monde. »

Maurice Merleau-Ponty Phénoménologie de la perception

 

« Il faut,que la pensée de science — pensée de survol, pensée de l’objet en général — se replace dans un “il y a” préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes. Il faut qu’avec mon corps se réveillent les corps associés, les « autres », qui ne sont pas mes congénères, comme le dit la zoologie, mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Etre actuel, présent, comme jamais aucun animal n’a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu. Dans cette historicité primordiale, la pensée allègre et improvisatrice de la science apprendra à s’appesantir sur les choses mêmes et sur soi-même, redeviendra philosophie… » [1]  Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard,… [1] .