L’intérêt philosophique

Les philosophes sont les penseurs. On les appelle ainsi, parce que c’est principalement dans la philosophie que la pensée déroule son histoire. Personne ne niera l’intérêt que la philosophie suscite aujourd’hui. Mais y a-t-il encore aujourd’hui quelque chose à quoi l’homme ne s’intéresse pas, nous voulons dire : de la façon dont on comprend de nos jours le mot « intéresser » ? Interesse veut dire : être entre et parmi les choses, se tenir au milieu d’une chose et y rester sans faiblir. Mais l’ « intérêt » d’aujourd’hui ne connaît que l’ « intéressant ». Et « intéressant » veut dire : ce qui permet à l’objet en question de redevenir indifférent l’instant d’après et d’être remplacé par un autre qui nous concerne tout juste aussi peu que le premier. Aujourd’hui l’on estime souvent honorer beaucoup une chose en la jugeant « intéressante ». En vérité, un pareil jugement abaisse la chose intéressante au niveau des indifférentes et il la repousse parmi celles qui bientôt seront ennuyeuses. Montrer de l’intérêt pour la philosophie ne témoigne nullement que l’on soit préparé à penser. Même le fait que, depuis de longues années, nous soyons ardents à étudier les traités et écrits des grands penseurs ne garantit pas que nous pensions ni que nous soyons seulement prêts à apprendre à penser. S’occuper de philosophie peut au contraire, de la façon la plus tenace, entretenir l’illusion que nous pensons, parce que, n’est-ce pas ? nous « philosophons ».

HEIDEGGER
« Que veut dire Penser ? », in Essais & Conférences, tr. fr. Nrf, p. 154