Histoire et violence Références

Histoire et violence

  • Lecture de L’homme révolté et Les justes d’Albert Camus

LA VIOLENCE POUR SE BATTRE CONTRE LE POUVOIR EST ELLE LÉGITIME?

Texte 1: CAMUS, Les Justes, 1949

La pièce se déroule en 1905 en Russie Yanek Kaliayev membre d’un groupe révolutionnaire anti-tsarisme qui a planifié un attentat contre le grand-duc a renoncé à lancer la bombe en voyant dans son carrosse ses deux enfants.

STEPAN: L’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc.

KALIAYEV: C’est vrai.Mais elle ne m’avait pas demandé d’assassiner des enfants.

ANNENKOV : Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu.

STEPAN: Il devait obéir. […]

DORA: Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. STEPAN: Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

DORA: Ce jour-là, la révolution sera haïe de l’humanité entière.

STEPAN: Qu’importe si nous l’aimons assez fort pour l’imposer à l’humanité entière et la sauver d’elle-même et de son esclavage.

DORA: Et si l’humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?

STEPAN: Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. […]

ANNENKOV : Stepan, tout le monde ici t’aime et te respecte. Mais quelles que soient tes raisons, je ne puis te laisser dire que tout est permis. Des centaines de nos frères sont morts pour qu’on sache que tout n’est pas permis.

STEPAN: Rien n’est défendu de ce qui peut servir notre cause. […] Des enfants ! Vous n’avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n’a pas tué ces deux là, des milliers d’enfants russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants mourir de faim ? Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n’a vu que les deux chiens savants du grand-duc. N’êtes-vous donc pas des hommes ? Vivez-vous dans le seul instant ? Alors choisissez la charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir. DORA: Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela déjà n’est pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n’empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.

STEPAN: Il n’y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. Si vous y croyiez totalement, complètement, […] que pèserait la mort de deux enfants ? Vous vous reconnaitriez tous les droits, tous, vous m’entendez. Et si cette mort vous arrête, c’est que vous n’êtes pas sûrs d’être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution. KALIAYEV: Stepan, j’ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier.

Texte 2: CAMUS, extrait de Lettres à un ami allemand, «première lettre», 1943

Il s’agit d’un ensemble de lettres fictives publiées dans le journal Combat par camus durant la guerre. Camus s’y adresse à un ami allemand imaginaire.

C’est pourquoi nous avons commencé par la défaite, préoccupés que nous étions, pendant que vous vous jetiez sur nous, de définir en nos cœurs si le bon droit était pour nous. Nous avons eu à vaincre notre goût de l’homme, l’image que nous nous faisions d’un destin pacifique, cette conviction où nous étions qu’aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l’homme est sans retour. […] Il nous a fallu un long détour, nous avons beaucoup de retard. C’est le détour que le scrupule de vérité fait faire à l’intelligence, le scrupule d’amitié au cœur. C’est le détour qui a sauvegardé la justice, mis la vérité du côté de ceux qui s’interrogeaient. […] Il nous a fallu tout ce temps pour aller voir si nous avions le droit de tuer des hommes, s’il nous était permis d’ajouter à l’atroce misère de ce monde. […] Nous y avons appris que contrairement à ce que nous pensions parfois, l’esprit ne peut rien contre l’épée, mais que l’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même.

  • Réflexion sur la question juive J.P. Sartre
  • Le cheval Blême. Journal d’un terroriste de Boris Savinkov

  • Lecture du texte « Sur la violence », dans l’œuvre Du mensonge à la violence de Hannah Arendt

  • Lecture d’extraits de L’archipel du goulag de Soljenitsyne

  • Locke, Second Traité du Gouvernement Civil, chap. 19, sur le droit naturel de résister au tyran
  • Documentaire : série Apocalypse sur les guerres mondiales : récits historiques à partir d’images historiques. Passionnant et très riche (disponibles en partie sur Netflix)
  • Documentaire de Raoul Peck, Je ne suis pas votre nègre (2015) (disponible sur youtube)
  • Documentaire de Stan Neumann, Le temps des ouvriers (2020) (disponible sur youtube) : histoire des conditions de travail des ouvriers, de leur exploitation, de leurs luttes, de leur évolution.
  • Qu’est-ce que la guerre ?

 

  • Film de Christian Carion, Joyeux Noël (2005) : histoire d’une trêve dans les combats durant la 1e guerre mondiale en 1914

 

  • Film de Spielberg, La liste de Schindler (1993) (très dur)

 

  • Film de Sam Mendes, 1917 (2020)

 

  • Film de Roberto Benigni, La vie est belle (1998)

 

  • Film de Quentin Tarantino, Inglorious Basterds (2009) (attention, violent)

 

 

 

  • TEXTES DIVERS

Violences policières : A. ZENITER, Comme un empire dans un empire, 20

En voulant rejoindre un ami; Antoine, un assistant parlementaire se retrouve dans une manifestation des gilets jaunes au printemps 2019à Paris. Il y fait la connaissance de Bruno, un gilet jaune.
Il défroissa les deux pans du gilet sur sa poitrine avec attention et releva la tête vers Antoine avec un sourire timide, inquiet de l’effet produit. Le froid de mars lui donna immédiatement la chair de poule. Sur son torse, du côté gauche, s’étalait un hématome rouge et mauve, une constellation de petits points colorés qui se densifiait vers le centre, jusqu’à devenir une tâche aubergine, presque noire. -C’est un tir de LBD ? -Ouais, je crois. Ou alors un pavé, j’en sais rien. J’étais en train de jeter des trucs et j’étais concentré, j’ai pas fait gaffe. Et puis j’ai senti un gros coup dans la poitrine et ça m‘a plié en deux. C’était la première fois. -Que tu te faisais allumer? -Que je lançais des trucs. Je les trouvais cons avant, de jouer à ça avec les flics. Tu tires, je tire, ça fait avancer qui ? Mais aujourd’hui, ça m’a énervé. On n’a même pas eu le temps de faire un bout de manif avant que ça pète. A peine je suis là que ça a commencé à interpeller, on n’a rien pu faire, même les slogans il fallait qu’on les crier en courant. J’ai l‘impression qu’ils nous ont laissé zéro chance de faire autre chose que de la baston – c’est foutu. Tu vois, les politiques leur ont répété pendant des semaines qu’ils pouvaient nous pilonner la gueule parce qu’on était des cons, des fachos, des casseurs et là, je me suis dit : ça y est c’est rentré. Derrière les casques, c’est complétement intégré. On n’est plus des humains pour eux. Ils arrivent dégoupillés, ils feront jamais marche arrière. J’ai vrillé d’un coup, ça s’est allumé rouge. Cette colère-là, tu ne peux pas la crier, tu ne peux pas la coller sur une banderole, c’est beaucoup trop chaud, il faut autre chose. En fait, je me suis dit: soit tu les tapes, soit tu t’immoles. Comme le gamin en Tunisie, tu te rappelles? J’avais vu ça à la télé. Mais tout le monde se suicide au travail maintenant, hein ? Le feu ou la pendaison ou les médicaments, on s’en fout ; Il y a tout le temps des gars comme moi qui se tuent et on n’en parle pas, ou alors on parle de fragilité et de dépression, personne ne voit la dimension collective de ça, ça ne fait chier que nos familles. J’ai deux gamins, moi. Ils diraient quoi si je me fous le feu? Imagine Alors j’ai tapé. Que ça fasse un peu chier les autres aussi. […] La poitrine de Bruno se soulevait dans un petit sifflement asthmatique et la tâche aubergine qu’Antoine ne quittait pas des yeux, agitée par la cage thoracique, paraissait s’étendre davantage sur sa peau blanche. Une grenade lacrymogène dévale le trottoir de l’avenue, heurta un poteau de métal et se mit à tournoyer à quelques mètres de leur recoin en crachant bruyamment son gaz. Bruno se leva aussitôt pour l’éloigner d’un coup de pied mais son premier essai ne fit que propulser mollement l’objet dans le caniveau. Il recommença en jurant, un bras plaqué sur le visage, et tomba nez à nez avec deux CRS qui descendaient l’avenue. En quelques secondes, il fut au sol, puis à genoux, puis de nouveau au sol. Un CRS lui passa brutalement les menottes. Antoine se tapit contre la porte de l’immeuble.

 

« Ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, dans le cadre de la violence, c’est le moyen qui justifie la fin en lui conférant par la violence, sacrifice du monde entier à la fin, une valeur absolue. Comme toute activité est en même temps valeur, la violence porte en elle sa propre justification, c’est-à-dire qu’elle réclame par son existence même le droit à la violence. Ainsi la violence est manichéiste, elle croit à un ordre du monde donné mais dissimulé par de mauvaises volontés. Il suffit de détruire l’obstacle pour que l’ordre apparaisse. Ceci de l’antisémitisme qui libérera l’ordre du monde en détruisant les Juifs au Surréalisme qui fera apparaître le surréel à l’horizon des destructions. La violence implique donc la confiance dans le bien mais au lieu de penser le bien comme à faire, elle le pense comme à délivrer. Paradoxalement donc la violence se présente comme le moralisme absolu. C’est au nom d’une règle que bien sûr le violent se croit en droit d’infliger à autrui qu’un ordre du monde doit être issu de la violence même au nom d’une justification qui n’a pas à se justifier. Le fait fait le droit. » Sartre, Cahiers pour une morale

 

« J’ai toujours décrit le visage du prochain comme porteur d’un ordre, imposant au moi à l’égard d’autrui une responsabilité gratuite — et incessible, comme si le moi était élu et unique — et où autrui était absolument autre, c’est-à-dire encore incomparable et, ainsi, unique. Mais les hommes qui m’entourent font nombre. D’où la question?: qui est mon prochain?? Question inévitable de la justice. Nécessité de comparer les incomparables, de connaître les hommes?; d’où leur apparaître comme formes plastiques de figures visibles et, en quelque façon, «?dé-visagés?»?: comme un groupement auquel l’unicité du visage s’arrache comme à un contexte, source de mon obligation envers les autres hommes?; source à laquelle la recherche même de la justice remonte en fin de compte et dont l’oubli risque de transformer en calcul purement politique — et jusqu’aux abus totalitaires — l’oeuvre sublime et difficile de la justice. […]

[…] la responsabilité pour l’autre homme ou, si vous voulez, l’épiphanie du visage humain constitue comme une percée de la croûte de «?l’être persévérant dans son être?» et soucieux de lui-même. Responsabilité pour autrui, le pour-l’autre «?dés-intéressé?» de la sainteté. Je ne dis pas que les hommes sont des saints ou vont vers la sainteté. Je dis seulement que la vocation de la sainteté est reconnue par tout être humain comme valeur et que cette reconnaissance définit l’humain. L’humain a percé l’être imperturbable. Même si aucune organisation sociale ni aucune institution ne peut au nom des nécessités purement ontologiques, assurer, ni même produire la sainteté. Or, il y eut des saints.

[…] l’origine du sensé dans le visage d’autrui appelle cependant — devant la pluralité de fait des humains — la justice et le savoir?; l’exercice de la justice demande des tribunaux et des institutions politiques et même — paradoxalement — une certaine violence que toute justice implique. La violence est originellement justifiée comme la défense de l’autre, du prochain (fût-il mon parent ou mon peuple?!), mais est violence pour quelqu’un.

[…] le philosophe et le savant qui raisonnent et jugent, et l’homme d’État ne seront pas exclus du spirituel. Mais son sens est originellement dans l’humain, dans le fait initial que l’homme est concerné par l’autre homme. Il est à la base de la banalité selon laquelle peu de choses intéressent autant l’homme que l’autre homme. » Emmanuel Levinas, altérité et transcendance

 

La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu qui est condamnée en tant que « violence brute ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre. L’exigence culturelle suivante est alors celle de la justice, c’est-à-dire l’assurance que l’ordre de droit, une fois donné, ne sera pas de nouveau battu en brèche (1) en faveur d’un individu. FREUD
(1) battu en brèche : remis en cause.

L’état de nature est l’état de rudesse,de violence et d’injustice.Il faut que les hommes 
sortent de cet état pour constituer une société qui soit État ,car c’est  seulement que la relation de droit possède une effective réalité.
On décrit souvent l’état de nature comme un état parfait de l’homme,en ce qui concerne,
tant le bonheur que la bonté morale. Il faut d’abord noter que l’innocence est dépourvue,
comme telle,de toute valeur morale,dans la mesure  elle est ignorance du mal et tient
à l’absence des besoins d’où peut naître la méchanceté. D’autre part, cet état est bien
plutôt celui  règnent la violence et l’injustice, précisément parce que les hommes ne s’y
considèrent que du seul point de vue de la nature.Or,de ce point de vue-là,ils sont inégaux
tout à la fois quant aux forces du corps et quant aux dispositions de l’esprit,et c’est par la
violence et la ruse qu’ils font valoir l’un contre l’autre leur différence.Sans doute la raison
appartient aussi à l’état de nature,mais c’est l’élément naturel qui a en lui prééminence. Il
est donc indispensable que les hommes échappent à cet état pour accéder à un autre 
état où prédomine le vouloir raisonnable.
HEGEL, Propédeutique philosophique (1809-1811), trad.M.de Gandillac,Minuit,1997

Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.  Arendt, La condition de l’homme moderne, 1958

On a souvent fait observer que la terreur ne peut régner absolument que sur des hommes qui sont isolés les uns des autres, et qu’en conséquence, un des premiers soucis de tous les régimes tyranniques est de provoquer cet isolement. L’isolement peut être le début de la terreur ; il est certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat. L’isolement est, pour ainsi dire, pré-totalitaire ; il est marqué au coin de l’impuissance dans la mesure où le pouvoir provient toujours d’hommes qui agissent ensemble,  » qui agissent de concert  » (Burke) ; les hommes isolés n’ont par définition aucun pouvoir.
L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique, les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrariées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de fer de la terreur totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée et que l’auto-contrainte de la logique totalitaire détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser aussi certainement que celle d’agir.

Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique, se nomme désolation dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation font deux. Je peux être isolée — c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi — sans être  » désolée  » : et je peux être désolée, c’est-à-dire dans une situation où, en tant que personne je me sens à l’écart de toute société humaine — sans être isolée. L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite. Pourtant l’isolement, bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d’agir, non seulement laisse intactes les activités dites productives des hommes : il leur est même nécessaire. L’homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s’isoler lui même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le domaine de la politique. La fabrication (poiesis, la confection des choses), en tant qu’elle se distingue de l’action (praxis) d’une part, et du travail pur d’autre part, est toujours menée à bien dans un certain isolement par rapport aux préoccupations communes, que le résultat soit une œuvre d’artisanat ou d’art. Dans l’isolement, l’homme reste en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine ; ce n’est que lorsque la forme la plus élémentaire de créativité humaine — c’est-à-dire le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun — est détruite, que l’isolement devient absolument insupportable. C’est ce qui peut se produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions, seul demeure le pur effort du travail, autrement dit l’effort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde comme création humaine est brisé. L’homme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de l’action est tout autant exclu du monde des choses, s’il n’est plus reconnu comme homo faber, mais traité comme un animal laborans dont le nécessaire  » métabolisme naturel  » n’est un sujet de préoccupation pour personne. Alors l’isolement devient désolation. Une tyrannie fondée sur l’isolement laisse généralement intactes les capacités productives de l’homme ; une tyrannie sur les  » travailleurs « , comme par exemple le pouvoir sur les esclaves dans l’antiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des hommes désolés et non simplement isolés, et tendrait à devenir totalitaire.

Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme.

La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaires et, pour l’idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l’isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à l’encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l’une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l’expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être-en-rapport avec d’autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce que nous possédons un sens commun, parce que ce n’est pas un, mais plusieurs hommes qui habitent la terre, que nous pouvons nous fier à l’immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu’un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l’expérience d’être abandonnés par tout et par tous.
La désolation n’est pas la solitude. Celle-ci requiert que l’on soit seul, alors que celle-là n’apparaît jamais mieux qu’en compagnie.

ARENDT, les origines du totalitarismes 1951

« On peut certainement créer des conditions susceptibles d’aboutir à une déshumanisation de l’homme – comme les camps de concentration, la torture, la famine – […] dans des conditions de ce genre, ce ne sont pas la fureur et la violence, mais leur absence évidente, qui devient le plus clair de la déshumanisation.
La fureur n’est en aucune façon une réaction automatique en face de la misère et de la souffrance en tant que telles ; personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ou en face de conditions sociales qu’il paraît impossible de modifier. C’est seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. Nous ne manifestons une réaction de fureur que lorsque notre sens de la justice est bafoué […]. On peut se trouver, dans la vie publique comme dans la vie privée, en face de situations où la rapidité même d’un acte violent peut constituer la seule réponse appropriée. Ce n’est pas la décharge affective qui importe en ces cas, et que l’on aurait pu tout aussi bien obtenir en frappant sur la table ou en faisant claquer la porte. L’important est qu’en certaines circonstances, la violence – l’acte accompli sans raisonner, sans parler, sans réfléchir aux conséquences – devient l’unique façon de rééquilibrer les plateaux de la justice. […] Dans ce cas, la fureur, et la violence dont elle s’accompagne parfois – mais pas toujours -, font partie des émotions humaines « naturelles », et vouloir en guérir l’homme n’aboutirait qu’à le déshumaniser […]. L’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. Face à une « tragédie insupportable », le « détachement et la sérénité peuvent vraiment paraître terrifiants », c’est-à-dire lorsqu’ils ne sont pas le fruit du contrôle de soi, mais le résultat d’une évidente incompréhension. Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été « touché par l’émotion » ; et ce qui s’oppose à l’ « émotionnel », ce n’est en aucune façon le « rationnel », quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité, qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment. »
Hannah Arendt, « Sur la violence », 1971, in Du mensonge à la violence