Julien Offray de La Mettrie, L’Homme machine (1747)
« Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles
ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! car enfin, quand l’homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffirait-elle donc à tout ? oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?
L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. […]
En effet, si ce qui pense en mon cerveau n’est pas une partie de ce viscère, et conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d’un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s’échauffe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? Demandez-le aux hommes d’imagination, aux grands poètes, à ceux qu’un sentiment bien rendu ravit, qu’un goût exquis, que les charmes de la Nature, de la vérité, ou de la vertu transportent ! Par leur enthousiasme, par ce qu’ils vous diront avoir éprouvé, vous jugerez de la cause par les effets : par cette Harmonie que Borelli (1), qu’un seul anatomiste a mieux connue que tous les Leibniziens, vous connaîtrez l’unité matérielle de l’homme ».
(1) Giovanni-Alfonso Borelli : médecin et physicien italien (1608-1679), qui a enté d’expliquer les mouvements des membres du corps humain par les lois de la mécanique.
En s’appuyant sur la présentation des principaux progrès des neurosciences, le biologiste Jean-Pierre Changeux expose sa vision personnelle des activités mentales de l’homme : l’étude du fonctionnement du cerveau va progressivement déboucher sur la compréhension de la pensée et de ses mécanismes. Il va dans cet ouvrage jusqu’à soutenir un propos qui a soulevé bien des réactions : « Les possibilités combinatoires liées au nombre et à la diversité des connexions du cerveau de l’homme paraissent en effet suffisantes pour rendre compte des capacités humaines. Le clivage entre activités mentales et neuronales ne se justifie pas. Désormais, à quoi bon parler d’esprit ? » Changeux s’est toujours défendu, dans le débat sur les liens unissant corps et esprit, des accusations selon lesquelles sa perspective s’apparentait à du réductionnisme. Il rappelle ainsi que la maturation du système nerveux, inachevé à la naissance, aboutit sous l’effet de l’histoire strictement individuelle, grâce aux interactions avec le milieu physique et socioculturel.
« [Il existe un trouble neurologique] appelé « anosognosie », et c’est l’un des plus étranges que l’on puisse rencontrer en neuropsychologie. Ce terme – forgé à partir des mots grecs nosos, maladie, et gnosis, « connaissance » – désigne l’incapacité du patient à se percevoir comme malade. Imaginez une personne qui a été victime d’une attaque cérébrale, et qui est entièrement paralysée du côté gauche du corps : elle est, de ce côté du corps, incapable de bouger la main et le bras, la jambe et le pied, la moitié de son visage est condamnée à l’immobilité, et elle est incapable de se tenir debout et de marcher. Et maintenant, imaginez que cette même personne oublie complètement son état, déclarant qu’elle ne souffre d’aucun problème et répondant à la question : « Comment vous sentez-vous ? » par un sincère « Très bien. » […]
« Voici une histoire de science-fiction discutée par des philosophes : supposons qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne-cerveau l’illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d’impulsions électroniques que l’ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si intelligent que si la personne essaie de lever la main, l’ordinateur lui fait « voir » et « sentir » qu’elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire « percevoir » (halluciner) par la victime toutes les situations qu’il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l’opération, de sorte que la victime aura l’impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l’impression d’être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l’histoire amusante mais plutôt absurde d’un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant les éléments nutritifs qui les gardent en vie. Les terminaisons nerveuses sont censées être reliées à un ordinateur scientifique super-puissant qui donne à la personne-cerveau l’illusion que…
Lorsque l’on évoque ce type de possibilité dans un cours sur la théorie de la connaissance, l’idée, bien sûr, est de soulever en des termes modernes le problème classique du scepticisme vis-à-vis du monde extérieur. (Comment savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation ?). Mais cette histoire fournit aussi un moyen pratique de poser des questions sur les rapports entre l’esprit et le monde.
Au lieu de ne prendre qu’un cerveau dans une cuve, nous pouvons supposer que tous les êtres humains, peut-être tous les êtres pensants, sont des cerveaux dans une cuve (ou des systèmes nerveux dans une cuve, s’il s’avère que certains êtres au système nerveux minimal sont néanmoins des « êtres pensants »). Évidemment, le savant fou devrait se trouver à l’extérieur – mais, au fait, est-ce nécessaire ? Il n’y a peut-être pas de savant fou. C’est certainement absurde, mais peut-être l’univers n’est-il qu’une machine automatique qui s’occupe d’une cuve remplie de cerveaux et de systèmes nerveux.
Supposons à présent que la machine automatique soit programmée pour nous faire ressentir des hallucinations collectives plutôt que des hallucinations individuelles sans rapport entre elles. Ainsi, lorsque j’ai l’impression de vous parler, vous avez l’impression d’entendre mes paroles. Bien sûr, mes paroles n’atteignent pas réellement vos oreilles – parce que vous n’avez pas d’oreilles, et que je n’ai pas de bouche ou de langue. En fait, ce qui se passe lorsque je prononce des phrases, c’est que les impulsions efférentes vont de mon cerveau vers l’ordinateur et celui-ci fait que j’entends ma propre voix et que je sens ma langue bouger, etc., et il fait que vous « entendez » ma voix et que vous me « voyez » parler. Dans ce cas, on peut dire qu’en un sens nous communiquons effectivement. Je ne me trompe pas sur votre existence réelle ; je me trompe seulement sur l’existence de votre corps et du « monde extérieur », à l’exclusion des cerveaux. D’une certaine manière, peu importe que le monde entier ne soit qu’hallucination collective ; après tout, vous m’entendez bel et bien parler quand je vous parle, même si le mécanisme n’est pas celui que nous croyons. (Mais dans le cas de deux amants en train de faire l’amour, l’idée qu’ils ne sont que deux cerveaux dans une cuve pourrait être inquiétante).