Essai sur les données immédiates de la conscience

Henri BERGSON Essai sur les données immédiates de la conscience (1927) Extrait du chapitre II

«Même à l’état de veille, l’expérience journalière devrait nous apprendre à faire la différence entre la durée-qualité, celle que la conscience atteint immédiatement, celle que l’animal perçoit probablement, et le temps pour ainsi dire matérialisé, le temps devenu quantité par un développement dans l’espace. Au moment où j’écris ces lignes, l’heure sonne à une horloge voisine; mais mon oreille distraite ne s’en aperçoit que lorsque plusieurs coups se sont déjà fait entendre; je ne les ai donc pas comptés. Et néanmoins, il me suffit d’un effort d’attention rétrospective pour faire la somme des quatre coups déjà sonnés, et les ajouter à ceux que j’entends. Si, rentrant en moi-même, je m’interroge alors soigneusement sur ce qui vient de se passer, je m’aperçois que les quatre premiers sons avaient frappé mon oreille et même ému ma conscience, mais que les sensations produites par chacun d’eux, au lieu de se juxtaposer, s’étaient fondues les unes dans les autres de manière à douer l’ensemble d’un aspect propre, de manière à en faire une espèce de phrase musicale. Pour évaluer rétrospectivement le nombre des coups sonnés, j’ai essayé de reconstituer cette phrase par la pensée; mon imagination a frappé un coup, puis deux, puis trois, et tant qu’elle n’est pas arrivée au nombre exact quatre, la sensibilité, consultée, a répondu que l’effet total différait qualitativement. Elle avait donc constaté à sa manière la succession des quatre coups frappés, mais tout autrement que par une addition, et sans faire intervenir l’image d’une juxtaposition de termes distincts. Bref, le nombre des coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme tant qu’elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l’étendue. –Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la durée vraie, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent; au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c’est-à-dire de l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène. La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental.Pour retrouver ce moi fondamental, tel qu’une conscience inaltérée l’apercevrait, un effort vigoureux d’analyse est nécessaire, par lequel on isolera les faits psychologiques internes et vivants de leur image d’abord réfractée, ensuite solidifiée dans l’espace homogène. En d’autres termes, nos perceptions, sensations, émotions et idées se présentent sous un double aspect: l’un net, précis, mais impersonnel; l’autre confus, infiniment mobile, et inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité, ni l’adapter à sa forme banale sans le faire tomber dans le domaine commun. Si nous aboutissons à distinguer deux formes de la multiplicité, deux formes de la durée, il est évident que chacun des faits de conscience, pris à part, devra revêtir un aspect différent selon qu’on le considère au sein d’une multiplicité distincte ou d’une multiplicité confuse, dans le temps-qualité où il se produit, ou dans le temps-quantité où il se projette.Quand je me promène pour la première fois, par exemple, dans une ville où je séjournerai, les choses qui m’entourent produisent en même temps sur moi une impression qui est destinée à durer, et une impression qui se modifiera sans cesse. Tous les jours j’aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m’imagine aussi qu’elles m’apparaissent toujours de la même manière. Pourtant, si je me reporte, au bout d’un assez long temps, à l’impression que j’éprouvai pendant les premières années, je m’étonne du changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable, qui s’est accompli en elle. Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m’emprunter quelque chose de mon existence consciente; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n’est pas là illusion pure; car si l’impression d’aujourd’hui était absolument identique à celle d’hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir? Pourtant cette différence échappe à l’attention de la plupart; on ne s’en apercevra guère qu’à la condition d’en être averti, et de s’interroger alors scrupuleusement soi-même. La raison en est que notre vie extérieure et pour ainsi dire sociale a plus d’importance pratique pour nous que notre existence intérieure et individuelle. Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet. De même que la durée fuyante de notre moi se fixe par sa projection dans l’espace homogène, ainsi nos impressions sans cesse changeantes, s’enroulant autour de l’objet extérieur qui en est cause, en adoptent les contours précis et l’immobilité.Nos sensations simples, considérées à l’état naturel, offriraient moins de consistance encore. Telle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme: ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique: que sera-ce quand nous les déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu’on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace? Tout à l’heure chacun d’eux empruntait une indéfinissable coloration au milieu où il était placé: le voici décoloré, et tout prêt à recevoir un nom. Le sentiment lui-même est un être qui vit, qui se développe, qui change par conséquent sans cesse; sinon, on ne comprendrait pas qu’il nous acheminât peu à peu à une résolution: notre résolution serait immédiatement prise. Mais il vit parce que la durée où il se développe est une durée dont les moments se pénètrent: en séparant ces moments les uns des autres, en déroulant le temps dans l’espace, nous avons fait perdre à ce sentiment son animation et sa couleur. Nous voici donc en présence de l’ombre de nous-mêmes: nous croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l’élément commun, le résidu par conséquent impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière. Et c’est pourquoi nous raisonnons sur ces étais et leur appliquons notre logique simple: les ayant érigés en genres par cela seul que nous les isolions les uns des autres, nous les avons préparés pour servir à une déduction future. Que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Il n’en est rien cependant, et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu’une ombre à son tour: seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-mêmes.Nous éprouverions une surprise du même genre si, brisant les cadres du langage, nous nous efforcions de saisir nos idées elles-mêmes à l’état naturel, et telles que notre conscience, délivrée de l’obsession de l’espace, les apercevrait. Cette dissociation des éléments constitutifs de l’idée, qui aboutit à l’abstraction, est trop commode pour que nousnous en passions dans la vie ordinaire et même dans la discussion philosophique. Mais lorsque nous nous figurons que les éléments dissociés sont précisément ceux qui entraient dans la contexture de l’idée concrète, lorsque, substituant à la pénétration des termes réels la juxtaposition de leurs symboles, nous prétendons reconstituer de la durée avec de l’espace, nous tombons inévitablement dans les erreurs de l’associationnisme. Nous n’insisterons pas sur ce dernier point, qui sera l’objet d’un examen approfondi dans le chapitre suivant. Qu’il nous suffise de dire que l’ardeur irréfléchie avec laquelle nous prenons parti dans certaines questions prouve assez que notre intelligence a ses instincts: et comment nous représenter ces instincts, sinon par un élan commun à toutes nos idées, c’est-à-dire par leur pénétration mutuelle? Les opinions auxquelles nous tenons le plus sont celles dont nous pourrions le plus malaisément rendre compte, et les raisons mêmes par lesquelles nous les justifions sont rarement celles qui nous ont déterminés à les adopter. En un certain sens, nous les avons adoptées sans raison, car ce qui en fait le prix à nos yeux, c’est que leur nuance répond à la coloration commune de toutes nos autres idées, c’est que nous y avons vu, dès l’abord, quelque chose de nous. Aussi ne prennent-elles pas dans notre esprit la forme banale qu’elles revêtiront dès qu’on les en fera sortir pour les exprimer par des mots; et bien que, chez d’autres esprits, elles portent le même nom, elles ne sont pas du tout la même chose. À vrai dire, chacun d’elles vit à la manière d’une cellule dans un organisme; tout ce qui modifie l’état général du moi la modifie elle-même. Mais tandis que la cellule occupe un point déterminé de l’organisme, une idée vraiment nôtre remplit notre moi tout entier. Il s’en faut d’ailleurs que toutes nos idées s’incorporent ainsi à la masse de nos états de conscience. Beaucoup flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang. Nous entendons par là que notre esprit, lorsqu’il les pense, les retrouve toujours dans une espèce d’immobilité, comme si elles lui étaient extérieures. De ce nombre sont les idées que nous recevons toutes faites,et qui demeurent en nous sans jamais s’assimiler à notre substance, ou bien encore les idées que nous avons négligé d’entretenir, et qui se sont desséchées dans l’abandon. Si, à mesure que nous nous éloignons des couches profondes du moi, nos états de conscience tendent de plus en plus à prendre la forme d’une multiplicité numérique et à se déployer dans un espace homogène, c’est précisément parce que ces états de conscience affectent une nature de plus en plus inerte, une forme de plus en plus impersonnelle. Il ne faut donc pas s’étonner si celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le moins sont adéquatement exprimables par des mots: à celles-là seulement, comme nous verrons, s’applique la théorie associationiste. Extérieures les unes aux autres, elles entretiennent entre elles des rapports où la nature intime de chacune d’elles n’entre pour rien, des rapports qui peuvent se classer: on dira donc qu’elles s’associent par contiguïté, ou par quelque raison logique. Mais si, creusant au-dessous de la surface de contact entre le moi et les choses extérieures, nous pénétrons dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assisterons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui, une fois dissociées, paraissent s’exclure sous forme de termes logiquement contradictoires. Les rêves les plus bizarres, où deux images se recouvrent et nous présentent tout à la fois deux personnes différentes, qui n’en feraient pourtant qu’une, donneront une faible idée de l’interpénétration de nos concepts à l’état de veille. L’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions plus profondes de la vie intellectuelle.Ainsi se vérifie, ainsi s’éclaircira par une étude plus approfondie des faits internes, le principe que nous énoncions d’abord: la vie consciente se présente sous un double aspect, selon qu’on l’aperçoit directement ou par réfraction à travers l’espace. –Considérés en eux-mêmes, les états de conscience profonds D’ont aucun rapport avec la quantité; ils sont qualité pure; ils se mêlent de telle manière qu’on ne saurait dire s’ils sont un ou plusieurs, ni même les examiner à ce point de vue sans les dénaturer aussitôt. La durée qu’ils créent ainsi est une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique: caractériser ces moments en disant qu’ils empiètent les uns sur les autres, ce serait encore les distinguer. Si chacun de nous vivait d’une vie purement individuelle, s’il n’y avait ni société ni langage, notre conscience saisirait-elle sous cette forme indistincte la série des états internes? Pas tout à fait, sans doute, parce que nous conserverions l’idée d’un espace homogène où les objets se distinguent nettement les uns des autres, et qu’il est trop commode d’aligner dans un pareil milieu, pour les résoudre en termes plus simples, les états en quelque sorte nébuleux qui frappent au premier abord le regard de la conscience. Mais aussi, remarquons-le bien, l’intuition d’un espace homogène est déjà un acheminement à la vie sociale. L’animal ne se représente probablement pas, comme nous, en outre de ses sensations, un monde extérieur bien distinct de lui, qui soit la propriété commune de tous les êtres conscients. La tendance en vertu de laquelle nous nous figurons nettement cette extériorité des choses et cette homogénéité de leur milieu est la même qui nous porte à vivre en commun et à parler. Mais à mesure que se réalisent plus complètement les conditions de la vie sociale, à mesure aussi s’accentue davantage le courant qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors: petit à petit ces états se transforment en objets ou en choses; ils ne se détachent pas seulement les uns des autres, niais encore de nous. Nous ne les apercevons plus alors que dans le milieu homogène où nous en avons figé l’image et à travers le moi qui leur prête sa banale coloration. Ainsi se forme nu second moi qui recouvre le premier, un moi dont l’existence a des moments distincts, dont les états se détachent les uns des autres et s’expriment, sans peine par des mots. Et qu’on ne nous reproche pas ici de dédoubler la personne, d’y introduire sous une autre forme la multiplicité numérique que nous en avions exclue d’abord. C’est le même moi qui aperçoit des états distincts, et qui, fixant ensuite davantage son attention, verra ces étais se fondre entre eux comme des aiguilles de neige au contact prolongé de la main Et, à vrai dire, pour la commodité du langage, il a tout intérêt à ne pas rétablir la confusion là où règne l’ordre, et à ne point troubler cet ingénieux arrangement d’états en quelque sorte impersonnels par lequel il a cessé de former «un empire dans un empire». Une vie intérieure aux moments bien distincts, aux états nettement caractérisés, repoudra mieux aux exigences de la vie sociale. Même, une psychologie superficielle pourra se contenter de la décrire sans tomber pour cela dans l’erreur, à condition toutefois de se restreindre à l’étude des faits une fois produits, et d’en négliger le mode de formation. –Mais si, passant de la statique à la dynamique, cette psychologie prétend raisonner sur les faits s’accomplissant comme elle a raisonné sur les faits accomplis, si elle nous présente le moi concret et vivant comme une association de termes qui, distincts les uns des autres, se juxtaposent dans un milieu homogène, elle verra se dresser devant elle d’insurmontables difficultés. Et ces difficultés se multiplieront à mesure qu’elle déploiera de plus grands efforts pour les résoudre, car tous ses efforts ne feront que dégager de mieux en mieux l’absurdité de l’hypothèse fondamentale par laquelle on a déroulé le temps dans l’espace, et placé la succession au sein même de la simultanéité. –Nous allons voir que les contradictions inhérentes aux problèmes de la causalité, de la liberté, de la personnalité en un mot, n’ont pas d’autre origine, et qu’il suffit, pour les écarter, de substituer le moi réel, le moi concret, à sa représentation symbolique.»