LIBERTÉ et BONHEUR textes

TEXTE 1 Platon, GORGIAS

CALLICLÈS –si on veut vivre comme il faut, il faut laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, au lieu de les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir, elles et tous les désirs qui les accompagnent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée de tout le monde. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que l’intempérance est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclave les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté. Car pour ceux qui ont hérité du pouvoir ou qui sont dans la capacité de s’en emparer (…), pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus mauvais que la tempérance? ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne n’y fasse obstacle (…) La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici: si la vie facile, l’intempérance, et la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font l’excellence et le bonheur. Tout le reste, ce ne sont que de belles idées, des convention faites par les hommes et contraires à la nature, rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien.

SOCRATE—Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu as exposé clairement ce que les autres pensent et mais ne veulent pas dire. Je te demande donc de ne céder à rien, en aucun cas! Comme cela, le genre de vie qu’on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors expliques-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-telles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que consiste [le bonheur et] l’excellence?

CALLICLÈS- Oui, je l’affirme!

SOCRATE- On a donc tort de dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux. CALLICLÈS- Oui, car, à ce compte, les pierres et les cadavres seraient très heureux.

SOCRATE-Mais tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible! (…) laisse moi, te proposer une image (…). Regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes, qui possèdent, chacun, de nombreux tonneaux. Les tonneaux de l’un sont en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres (…). Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à obtenir, et acquises au prix de travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à verser quoique ce soit ni à s’occuper d’eux. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu?

CALLICLÈS- Je ne le suis pas, Socrate. Car l’’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure: il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisir est celle où l’on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau!

SOCRATE-Mais si l’on y verse beaucoup, n’est-il pas nécessaire qu’il s’en écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de larges trous pour les écoulements?

CALLICLÈS- Bien sûr. SOCRATE-Alors, c’est la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps! –non, ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre! Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles, c’est d’avoir faim et de manger quand on a faim, n’est-ce pas?

CALLICLÈS-Oui.

SOCRATE-Et avoir soif, et, quand on a soif, se désaltérer?

CALLICLÈS-Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir –voilà, c’est cela, la vie heureuse!

SOCRATE-Fort bien, très cher. Tu t’en tiens à ce que tu as dit d’abord, et tu ne ressens pas la moindre honte. Mais alors, il semble que moi non plus je n’ai pas à me sentir gêné! –Aussi, pour commencer, réponds-moi: suppose que quelque chose démange, qu’on ait envie de se gratter, qu’on puisse se gratter autant qu’on veut et qu’on passe tout son temps à se gratter, est-ce là le bonheur de la vie?

CALLICLÈS-Eh bien, je déclare que même la vie où on se gratte comme cela est une vie agréable!

SOCRATE-Et si c’est une vie agréable, c’est donc aussi une vie heureuse.

CALLICLÈS-Oui, absolument.

SOCRATE-Si on se gratte la tête seulement, ou faut-il que je te demande tout ce qu’on peut se gratter d’autre? Regarde, Calliclès, que répondras-tu, quand on te demandera si, après la tête, on peut se gratter tout le reste? Bref, pour en venir au principal, avec ce genre de saletés, dis-moi, la vie des êtres obscènes, n’est-elle pas une vie affreuse, honteuse, misérable? De ces êtres, oserais-tu tu dire qu’ils sont heureux, s’ils ont en abondance ce qu’ils désirent?

CALLICLÈS- Tu n’as pas honte, Socrate, d’amener la conversation vers ce genre d’horreurs?

SOCRATE-Parce que c’est moi qui l’ai poussée là, ô noble individu! N’est-ce pas plutôt celui qui affirme sans nuance que les hommes qui éprouvent la jouissance, de quelque façon qu’ils jouissent, sont des hommes heureux? N’est-ce pas plutôt celui qui ne peut pas distinguer quels sont les plaisirs bons et quels sont les plaisirs mauvais? Mais maintenant, dis-moi encore juste ceci: prétends-tu que l’agréable soit identique au bon, ou bien y a –t-il de l’agréable qui ne soit pas bon?

CALLICLES: eh bien, pour ne pas être en désaccord avec ce que j’ai dit, si jamais je réponds que l’agréable est différent du bon, je déclare que c’est la même chose.

SOCRATE- Calliclès, tu es en train de démolir tout ce qui avait été dit avant, et tu n’aurais même plus les qualités requises pour chercher avec moi ce qui est vrai, si tu te mets à dire des choses contraires à ce que tu penses.

CALLICLÈS- Toi aussi, tu fais pareil, Socrate! SOCRATE-Eh bien, si je le fais, j’ai tort de le faire! Et toi aussi, tu as tort! Mais réfléchis à une chose, bienheureux Calliclès: le bien ne consiste pas dans une jouissance à n’importe quel prix, car sinon, si c’est le cas, il semble bien que le tas de saletés auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure de façon détournée, va nous tomber sur la tête, et plus encore!

CALLICLÈS-C’est ce que tu penses, toi Socrate!

SOCRATE-Mais toi, Calliclès, maintiens-turéellement ton affirmation?

CALLICLÈS-Oui.

Dans le texte suivant, Platon fait dialoguer Socrate (son maître) et Calliclès, un sophiste. Restituer l’argumentation en remplissant le tableau suivant :

SOCRATE CALLICLES
Thèse générale sur le bonheur
Position sur la morale
Position sur les lois
argument 1
contre argument 1
comparaison
argument 2
argument 3

 

TEXTE 2 ARISTOTE

« Mais le bien suprême, lui, est quelque chose de final visiblement. Par conséquent, s’il n’y a qu’un seul bien final, il sera celui qu’on recherche et s’il en est plusieurs, ce sera le plus final d’entre eux. Par ailleurs est final, disons-nous, le bien digne de poursuite en lui-même, plutôt que le bien poursuivi en raison d’un autre ; de même, celui qui n’est jamais objet de choix en raison d’un autre, plutôt que les biens dignes de choix et en eux-mêmes et en raison d’un autre ; et donc, est simplement final le bien digne de choix en lui-même en permanence et jamais en raison d’un autre. Or ce genre de bien, c’est dans le bonheur surtout qu’il consiste, semble-t-il. Nous le voulons, en effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d’autre chose. L’honneur, en revanche, le plaisir, l’intelligence et n’importe quelle vertu, nous les voulons certes aussi en raison d’eux-mêmes (car rien n’en résulterait-il, nous voudrions chacun d’entre eux), mais nous les voulons encore dans l’optique du bonheur, dans l’idée que, par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le bonheur, nul ne le veut en considération de ces biens-là, ni globalement, en raison d’autre chose. Du reste, il apparaît qu’en partant de la notion d’autosuffisance, on aboutit au même résultat. Le bien final en effet semble se suffire à lui-même. Toutefois, l’autosuffisance, comme nous l’entendons, n’appartient pas à une personne seule, qui vivrait une existence solitaire. Au contraire, elle implique parents, enfants, épouse et globalement les amis et concitoyens, dès lors que l’homme est naturellement un être destiné à la cité. […] Quant à l’autosuffisance que nous posons, elle est le caractère de la chose qui, réduite à elle, seule, rend l’existence digne d’élection et sans le moindre besoin. Or ce caractère appartient au bonheur, croyons-nous.»

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, 1097a25-1097b-5, éd. GF

 

“S’il est exact qu’il y ait quelque fin de nos actes que nous voulons pour elle-même, tandis que les autres fins ne sont recherchées que pour cette première fin même, s’il est vrai aussi que nous ne nous déterminons pas à agir en toutes circonstances en remontant d’une fin particulière à une autre — car on se perdrait dans l’infini et nos tendances se videraient de leur contenu et deviendraient sans effet —, il est évident que cette fin dernière peut être le bien et même le bien suprême. N’est-il pas exact que, par rapport à la vie humaine, la connaissance de ce bien a une importance considérable et que, la possédant, comme des archers qui ont sous les yeux le but à atteindre, nous aurons des chances de découvrir ce qu’il convient de faire ? ”

 

“Mais sur ce que nous avons dit, voici que s’amorce une discussion : on pourra soutenir que l’argumentation ne s’applique pas à l’ensemble des biens, mais à une seule catégorie de biens, ceux que nous recherchons et aimons pour eux-mêmes ; en revanche, ceux qui ont la vertu de créer ces objets, de les sauvegarder en quelque manière, de les défendre contre ce qui leur est contraire, ne sont appelés biens que relativement, à cause de leur rôle et d’une autre façon. Il est donc manifeste qu’on peut distinguer deux sortes de biens : ceux qui sont des biens en soi et ceux qui ne sont des biens que relativement aux premiers. Cette distinction faite entre ce qui est bien en soi et ce qui est simplement utile à ceux-là, examinons si on peut les ranger sous une seule idée. Quels biens pourrait-on reconnaître comme biens en soi ? Sont-ce tous ceux que nous poursuivons séparément, comme la pensée, la vision, quelques plaisirs et les honneurs ? Car même si nous les poursuivons pour quelque autre raison, néanmoins on pourrait les compter parmi les biens en soi ou ne les considérer que comme une idée, si bien que cette idée se réduira à une vaine apparence. Si donc ces biens-là doivent être rangés parmi les biens en soi, il faudra admettre que le même concept du bien apparaisse dans tous ces objets, comme la notion de blancheur apparaît dans la neige et le blanc de céruse. Pourtant les concepts d’honneur, de pensée, de plaisir admettent, en tant que biens, des définitions différentes et dissemblables. Ainsi donc le souverain bien n’est pas cette qualité commune que comprendrait une seule idée. Eh bien ! comment l’entend-on ? Ces termes ne sont pas homonymes en vertu du hasard. Faut-il donc admettre que ces biens procèdent d’un seul bien, ou tendent tous vers la même fin ? ou plutôt est-ce par suite d’une analogie ? Ainsi la vue joue pour le corps le même rôle que l’intelligence pour l’âme et ainsi de suite. Mais vraisemblablement il vaut mieux renoncer à cette question pour l’instant ; car un examen minutieux sur ce sujet relèverait davantage d’une autre partie de la philosophie. Il en va de même de l’Idée. Car si l’on affirme du bien qu’il est un et commun à tout, ou qu’il existe séparé et subsistant par lui-même, il est évident qu’il serait irréalisable pour l’homme et impossible à acquérir. En fait, c’est juste le contraire que nous recherchons ici. Très vite, on s’apercevrait qu’il vaut mieux en acquérir la connaissance en se référant à ceux des biens que l’on peut atteindre et réaliser. Ayant pour ainsi dire un modèle sous les yeux, nous saurons plus exactement les biens qui nous conviennent, et les connaissant, nous les atteindrons plus facilement.”

 

“Mais reprenons la question ; puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? Sur son nom du moins il y a assentiment presque général : c’est le bonheur, selon la masse et selon l’élite, qui supposent que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse ; mais sur la nature même du bonheur, on ne s’entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord. Les uns jugent que c’est un bien évident et visible, tel que le plaisir, la richesse, les honneurs ; pour d’autres la réponse est différente ; et souvent pour le même individu elle varie : p. ex., malade il donne la préférence à la santé, pauvre à la richesse. Ceux qui sont conscients de leur ignorance écoutent avec admiration les beaux parleurs et leurs prétentions ; quelques-uns par contre pensent qu’en plus de tous ces biens, il en est un autre qui existe par lui-même, qui est la cause précisément de tous les autres. ”

 

TEXTE 3 PASCAL

« Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. » Pascal, Pensées, B425-L148