Textes NATURE

L’homme est-il à sa place dans la nature ?

« Le parfait artisan décida finalement qu’à celui à qui il ne pouvait rien donner en propre serait commun tout ce qui avait été le propre de sa créature. Il prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : « je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières, et les possèdes, par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, qui ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. »

Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, trad. O Boulnois et G. Tognon, PUF, 1993, p.4-11.

Des définitions.

  1.  : vaste ensemble des phénomènes soumis à des lois que les sciences dites « de la nature » (physique, chimie, biologie) étudient.

  2. Les éléments de notre environnement qui n’ont pas été créées par l’homme (la faune, la flore, les forêts, eau, montagne)

  3. L’essence d’une chose : propriétés profondes, intrinsèques sans lesquelles la chose ne pourrait pas être ce qu’elle est. La nature de l’homme est ce qui la caractérise en propre.

  4. Le cosmos : univers conçu comme fini et soumis à une finalité (divine ou naturelle)

Pour approfondir :

La philosophie de A à Z, « la nature », p.349-351.

Culture générale, choisir le juste mot,

Anthropomorphisme / anthropocentrisme / ethnocentrisme p53-54.

Barbare /Sauvage (p.66-68)

Culture / civilisation (p.123-127)

Monde / univers / cosmos (p.287)

Nature / environnement (p.292)

Science / technique / technologie / technoscience (p.362-363)

Sexe /genre (p.366-369)

Série de podcast disponibles sur France culture : Philosophie, la nature et le monde https://www.franceculture.fr/philosophie/philosophie-la-nature-et-le-monde

Texte 1. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même (170-180 ap.JC) GF Flammarion, Paris, 1992, trad.Mario Meunier,p.142-14

Texte 2.

« Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »

Descartes, Discours de la méthode, Flammarion, collection GF, 2016 (1637), p.98-99.

Texte 3.

 « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine (1ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace’ et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale ».

Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, (1916), 2e partie, chapitre 18, trad. S Jankélévitch, Payot, coll. « Petite bibliothèque, 1975, p.266-267

Texte 4. «  Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions (concernant la différence entre l’homme et l’animal) laisseraient quelque lieu de disputer, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle  il ne peut y avoir de contestation : c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. »

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

Texte 5. « L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler « table » une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. Déjà, la simple présence d’un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu’ils n’avaient pas. A plus forte raison la présence d’un homme dans le monde animal. »

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection « Tel », Gallimard, pp.220-221.

Texte 6. « La femme ? C’est bien simple, disent les amateurs de formules simples : elle est une matrice, un ovaire, elle est une femelle : ce mot suffit à la définir. Dans la bouche de l’homme, l’épithète « femelle » sonne comme une insulte ; pourtant il n’a pas honte de son animalité, il est fier au contraire si l’on dit de lui « C’est un mâle ! » Le terme « femelle » est péjoratif non parce qu’il enracine la femme dans la nature, mais parce qu’il la confine dans son sexe ; et si ce sexe paraît à l’homme méprisable et ennemi même chez les bêtes innocentes, c’est évidemment à cause de l’inquiète hostilité que suscite en lui la femme ; cependant il veut trouver dans la biologie une justification de ce sentiment. Le mot femelle fait lever chez lui une sarabande d’images : un énorme ovule rond happe et châtre le spermatozoïde agile ; monstrueuse et gavée la reine des termites règne sur les mâles asservis ; la mante religieuse, l’araignée repues d’amour broient leur partenaire et le dévorent ; la chienne en rut court les ruelles, traînant après elle un sillage d’odeurs perverses ; la guenon s’exhibe impudemment et se dérobe avec une hypocrite coquetterie ; et les fauves les plus superbes, la tigresse, la lionne, la panthère se couchent servilement devant l’impériale étreinte du mâle. Inerte, impatiente, rusée, stupide, insensible, lubrique, féroce, humiliée, l’homme projette dans la femme toutes les femelles à la fois. Et le fait est qu’elle est une femelle. Mais si l’on veut cesser de penser par lieux communs deux questions aussitôt se posent : que représente dans le règne animal la femelle ? et quelle espèce singulière de femelle se réalise dans la femme ?

[…] Ainsi c’est à la lumière d’un contexte ontologique, économique social et psychologique que nous aurons à éclairer les données de la biologie. L’asservissement de la femme à l’espèce, les limites de ses capacités individuelles sont des faits d’une extrême importance ; le corps de la femme est un des éléments essentiels de la situation qu’elle occupe en ce monde. Mais ce n’est pas non plus lui qui suffit à la définir ; il n’a de réalité vécue qu’en tant qu’assumé par la conscience à travers des actions et au sein d’une société ; la biologie ne suffit pas à fournir une réponse à la question qui nous préoccupe : pourquoi la femme est-elle l’Autre ? Il s’agit de savoir comment en elle la nature a été reprise au cours de l’histoire ; il s’agit de savoir ce que l’humanité a fait de la femelle humaine. »

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, tome 1, chap.1, Gallimard, 1949, p.37

Texte 7.

« Et si le nouveau type de l’agir humain voulait dire qu’il faut prendre en considération davantage que le seul intérêt « de l’homme » — que notre devoir s’étend plus loin et que la limitation anthropocentrique de toute éthique passée ne vaut plus ? Du moins n’est-il pas dépourvu de sens de se demander si l’état de la nature extra-humaine, de la biosphère dans sa totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n’est pas devenu par le fait même un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard — non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit. Si c’était le cas, cela réclamerait une révision non négligeable des fondements de l’éthique. Cela voudrait dire chercher non seulement le bien humain mais également le bien des choses extra-humaines, c’est-à-dire étendre la reconnaissance de « fins en soi » au-delà de la sphère de l’homme et intégrer cette sollicitude dans le concept du bien humain. Aucune éthique du passé (mise à part la religion) ne nous a préparés à ce rôle de chargés d’affaires — et moins encore la conception scientifique de la nature. Cette dernière nous refuse même décidément tout droit théorique de penser encore à la nature comme à quelque chose qui mérite le respect puisqu’elle l’indifférence de la nécessité et du hasard et qu’elle l’a dépouillée de toute dignité des fins. Et pourtant : un appel muet qu’on préserve son intégrité semble émaner de la plénitude du monde de la vie, là où elle est menacée. Devons-nous l’entendre, devons-nous reconnaître la légitimité de sa prétention, sanctionnée par la nature des choses, ou devons-nous y voir simplement un sentiment de notre part, auquel nous pouvons céder quand nous le voulons et dans la mesure où nous pouvons nous le permettre ?»

Hans Jonas, Le Principe responsabilité, trad. J. Greich, Cerf,1995., pp. 34-

Texte 8.

[…] Le chasseur connaît chaque pouce de ce territoire qu’il parcourt de façon presque quotidienne et à quoi l’attache une multitude de souvenirs. Les animaux qu’il y rencontre ne sont pas pour lui des bêtes sauvages, mais bien des êtres presque humains qu’il doit séduire et cajoler pour les soustraire à l’emprise des esprits qui les protègent. C’est aussi dans ce grand jardin cultivé par Shakaim1 que les Achuar établissent leurs loges de chasse, de simples abris, entourés parfois de quelques plantations, où ils viennent à intervalles réguliers passer quelques jours en famille. J’ai toujours été frappé par l’atmosphère joyeuse et insouciante qui régnait dans ces campements, plus évocatrice d’une villégiature rurale que d’un bivouac dans une forêt hostile. A qui s’étonnerait d’une telle comparaison, il faudrait répondre que les Indiens se lassent autant que nous d’un environnement devenu trop familier et qu’ils aiment à retrouver au milieu des bois ce petit dépaysement que nous cherchons dans la campagne. On voit que la forêt profonde n’est guère moins socialisée que la maison et ses abords cultivés : ni dans ses modes de fréquentation ni dans ses principes d’existence, elle ne présente aux yeux des Achuar le moindre semblant de sauvagerie.

Considérer la forêt à l’instar d’un jardin n’a rien d’extraordinaire si l’on songe que certains peuples d’Amazonie sont tout à fait conscients que leurs pratiques culturales exercent une influence directe sur la distribution et la reproduction des plantes sauvages. Ce phénomène longtemps méconnu d’anthropisation indirecte de l’écosystème forestier a été fort bien décrit dans les études que William Balée a consacrées à l’écologie historique des Ka’apor du Brésil. Grâce à un système minutieux d’identification et de comptage, il a pu établir que les essarts2 abandonnés depuis plus de quarante ans sont deux fois plus riches en espèces sylvestres utiles que des portions voisines de forêt primaire dont ils ne se distinguent pourtant guère à première vue.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, coll « Folio essais », 2005, p. 86-88.

1 « Shakaim » : esprit que le peuple des Achuar se représente comme le jardinier attitré de la forêt et dont il sollicite la bienveillance et le conseil avant d’ouvrir un nouvel essart.

2 Essarts : terres défrichées.