Le tour de France de Roland Barthes

Sur la géographie du Tour de France :
« La géographie du Tour est, elle aussi, entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve.
Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c’est avec eux que l’homme se mesure et comme
dans toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales : l’homme est donc naturalisé, la
Nature humanisée. (…) les étapes sont avant tout des personnages physiques, des ennemis successifs,
individualisés par ce mixte de morphologie et de morale que définit la Nature épique. (…) Le Tour
dispose donc d’une véritable géographie homérique. Comme dans l’Odyssée, la course est ici à la fois
périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les
portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, on
a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. »
Sur le dopage :
« Doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu ; c’est voler à Dieu le
privilège de l’étincelle. »
Le Tour comme champ de bataille :
« La dynamique du Tour se présente évidemment comme une bataille, mais l’affrontement y étant
particulier, cette bataille n’est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler
par ses chocs. Sans doute le Tour est-il comparable à une armée moderne, définie par l’importance de
son matériel et le nombre de ses servants ; il connaît des épisodes meurtriers, des transes nationales »
La morale du Tour :
« Le Tour possède une morale ambiguë : des impératifs chevaleresques se mêlent sans cesse aux
rappels brutaux du pur esprit de réussite. C’est une morale qui ne sait ou ne veut choisir entre la
louage du dévouement et les nécessités de l’empirisme. Le sacrifice d’un coureur au succès de son
équipe, qu’il vienne de lui-même ou soit imposé par le directeur technique, est toujours exalté, mais
toujours aussi, discuté. Le sacrifice est grand, noble, il témoigne d’une plénitude morale dans
l’exercice du sport d’équipe, dont il est la grande justification ; mais aussi il contredit une autre valeur
nécessaire à la légende complète du Tour : le réalisme. On ne fait pas de sentiment dans le Tour, telle
est la loi qui avive l’intérêt du spectacle. (…)
Le Tour est un affrontement de caractères, il a besoin d’une morale de l’individu, du combat solitaire
pour la vie (…) Mais le Tour est aussi un sport, il demande une morale de la collectivité. C’est cette
contradiction qui oblige la légende à toujours discuter et expliquer le sacrifice, à remettre chaque fois
en mémoire la morale généreuse qui la soutient. »
Le Tour comme mythe :
« Je crois que le Tour est le meilleur exemple que nous ayons jamais rencontré d’un mythe total, donc
ambigu ; le Tour est à la fois un mythe d’expression et un mythe de projection, réaliste et utopique
tout en même temps. Le Tour exprime et libère les Français à travers une fable unique où les
impostures traditionnelles (psychologie des essences, morale du combat, hiérarchie des surhommes et
des domestiques) se mêlent à des formes d’intérêt positif, à l’image utopique d’un monde qui cherche
obstinément à se réconcilier par le spectacle d’une clarté totale des rapports entre l’homme, les
hommes et la Nature. Ce qui est vicié dans le Tour, c’est la base, les mobiles économiques, le profit
ultime de l’épreuve, générateur d’alibis idéologiques. Ceci n’empêche pas le Tour d’être un fait
national fascinant, dans la mesure où l’épopée exprime ce moment fragile de l’Histoire où l’homme,
même maladroit, dupé, à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation
parfaite entre lui, la communauté et l’univers.

Roland Barthes, « Le tour de France comme épopée », Mythologies (1957)

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