L’argent, textes

Monnaie grecque. Crésus roi 561 / 546 av. J.-C. Royaume de Lydie

Aristote. Contre la spéculation : L’usage naturel de la monnaie et son usage pervers : la spéculation <Chrématistique> Gestion « en bon père de famille » et la gestion spéculative. [Les Politiques l. I, Ch. 9 et 10]

« Mais il y a un autre genre d’acquisition que l’on appelle proprement, et il est juste de l’appeler ainsi, la chrématistique[1] du fait de laquelle il semble n’y avoir nulle borne à la richesse et à la propriété. Beaucoup a pensent qu’elle ne fait qu’un avec l’art dont on vient de parler du fait de leur proximité. Mais elle n’est ni identique à l’art en question ni beaucoup éloignée de lui : de ces deux arts l’un est naturel, l’autre n’est pas naturel mais provient plutôt d’une certaine expérience technique.

Commençons l’étude de la chrématistique par ceci : de chaque objet possédé il y a un double usage ; dans les deux cas il s’agit d’un usage de la chose en tant que telle, mais pas en tant que telle de la même manière : l’un est propre et l’autre n’est pas propre à l’objet. Ainsi une chaussure sert à chausser et à être échangée ; ce sont bien deux usages d’une chaussure, car celui qui troque une chaussure avec celui qui en a besoin contre de l’argent ou de la nourriture se sert aussi de la chaussure en tant que chaussure, mais pas selon son usage propre. En effet, elle n’a pas été fabriquée en vue du troc. Et il en est de même pour les autres choses que nous possé­dons. Car il y a échange de tout : il a son origine première dans ce fait conforme à la nature que les hommes ont parfois plus, parfois moins des choses qu’il faut. En ce sens il est clair que le petit commerce n’appartient pas par nature à la chrématistique, car c’est seulement dans la mesure où il le faut qu’on en vint nécessairement à pratiquer le troc. Certes, dans la première communauté, c’est-à-dire la famille, il est manifeste que le troc n’a aucune fonction, mais il en acquiert une quand la communauté s’agrandit. Car les membres de la famille mettaient toutes les choses en commun, alors que ceux qui s’étaient séparés en familles distinctes en avaient certes beaucoup en commun, mais aussi d’autres manières qui, nécessairement, selon les besoins firent l’objet d’échanges, comme cela se pratique aussi dans beaucoup des peuplades barbares, selon la 25 formule du troc. Car alors on échange des choses utiles les unes contre les autres et rien de plus, par exemple on donne et on reçoit du vin contre du blé, et ainsi pour chaque chose de cette sorte. Et cet échange­-là n’est ni contraire à la nature ni une espèce de chrématistique ; il existait, en effet, pour compléter l’autarcie naturelle. C’est pourtant de lui qu’est logiquement venue la chrématistique.

Car quand on eut plus recours à l’étranger pour importer ce dont on manquait et exporter ce qu’on avait en surplus, nécessairement s’introduisit l’usage de la monnaie. Il n’est pas aisé, en effet, de transporter toutes les denrées naturellement indispensables; c’est pourquoi pour les troquer on convint de quelque chose que l’on pût aussi bien donner que recevoir, et qui, tout en étant elle-même au nombre des choses utiles, ait la faculté de changer facilement de mains pour les besoins de la vie, par exemple le fer, l’argent et toute autre matière semblable, dont la valeur fut d’abord simplement définie par les dimen­sions et le poids, puis finalement par l’apposition d’une empreinte, pour éviter d’avoir sans cesse à les mesurer ; l’empreinte, en effet, fut apposée comme signe de la quantité du métal. Une fois donc la monnaie inventée à cause des nécessités du troc, naquit une autre forme de chrématistique, la forme commerciale[2] qui se manifesta sans doute d’abord de manière simple, puis, l’expérience aidant, avec plus d’art en cherchant d’où et comment viendrait, par l’échange, le plus grand profit possible. C’est pourquoi les gens pensent que la chrématistique a principalement rapport avec la monnaie, et que sa fonction est d’avoir les moyens de faire connaître d’où l’on peut tirer une grande quantité de valeurs : elle semble, en effet, produire de la richesse et des valeurs. Car on pense souvent que la richesse c’est une masse de numéraire, parce que c’est au numéraire qu’on rapporte la chrématistique sous sa forme commerciale.

Parfois à l’inverse, on considère la monnaie comme bagatelle et pure convention en rien naturelle, du fait que si ceux qui s’en servent changent leurs accords, elle n’a plus ni valeur ni utilité pour se procurer aucun des biens indispensables, et tel qui sera riche de numéraire manquera souvent de la nourriture indis­pensable. Et c’est une étrange richesse que celle dont le propriétaire meurt de faim, comme mourut le fameux Midas, homme insatiable, dont la fable nous dit que, selon sa prière, tout ce qu’on lui présentait était changé en or.

C’est pourquoi on cherche, et c’est à juste titre qu’on le cherche, une conception différente de la richesse et de la chrématistique. Car la chrématistique diffère de la richesse naturelle : celle-ci concerne l’administration familiale, celle-là le commerce qui n’est pas créateur de valeurs absolument, mais par échange de valeurs. Et elle semble concerner la mon­naie, car la monnaie est principe et fin de l’échange. Et cette richesse, qui provient de la chrématistique ainsi comprise, est sans limite. De même en médecine il n’y a pas de limite dans la recherche de la santé, et chacun des arts poursuit sans limite son but, car c’est avant tout lui qu’ils veulent atteindre, par contre pour ce qui est des moyens mis en œuvre pour atteindre la fin, ils ne sont pas sans limite, car la fin leur est à tous une limite. Il en est de même pour la chrématistique ainsi comprise : elle n’a pas de but qui puisse la limiter, car son but c’est la richesse et la possession de valeurs. L’administration familiale, par contre, à l’inverse de la chrématistique, a une limite, car ce genre de richesse n’est pas l’objet de l’administration familiale. C’est que, d’un côté, il semble que toute richesse ait une limite, alors que, d’un autre côté, nous voyons le contraire se produire dans les faits, car tous ceux qui pratiquent la chréma­tistique augmentent sans limite leurs avoirs en argent.

La cause de cette confusion c’est la proximité de ces deux arts, car les emplois des deux formes de l’art d’acquérir ont un point commun, étant emploi de la même chose : la propriété est également utilisée par ces deux arts, mais pas de la même manière, l’une s’en servant en vue d’autre chose[3], l’autre en vue de son pur et simple accroissement. Voilà pourquoi certains ont l’impression que la pure et simple aug­mentation du patrimoine est l’objet de l’administra­tion familiale, et ils s’acharnent à penser qu’il faut préserver ou augmenter sans limite son patrimoine en numéraire. La raison de cette attitudes c’est qu’on fait effort pour vivre et non pour mener une vie heureuse, et comme le désir de vivre n’a pas de limite, les moyens eux aussi on les désire sans limite. Et même ceux qui s’efforcent de mener une vie heureuse recherchent ce qui procure les jouissances physiques, de sorte que, comme celles-ci semblent dépendre de ce qu’on possède, toute leur vie ils la passent occupés par l’acquisition de richesses, et c’est ainsi qu’on en est arrivé à cette autre forme de l’art d’acquérir : la chrématistique[4]. [17] Car la jouissance résidant dans un excès, les gens cherchent ce qui produit cet excès qui donne la jouissance. Et s’ils ne peuvent pas y parvenir par la chrématistique, ils s’y efforcent par d’autres moyens, faisant de chacune de leurs facultés un usage contraire à la nature. Le but du courage, en effet, n’est pas de faire de l’argent mais de rendre hardi, de même pour la stratégie et la médecine, dont le but n’est pas de faire de l’argent mais de donner la victoire et la santé. Pourtant ces gens-là rendent tout cela objets de spéculation, dans l’idée que c’est cela le but et qu’il faut tout diriger vers ce but.

 

Nous avons donc parlé de l’art d’acquérir non nécessaire, la chrématistique, en disant ce qu’elle est et pour quelle cause nous en avons besoin ; quant à la forme nécessaire de l’art d’acquérir nous avons montré qu’elle est différente de la première, qu’elle concerne l’administration familiale naturelle relative­ment au ravitaillement en nourriture, et qu’elle n’est pas, comme l’autre, sans limite, mais qu’elle a une borne.

CHAPITRE 10

Acquisition naturelle et usure

Ainsi s’éclaire la difficulté rencontrée au début : l’art d’acquérir des biens dépend-il du chef de famille et de l’homme politique, ou au contraire faut-il que ces biens soient déjà à leur disposition ? De même, en effet, que l’art politique ne fabrique pas d’hommes, mais les reçoit de la nature pour s’en servir, de même pour la nourriture aussi il faut bien que la nature la donne en donnant terre, mer ou une autre chose de cette sorte. A partir de là il est du devoir du chef de famille de répartir ces biens. Car l’affaire du tisserand n’est pas de produire les différentes sortes de laine, mais de s’en servir, et de reconnaître laquelle est de bonne qualité et appropriée à son dessein, laquelle est défectueuse et inappropriée.

Car s’il n’en était pas ainsi [5] on pourrait se demander pourquoi l’art d’acquérir serait une partie de l’adminis­tration familiale, alors que la médecine n’en serait pas une partie, alors même que les membres de la famille doivent posséder la santé au même titre que la vie ou toute autre des choses indispensables. Puisque, d’un certain point de vue, il appartient au chef de famille et au gouvernant de veiller aussi sur la santé, et que, d’un autre point de vue, c’est l’affaire du médecin, il en est de même pour les biens : d’un certain point de vue c’est au chef de famille de s’en occuper, et d’un autre point de vue ce n’est pas son affaire mais celle d’un art subordonné [6. Mais, comme on l’a dit plus haut, il faut considérer que ces biens sont essentiellement fournis par la nature : car c’est la fonction de la nature de fournir de la nourriture à l’être une fois qu’il est né : pour tout vivant, en effet, ce qui reste de la matière d’où il a été formé sert de nourriture. C’est pourquoi est conforme à la nature pour tous les hommes l’art d’acquérir aux dépens des fruits de la terre et des animaux. Cet art d’acquérir, comme nous l’avons dit, a deux formes, une forme commerciale et une forme familiale celle-ci est indispensable et louable, celle qui concerne l’échange, par contre, est blâmée à juste titre car elle n’est pas naturelle mais se fait aux dépens des autres ; et il est tout à fait normal de haïr le métier d’usurier du fait que son patrimoine lui vient de l’argent lui-même, et que celui-ci n’a pas été inventé pour cela. Car il a été fait pour l’échange, alors que l’intérêt ne fait que le multiplier. Et c’est de là qu’il a pris son nom[7] : les petits, en effet, sont semblables à leurs parents, et l’intérêt est de l’argent né d’argent. Si bien que cette façon d’acquérir est la plus contraire à la nature. »

[Aristote, Les politiques, I 9-10 1256 b – 1258a trad Pelerin, GF ppp. 115-122]


[1] La même expression « chrêmatistikê technê » désigne l’art d’acquérir en général et l’acquisition spéculative, orientée vers le toujours plus. La tradition traduit ce dernier par Chrématistique.

[2] La première forme d’échange : l’art naturel d’acquisition (acquérir est le but) La deuxième forme, pervertie : on échange pour en tirer du profit.

[3] La « vie heureuse » de la famille.

[4] Passage au sens spécifique du terme : la spéculation.

[5] Si on ne distigue pas administration familiale et art d’acquisition.

[6] Celui d’acquérir.

[7] <tokos> signifie à la fois intérêt et rejeton.

Laisser un commentaire