L’école textes

« La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de don. Pareille attitude est dans la logique d’un système qui, reposant sur le postulat de l’égalité formelle de tous les enseignés, conditions de son fonctionnement, ne peut reconnaître d’autres inégalités que celles qui tiennent aux dons individuels.

(…)

Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique (puisqu’elle valorise la « grâce» ou le « don») une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi  transmués d’héritage social,  en grâce individuelle ou en mérite personnel. Ainsi masqué, le « racisme de classe» peut s’ afficher sans jamais s’apparaître. Cette alchimie réussit d’autant mieux que loin de lui opposer une autre image de la réussite scolaire, les classes populaires reprennent à leur compte  l’essentialisme[7] des hautes classes et vivent leur désavantage comme destin personnel.

(…)

En l’état actuel de la société et des traditions pédagogiques, la transmission des techniques et des habitudes de pensée exigée par l’école revient primordialement au milieu familial. Toute démocratisation réelle suppose donc qu’on les enseigne là où les plus défavorisés peuvent les acquérir, c’est-à-dire à l’Ecole; que l’on élargisse le domaine de ce qui peut être rationnellement et techniquement acquis par un apprentissage méthodique aux dépens de ce qui est abandonné irréductiblement au hasard des talents individuels, c’est-à-dire en fait, à la logique des privilèges sociaux (…)

Mais il ne suffit pas de se donner pour fin la démocratisation réelle de l’enseignement. En l’absence d’une pédagogie rationnelle mettant tout en oeuvre pour neutraliser méthodiquement et continûment, de l’école maternelle à l’université, l’action des facteurs sociaux d’inégalités culturelles, la volonté politique de donner à tous des chances égales devant l’enseignement ne peut venir à bout des inégalités réelles, lors même qu’elle s’arme de tous les moyens institutionnels économiques; et, réciproquement, une pédagogie réellement rationnelle, c’est-à-dire fondée sur une sociologie des inégalités culturelles, contribuerait sans doute à réduire les inégalités devant l’école et la culture, mais elle ne pourrait entrer réellement dans les faits que  si se trouvait données toutes les conditions d’une démocratisation réelle du recrutement des maîtres et des élèves, à commencer par l’instauration d’une pédagogie rationnelle ».

Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et les cultures, Les éditions de minuit 1999,  pp. 103-115

« En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme ; elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés ; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre, la figure est semblable ; et, sous quelque rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins. (…)

Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable entre les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible : il faut nécessairement que l’un veuille et puisse, il suffit que l’autre résiste peu. Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. (…)

La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n’est ni ne peut être la même. Quand la femme se plaint là-dessus de l’injuste inégalité qu’y met l’homme, elle a tort ; cette inégalité n’est point une institution humaine, ou du moins elle n’est point l’ouvrage du préjugé, mais de la raison : c’est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants d’en répondre à l’autre. (…)

Les filles de Sparte s’exerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires (…). Quelque impression que fît cet usage sur le cœur des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire, sans jamais exposer ses mœurs. Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne les voyait plus en public ; renfermées dans leurs maisons, elles bornaient tous leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la manière de vivre que la nature et la raison prescrivent au sexe. (…)

Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l’opinion publique, sa croyance est asservie à l’autorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère, et toute femme celle de son mari. (…)

La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique (…) Toutes les réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs doivent tendre à l’étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour objet ; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée. »

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’Éducation, livre V

« Dans la France d’ aujourd’hui, sept  enfants de cadres sur dix  exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études.  À l’inverse, sept enfants d’ouvriers sur dix  demeurent cantonnés à des emplois d’exécution. Plus de deux siècles après la révolution, les conditions de naissance continuent à déterminer le destin des individus. On ne devient pas ouvrier, on naît ouvrier.

Bien sûr, sur le long terme, la société française s’est considérablement ouverte. Tout au long du XXe siècle, les bouleversements de la structure sociale et les progrès de l’éducation ont conduit un nombre croissant d’individus  à cheminer dans l’espace social et à s’élever au-dessus de la condition de leurs parents. Jadis exceptionnelle, la mobilité sociale est devenue une régularité statistique, en France comme dans la plupart des autres sociétés occidentales.

Pourtant, la société française reste minée par les inégalités. Tandis que que les 10 % des Français les plus fortunés concentrent la moitié de la richesse nationale, les hauts revenus s’envolent et la pauvreté s’étend, frappant désormais plus de 8 millions d’individus. Du point de vue de la mobilité sociale, le constat est terrible : entre le début des années 1980 et la fin des années 2000, l’intensité de la reproduction sociale n’a pas faibli, bien au contraire, alors que la période était marquée par une massification scolaire de grande ampleur.

Pour la société française, qui a fait de l’école la principale voie de mobilité sociale, c’est un constat d’échec : le déclin de l’immobilité sociale demeure  extrêmement modeste au regard de l’effort consenti pendant le dernier demi-siècle. En termes de démocratisation, le bilan de la massification scolaire est donc très faible. Foncièrement élitiste, l’école de la République se préoccupe du succès de quelques individus, surreprésentés parmi les groupes sociaux les plus favorisés à qui elle offre le luxe de l’excellence, et ignore  trop souvent le sort des « vaincus » de la compétition scolaire, promis à la relégation sociale. Tel est le paradoxe de la société française : elle accorde une importance démesurée au diplôme obtenu à l’issue de la formation initiale, alors que la compétition scolaire est socialement biaisée dès le départ, tant l’origine  sociale pèse sur les cursus et les résultats scolaires.

Pour parvenir à desserrer l’étau  de la reproduction sociale, il faut en terminer avec le mythe d’une république« méritocratie» et rendre l’école vraiment démocratique. »

Claire Pegny, Le destin au berceau, Inégalités et reproduction sociale, coll. La République des Idées,  Ed. du Seuil,  2016, pp. 9-10.