Philochar élèves

"Je bachote donc je suis"

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JE SELFIE DONC JE SUIS

On ne peut penser au selfie sans poser la question de l’image de soi et plus largement celle du moi. Réaliser un selfie, est-ce un acte narcissique ? Et si tel est le cas, qu’est-ce que cela dit du moi ? Enfin, le fait de pouvoir réaliser une photo de soi-même – un égoportrait – par l’intermédiaire d’un objet-écran qui devient ainsi un véritable intermédiaire entre mon moi intérieur et l’image de moi, puis de le poster sur les réseaux sociaux, a-t-il des répercussions sur la nature profonde de notre moi ?

Tout d’abord, nous devons nous entendre sur ce qu’on appelle le moi. Jusqu’à Freud qui en a bouleversé la définition, le moi était avant tout une expérience (en tant qu’on l’éprouve, sous la forme d’une intériorité) en même temps que condition comme « sujet pensant », « condition de possibilité de la pensée dans le temps »). Du moi, nous avons conscience : non seulement j’existe, mais en plus je le sais. Il est aussi associé au raisonnement, il possède plusieurs facultés qui lui sont propres. Le moi renvoie à l’identité : malgré tous les changements, les modifications, les projections (le fait que la conscience humaine soit capable de se souvenir par le biais de la mémoire, ou encore de se projeter par le fait de l’anticipation), le moi s’éprouve comme étant toujours identique à lui-même (ce qui n’empêche pas de se questionner sur le contenu à donner à cette identité). La causalité enfin : le moi est à l’origine de ses actes, il décide pour lui-même, et l’action est le résultat de sa volonté. Le sentiment du moi est donc ce qui fait qu’une personne est une personne, définie comme un sujet libre, c’est-à-dire conscient de lui-même, indivisible et identique à ce qu’il est, cause de ses actes.

Avec les développements freudiens et la psychanalyse, cette conception de la conscience et du sujet a été remise en cause. Freud fait du moi une instance psychique, qui se distingue du fonctionnement inconscient, et qui implique que désormais « le moi n’est plus le maître en sa propre demeure ». L’inconscient remet en question nombre des qualités du moi en tant qu’une part de lui-même lui échappe; il lui devient difficile de définir son identité, que des actes inconscients viennent contredire; et sa causalité est ébranlée dans la masure où certains actes peuvent être la conséquence d’une pulsion et non d’un choix conscient délibéré.

La révolution numérique, elle aussi, vient bouleverser la définition du moi, à cause des changements de paradigmes qu’elle a entraînés, d’une part; et du rôle que joue l’objet-écran de l’autre.

Tout d’abord : notre nouveau rapport à l’espace et au temps rend difficile une saisie de soi sous la forme d’une introspection. Il est clair que l’époque est moins celle de l’intériorité que celle de l’extériorité. L’introspection requiert du temps, un temps qui n’est pas dédié à l’efficacité ni à la productivité, un temps intérieur qui s’égrène à un rythme qui entre en contradiction avec celui de l’hypermodernité. Puis, l’intériorité nécessite le déploiement d’une profondeur qui n’est plus une priorité à l’heure du virtuel (c’est ce que j’ai désigné comme le passage d’une spatialité verticale à une spatialité horizontale). Ensuite, le règne de l’image éphémère ne facilite pas la réappropriation de soi sous la forme d’un récit intérieur, d’une pensée construite, d’un questionnement philosophique ou encore un soliloque. L’époque de Descartes était certainement plus propice à ce genre de mouvement intérieur que ne l’est la nôtre.

Ensuite l’objet-écran qu’est par exemple le smartphone est devenu une sorte d’extension de nous-même. L’homme augmenté ne l’est pas seulement par l’ajout de matière à son organisme ou encore par le développement de l’intelligence artificielle, il l’est aussi par l’omniprésence du virtuel greffé à ses neurones grâce notamment à l’écran du smartphone. En 2007, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy avaient ainsi souligné le phénomène « global » que représente la multiplication des écrans – et donc des images – dans notre quotidien : « L’homme d’aujourd’hui et de demain, relié en permanence par son mobile et par son ordinateur à l’ensemble des écrans, est au cœur d’un réseau dont l’extension marque les actes de sa vie quotidienne. » Le règne de l’eidôlon (terme employé ici dans le sens d’ « image éphémère » qui rend compte d’un monde d’images défilant à toute vitesse sans qu’elles puissent être interprétées, non seulement parce qu’elles ne restent pas assez sur les écrans, mais aussi parce que leur but n’est pas nécessairement de transmettre un contenu, mais simplement de donner à regarder. L’eidôlon est aussi l’expression d’un recul du discours rationnel (logos), qui a une incidence sur notre rapport au langage et donc à la « pensée ».) consacre la puissance « écranique » et marque l’aliénation de l’homme à cet objet. « On est en droit de penser qu’on est maintenant entré, avec l’ordinateur grand public, dans un troisième moment (après ceux du cinéma et de la télévision). L’immédiateté, l’interactivité, la disposition infinie de tout à portée de clic : travailler et jouer sur écran, communiquer, s’informer par écran » « L’homme stochastique » – celui qui est branché en permanence – existe grâce aux écrans. Or, face à cette double face de soi ou à cette inter-face, la question de la multiplicité et de la métamorphose du moi se pose: quel est le sujet qui se « représente » sur écran ? Y a-t-il scission entre ce que je ressens de moi et ce que je représente de moi ? Et surtout: le moi intérieur n’en vient-t-il pas à s’effacer, à s’évanouir ou à se modifier au contact de ce « double » virtuel ? Toute la question est désormais là: Être sur écran ou ne pas être. »

Le selfbranding ou l’autopromotion de soi par le selfie au cœur de l’égosphère est un vrai succès ! Impossible de passer outre cette publicité gratuite et efficace de soi. Avec le sefbranding, le moi devient une marque, un label, un produit marketé. Il est si simple de faire parler de soi, simplement en se montrant: cela fait monter la cote de notre pouvoir social, assure un moment de popularité immédiat. Si bien que, « dans une époque où chacun peut devenir le réalisateur – distributeur de sa propre image de soi en même temps que l’acteur de son propre film, le désir qui se dit est celui de s’élire soi-même vedette, de devenir une espèce de héros iconique ». (Gilles Lipovetsky et Jean Serroy)

Avec le selfbranding, le visage selfique ne se contente plus d’être une image (eidôlon)mais aussi une icône, invitant à la fascination, à l’adulation, à l’adoration, et ce, grâce à la popularité.

Se contenter d’exister ne suffit plus: il faut se vendre ! Ainsi, l’icône selfique s’érige en une nouvelle divinité qu’il s’agit d’adorer à tout prix au nom de la société de consommation, à l’exemple de toutes ces publicités « photoshopées » où la beauté d’un visage féminin est à ce point lissée qu’on en vient à douter de son humanité. L’une des reines de ce selfbrading est Kim Kardashian, connue entre autre (…) pour la mise en scène permanente de sa vie qu’elle exhibe dans une télé réalité. Déesse incontestée du selfie, elle a publié en 2015 Selfish, recueil qui rassemble ses selfies les plus célèbres. Kim K s’est en effet imposée précisément grâce à ses selfies postés quotidiennement sur le Web. Selfish n’a pas été un grand succès en librairie (…) mais comme le constate le responsable de la publicité de la maison d’édition, l’important n’est pas là : «  Le livre est en fait une réussite significative comme point de repère du phénomène de l’autoportrait dans l’ère numérique. »

Certes, mais si Kim K a fait du selfie sa marque de fabrique et surtout un véritable business, tout le monde ne se trouve pas dans la même démarche. Et l’autopromotion, dans un registre plus anonyme, peut prendre une autre forme que celle de la pure publicité: celle de l’estime de soi.

S’autoproclamer vedette, transformer son image et la faisant coïncider avec un idéal de soi, un peu comme si un magicien nous offrait la possibilité de nous transformer d’un clic de baguette magique, a certes de quoi regonfler l’estime de soi. Cette transposition où la pose choisie vient célébrer l’égo peut aider à combler un vide narcissique, le temps de se trouver « beau » ou « belle » sur l’image. A l’estime de soi fait écho la confiance en soi : plus quelqu’un s’estime, plus grande est la confiance qu’il a en lui-même.

L’acte selfique peut ainsi être envisagé sous cet angle: une personne qui réalise beaucoup de selfies manquerait de confiance en elle et chercherait à se rassurer en se renvoyant à elle-même une meilleure image – sur laquelle, parce qu’elle est photographiée, elle pourra revenir régulièrement, histoire de reprendre un petit coup d’estime de soi. De plus, en la soumettant au regard de l’autre sur les réseaux sociaux, par le nombre de like qu’elle recevrait, elle se trouverait confrontée dans la bonne opinion qu’elle a d’elle-même. Le selfie aurait donc vertu à nous rassurer – et il révèle ici l’importance de l’image pour avoir une bonne estime de soi, quand bien même cela passerait par du selfbranding dans une « egosphère décomplexée », selon l’expression de la sémiologue Pauline Escande-Gauquié.

Ainsi, le selfie peut être l’expression d’une fragilité narcissique. Mais un moi ainsi mis sur le devant de la scène grâce aux nouvelles technologies et une iconisation de soi ne peut être sans conséquences sur son identité…

Je selfie donc je suis

L’égo, terme qui se retrouve aussi au cœur du selfie dans l’expression canadienne d’ « egoportrait », renvoie à la représentation et à la conscience de soi. Il est très proche de la notion de « sujet » développée dans la pensée de Descartes. Le sujet est conscience de lui-même. La personne qui se considère en tant que sujet se rapporte à elle-même et se décrit en fonction de certains actes, pensées, perceptions, sentiments, désirs, etc. ce qui lui confère sa qualité de sujet, c’est précisément qu’elle est douée d’une essence et d’une existence. C’est la capacité du sujet de subsister, en d’autres termes, ce qui le fonde. En ce sens, l’essence du sujet est son existence: par exemple, l’essence de Pierre est d’être homme et un homme qui existe et qui se définit par son existence. Pierre est sujet. Ainsi, le sujet tire son origine de lui-même.

Descartes a une conception du cogito comme sujet assuré de sa propre existence, n’ayant nullement besoin du monde pour être pleinement conscient de lui-même. J’existe, sum. C’est une certitude. Je suis une chose qui pense, qui se distingue de toute matérialité corporelle. Mais qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui s’interroge sur le monde, sur les autres, sur soi. C’est un sujet qui a conscience du caractère problématique de son existence. Pour Descartes, l’approche est quasi empirique: une chose qui pense, c’est une chose qui doute, qui nie, qui conçoit, qui imagine, qui sent. Je pense donc je suis.

Les changements de paradigmes que j’ai évoqués – notamment ceux du temps et de l’espace qui rendent problématique le déploiement de la pensée, mais aussi sa nécessaire intériorisation (il faut du temps pour construire une argumentation ; il faut de l’espace pour qu’elle puisse s’étaler…) – , le passage du logos à l’eidôlon où le règne de l’éphémère rend difficile l’enracinement des fondements conceptuels mettent à mal le cogito de Descartes. D’ailleurs, avec l’effacement du logos, penser ne semble plus être une priorité. L’heure est à l’usage, à l’utilisation, à la chosification. L’heure est à la consommation insatiable. Au je pense donc je suis qui acte la présence du sujet, de la conscience de soi et du libre arbitre, notre monde répond par le je selfie, donc je suis. Au je cartésien conçu comme ouverture à soi-même, notre contemporanéité répond par le je du selfie, marque d’un profond questionnement identitaire.

En effet avec le selfie, nos existences ne se rapportent plus à l’essence, mais essentiellement à l’image. Et à force de jouer à n’être que représentation d’images, nous finissons par n’être plus que le sujet de nos représentations. Peu à peu nos existences, tout en s’enrichissant du virtuel, s’appauvrissent du réel pour se réduire à la facticité d’un visible sans arrière-monde, sans arrière-fond. A un visible sans interprétation, qui ne dit rien d’autre que ce qu’il montre. Le selfie par la monstration est négation de la démonstration; parce qu’il fige dans le virtuel, il limite le sujet dans le réel. Nous sommes au cœur de la problématique de la subjectivité à l’heure du virtuel : la rencontre de deux moi, le moi réel et le moi virtuel.

Je selfie, donc je suis révèle cette métamorphose du moi, en pleine mutation. Un moi à la recherche de sa nouvelle définition – une définition qui oscille entre le réel et le virtuel. Un moi en questionnement permanent, car en quête identitaire incessante. Or, ce questionnement identitaire est aussi doute de soi, marque d’absence de confiance en soi: n’est-ce pas cela que traduit le nombre de like que l’on espère récolter par l’adhésion du regard de l’autre ? Un doute de soi, un manque de confiance en soi, une mésestime de soi. Ainsi plus je doute de moi et plus je selfie…

Toutefois, plus je selfie et plus je doute. Cercle vicieux qui enferme le moi et le condamne à une gestation permanente et inéluctable, sans horizon d’éclosion, en mouvement perpétuel. Le problème est qu’il est difficile de sortit du doute de soi : le regard des autres, contrairement au cogito cartésien, ne suffit pas à changer le regard que l’on porte sur soi. Le nombre de like ne sera jamais suffisant. Ainsi, ce qui aurait vertu à rassurer, peut au contraire être source d’inquiétude.

Le stade du selfie

Le selfie est l’expression d’un questionnement inédit du sujet dans la mesure, où ce qui vient l’interroger, ce n’est plus lui-même, ce n’est plus l’autre, c’est la machine. Désormais, dans le rapport à lui-même, dans le rapport à soi, un intermédiaire vient jouer le rôle d’un prisme (déformant ou pas, modifiant ou pas ?) : l’objet-écran. Ce bouleversement numérique invite à repenser la subjectivité, à commencer par la construction du sujet. Il y a une analogie intéressante à relever avec le « stade du miroir » tel que le définit Lacan, où le miroir serait remplacé par l’écran du smartphone.

Pour Lacan, le sujet se constitue, bien avant la naissance, dans le discours des parents : un enfant, avant même de naître au monde, est déjà « pensé » et « parlé », il « existe » dans le désir de ses parents. Ce qui lui confère une sorte d’existence préétablie dans les mots, dans le dire. Mais, dans ce discours, le sujet ne peut être que « représenté ».

Plus tard, le petit homme a besoin d’être reconnu et, pour cela, d’être parlé : que ses parents le « nomment », parlent de lui. Mais il risque de confondre les représentations de lui – par exemple l’image que lui renvoient ses parents par leur discours – avec sa propre image. Il s’y perd, recherchant la vérité de lui-même que le langage ne parvient pas à lui donner dans les images d’autrui auxquelles il s’identifie. Entre 6 et 18 mois, quand il se découvre dans un miroir, il prend alors conscience de l’unité de son corps et y prend plaisir. C’est le « stade du miroir » : il s’y reconnaît comme entier et s’identifie à son reflet spéculaire. Il se voit aussi désormais tel que le voient les autres. Aussi, « le moi est absolument impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cap: pour un autre et par un autre » rappelle Lacan. (…)

Or, la pratique du selfie marque une nouvelle manière, inédite et singulière, par laquelle le sujet s’appréhende: désormais, celui-ci doit être redéfini en fonction de cette nouvelle matrice. Le moi ne peut plus s’appréhender sans son avatar, le moi virtuel. C’est ainsi que nous sommes passés du stade du miroir au stade du selfie.

Tout comme dans le stade du miroir, l’image est précisément ce qui constitue le sujet comme tel. A l’heure de l’échographie en 3D, on est déjà loin du sujet qui se constitue dans le discours de l’autre: avant même d’être dit, il préexiste comme image ! Alors que, face au miroir, c’est la conscience de soi qui se joue, comme conscience réflexive et dissociation du corps de l’autre – une conscience qui naît aussi à partir du et dans le langage -, dans le selfie, si la quête identitaire peut paraître analogue, en revanche, elle n’atteint pas la prise de conscience: avec l’effacement du logos, le dire, le langage, la pensée s’étiolent. L’écran continue de jouer un rôle majeur et l’image devient un vecteur de naissance d’une subjectivité virtuelle. On en reste au niveau d’une subjectivité hybride aliénée à l’image et aux regards des autres: le sujet n’étant pas assuré de sa propre existence, il reste en attente de confirmation de lui-même en recherchant le maximum d’approbation de soi dans la multiplication des like. Tel est le sentiment auquel nous renvoie la subjectivité virtuelle.

Ainsi, ce que révèle le stade du selfie, c’est la constitution d’une nouvelle forme de subjectivité hybride, une subjectivité virtuelle. Une subjectivité qui peine à s’affirmer, en tension entre un sujet réel et son avatar, une forme de subjectivité sans sujet. Ce stade souligne un moment où la subjectivité est en pleine métamorphose, tout comme le moi qui ne cesse de s’interroger entre son éprouvé réel et sa représentation virtuelle. Cette tension est l’expression d’une période transitoire. La question est de savoir à quoi va aboutir cette nouvelle figure du moi, traversé et transformé de part en part par le virtuel ? Nous avons parlé de « réalité augmentée », « d’homme augmenté » : peut-être faut-il évoquer une « subjectivité augmentée » par l’intégration du virtuel au cœur de la constitution même du sujet ? En attendant, ce temps de métamorphose reste inconfortable, un moment douloureux, difficile. C’est pourquoi nous avons parfois le sentiment d’avoir du mal à vivre, tant de difficultés à exister, tant de peine à nous affirmer, tant d’angoisse à dépasser.

Le stade du miroir fait surgir le sujet réel; le stade du selfie révèle le sujet virtuel. Au cœur de cette métamorphose, qui ne cesse de renvoyer le moi à un questionnement sur lui-même, se trouve posée avec force la question du narcissisme.

Le selfie de Narcisse

Narcisse est né du viol d’une nymphe par le fleuve Céphise. C’est un jeune homme particulièrement beau qui tombe amoureux de la nymphe Echo. Malheureusement, Echo est condamnée à ne répéter que la dernière syllabe qu’elle entend. De fait, elle ne peut répondre à l’amour de Narcisse qui, parce qu’il ne l’entend pas, a le sentiment de ne pas être aimé en retour.

Comme elle ne peut lui parler, Echo tente de le toucher. Narcisse la repousse et elle meurt. Face à ce dialogue impossible, Narcisse a aussi le sentiment d’être incapable d’aimer. Il sombre dans un profond désespoir. Il s’approche alors d’une source pour étancher sa soif. C’est là qu’il aperçoit le reflet de son visage dans l’eau claire. Il tombe finalement amoureux de ce qu’il découvre: son image le subjugue. Il admire tout ce qu’il y a de plus beau en lui: il se désire lui-même. Il est l’objet de son amour. Mais, devant l’impossibilité d’assouvir son amour, Narcisse se laisse mourir. Il est alors transformé en fleur, celle qui porte son nom.

Le mythe de Narcisse est particulièrement intéressant à revisiter à l’aune de ce que nous avons établi jusqu’ici: Narcisse traverse une crise de l’image de soi, mais aussi un questionnement identitaire. Surtout, il est privé de dialogue. L’amour entre Echo et lui est rendu impossible par un quiproquo né de l’absence d’échange de langage entre eux. Et quand il rencontre le désir, c’est un désir impossible à embrasser, à combler.

Le narcissisme est une notion psychanalytique fondamentale, au cœur de la théorie freudienne. Cette notion est aussi au centre de nos existences – présente dans nombre de nos comportements. Dans un contexte où le sujet subit de vraies métamorphoses, il convient donc de repenser le rapport que nous entretenons avec elle.

Lorsque le sociologue Christopher Lasch décrit en 1979, dans La Culture du narcissisme, « l’homme psychologique de notre temps », il pointe déjà les débordements narcissiques dus aux modifications de notre société. Il note que le narcissisme ne doit plus seulement s’entendre au sens clinique du terme, mais plutôt comme véritable « métaphore de la condition humaine ». Ainsi, « nous vivons dans une période de l’histoire caractérisée par un écart très net entre le développement intellectuel de l’homme… et son développement affectif ou mental, écart qui le laisse dans un état de narcissisme marqué, avec son cortège de symptômes pathologiques », commente-t-il. Et de rappeler, loin de la référence à Freud, l’ouvrage du psychanalyste Erich Fromm : « Dans The Heart of Man, Erich Fromm vide le mot de sa signification clinique, mais en revanche lui fait couvrir, au niveau de l‘individu, toutes les formes de « vanité », d’autoadmiration, d’autosatisfaction et d’autoglorification et, au niveau du groupe, toutes les formes de préjugés ethniques ou raciaux, d’esprit de clocher et de fanatisme… », perspective beaucoup plus proche de ce que nous vivons actuellement.

Il est évident que le narcissisme a pris une ampleur considérable dans le monde contemporain. Nous vivons à l’heure de la prédominance d’une culture de soi avec toutes ses illusions, ses faux dieux et ses mirages, bien différente du « souci de soi », si cher à la philosophie stoïcienne et à Michel Foucault. Dans une société autocentrée, qui nous entraîne dans les dérives d’un monde à la recherche d’une authenticité toujours plus grande, la vraisemblance est le maître-mot. « Les hommes ont toujours été égoïstes et les groupes toujours ethnocentriques; on ne gage rien à affubler ces traits d’un masque psychiatrique, ajoute Lasch. En revanche, le fait que les désordres du caractère soient devenus la forme la plus marquante de la pathologie psychiatrique, entraînant la modification de la structure de la personnalité tient à des changements tout à fait spécifiques de notre société et de notre culture: à la bureaucratisation, à la prolifération des images, au culte de la consommation… et en dernière analyse, aux modifications de la vie familiale et des modes de socialisation. »

Ainsi se développe une nouvelle théorie du narcissisme, où le pathologique se mêle au social, avec en creux la question du sujet. Ouvrant aussi le champ à une clinique inédite dont on peut reprendre ici le rapide descriptif; « Ouverts plutôt que fermés aux aventures sexuelles, ces malades trouvent pourtant difficile de vivre pleinement la pulsion sexuelle ou d’en faire une expérience joyeuse. Ils évitent les engagements… Ces malades souffrent souvent d’hypocondrie et se plaignent d’éprouver une sensation de vide intérieur. Ils nourrissent en même temps des fantasmes d’omnipotence et sont profondément convaincus de leur droit d’exploiter les autres et de se faire plaisir. Les éléments punitifs et sadiques prédominent dans le surmoi de ces malades, et s’ils se confrontent aux règles sociales, c’est plus par peur d’être punis que sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité. » Ces malades du narcissisme éprouvent en toute logique le sentiment d’un vide intérieur et ne vivent la jouissance que sur le mode de l’éphémère et du non-engagement (nécessairement, dans la mesure où l’autre est nié, où il n’est envisagé que comme « moyen en vue d’une fin » narcissique et égoïste). Dans ces conditions, la rencontre réelle comme rencontre de la différence et non plus d’un « autre que l’on tenterait de réduire à soi », devient difficile. En ce sens, « faire l’amour » deviendrait une sorte d’ « onanisme à deux », dans une sorte de réduction du désir de l’autre à mon seul désir.

Le narcissisme est marqué par cette nouvelle vision du monde, ce qui ne cesse de le modifier en profondeur. Le rapport à l’objet d’amour (narcissisme primaire et narcissisme secondaire) est renversé dans la mesure où le moi s’illusionne en permanence en cherchant à se saisir sans jamais s’appréhender, aliéné à son image, de laquelle il a beaucoup de mal à se détacher, pour aller à la rencontre de l’autre et du désir de l’autre. Là encore, faire un selfie en est symptomatique: c’est se servir de l’autre comme un moyen et non plus comme une fin, un moyen à la recherche de la satisfaction d’un désir narcissique. Quand on constate l’usage que les 15-25 ans font des photos sur Snapchat, on comprend qu’il est urgent de repenser – voire même de redéfinir notre rapport au narcissisme. « Avec certains de mes amis on ne communique que par snaps, tout les jours, on s’envoie des nouvelles en vrac et des photos », se vante cette adolescente. Des photos qui, comme on l’a dit, viennent remplacer les mots. Et, pour bon nombre, ces photos mises sur le site, sont des selfies. Si bien que Snapchat a lancé en septembre 2015 de nouvelles fonctionnalités pour customiser les selfies. Les « effets selfies » sont alors garantis, d’un goût incertain, mais à l’aspect ludique très sûr: les 100 millions d’utilisateurs de Snapchat ont de quoi s’amuser en enclenchant le mode selfie de l’appli. La jeunesse d’aujourd’hui le garantit : « Je pense que j’utiliserai de plus en plus Snapchat parce qu’il y aura sans cesse des améliorations. C’est difficile de rendre compliqué une idée simple. » Et d’ajouter : « Snapchat est entré dans une niche parce que l’application répond aux besoins d’une génération que même ses créateurs n’avaient pas compris. Ce n’est pas que l’interface utilisateur soit compliquée, c’est qu’elle n’existe même pas ». C’est sans doute ce qu’il y a de plus fort dans ce rapport à l’image et plus particulièrement aux selfies : c’est qu’ils ne reposent sur aucun support, sur aucun fondement. Ils se sont érigés sur l’ère du vide et ont créé quelque chose au-dessus du vide.

Mais le selfie de Narcisse n’est pas sans conséquence. Le regard que l’on porte sur soi n’est plus le même parce qu’il est transformé par l’objet-écran. Nous l’avons vu: l’objet écran, en tant qu’il est objet (donc objectivant), écran (donc réduction du moi intérieur à l’image extérieure) et connecté (intégrant littéralement le regard de l’autre dans le rapport à soi), modifie le moi intérieur en l’augmentant d’un moi virtuel. Au cœur de ce processus, se trouve bien évidemment l’image éphémère qui éloigne le sujet d’un discours fécond et constructif de lui-même. La notion d’image de soi devient encore plus imperceptible, insaisissable qu’elle ne l’était déjà. L’image éphémère envahit le monde au sens large, elle est devenue notre premier langage, souvent difficile à décoder. Serait-on revenu à l’époque des cavernes ? Narcisse et Echo ont vécu le drame de l’incompréhension: ils sont condamnés à ne pas s’entendre, à ne pas se comprendre, à ne pas « se rencontrer ». Ils restent prisonniers de leur « moi », ne pouvant sortir d’eux-mêmes pour aller vers l’autre. Toute une symbolique à l’heure où les mots ont disparu au profit du pic speech !

(….)

Elsa Godart, Je selfie donc je suis (Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel), Albin Michel, 2016.

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