La mémoire, textes

Notre répugnance à concevoir des états psychologiques inconscients vient surtout de ce que nous tenons la conscience pour la propriété essentielle des états psychologiques, de sorte qu’un état psychologique ne pourrait cesser d’être conscient, semble-t-il, sans cesser d’exister. Mais si la conscience n’est que la marque caractéristique du présent, c’est à dire de l’actuellement vécu, c’est à dire enfin de l’agissant, alors ce qui n’agit pas pourra cesser d’appartenir à la conscience sans cesser nécessairement d’exister en quelque manière. En d’autres termes, dans le domaine psychologique, conscience ne serait pas synonyme d’existence, mais seulement d’action réelle ou d’efficacité immédiate, et l’extension de ce terme se trouvant ainsi limitée, on aurait moins de peine à se représenter un état psychologique inconscient, c’est à dire, en somme, impuissant. Quelque idée qu’on se fasse de la conscience en soi, telle qu’elle apparaîtrait si elle s’exerçait sans entraves, on ne saurait contester que, chez un être qui accomplit des fonctions corporelles, la conscience ait surtout pour rôle de présider à l’action et d’éclairer un choix. Elle projette donc sa lumière sur les antécédents immédiats de la décision et sur tous ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux, le reste demeure dans l’ombre. »

Bergson, Matière et mémoire P.U.F pp. 156-157

«  Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé »

Proust, Du coté de chez Swann – A la recherche du temps perdu

 « Ainsi nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité, et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi, et de substance pour en déguiser la variation […]’
Ainsi la controverse à propos de l’identité n’est pas seulement une querelle de mots . En effet, lorsque nous attribuons l’identité, dans un sens impropre, à des objets variables ou discontinus, notre méprise ne se limite pas à l’expression mais elle est ordinairement accompagnée d’une fiction, soit de quelque chose d’invariable et d’ininterrompu, soit de quelque chose de mystérieux et d’inexplicable, ou, au moins, d’une tendance à de telles fictions. Pour
prouver cette hypothèse à la satisfaction de tout enquêteur impartial, il suffira de montrer à partir de l’expérience et de l’observation quotidiennes que les objets variables et discontinus qui sont pourtant supposés demeurer identiques sont ceux, et seulement ceux, qui consistent en une succession de parties reliées entre elles par la ressemblance, la contiguïté et la causalité. Puisque en effet une telle succession répond évidemment à la notion que nous avons de la diversité, ce ne peut être que par erreur que nous lui attribuons de l’identité ; et comme la relation des parties qui nous conduit à cette erreur n’est rien d’autre qu’une qualité produisant une association d’idées et une transition aisée de l’imagination d’une idée à une autre, l’erreur ne peut provenir que de la ressemblance qu’a cet acte de l’esprit avec celui par lequel nous contemplons un objet unique et continu. Notre tâche principale sera donc de prouver que tous les objets auxquels nous attribuons de l’identité sans observer leur caractère invariable et ininterrompu sont ceux qui sont constitués d’une succession d’objets reliés ».
Hume Traité de la nature humaine, livre I