Textes : Écrire les sensibilités

Édouard Louis, dont le patronyme d’origine est Eddy Bellegueule, raconte son enfance dans un village de Picardie dans ce récit paru alors que l’auteur est âgé de 22 ans. Édouard Louis a dédié En finir avec Eddy Bellegueule est dédié à Didier Éribon, auteur de Retour à Reims.

Une dispute d’enfants. Ses parents avaient une situation plus confortable que les miens, pourtant pas vraiment des bourgeois : une mère employée à l’hôpital et un père technicien chez EDF. Amélie m’avait dit ce jour-là pour me blesser – elle savait qu’en disant cela elle y parviendrait – que mes parents étaient des fainéants. Je me rappelle cette dispute avec la précision des événements que l’on crée dans sa vie à partir des souvenirs qui auraient pu être insignifiants, banals. Et puis, des mois, des années après, selon ce que l’on devient, ils prennent du sens.

Je l’ai frappée. Je l’ai saisie par les cheveux et j’ai claqué sa tête contre la tôle du car du collège qui stationnait là […] , avec violence, comme le grand roux et le petit au dos voûté dans le couloir de la bibliothèque. Beaucoup d’enfants nous voyaient. Ils riaient et m’encourageaient, Vas-y défonce-la, défonce-lui la gueule. Amélie qui pleurait me suppliait d’arrêter. Elle hurlait, gémissait, implorait. Elle m’avait fait comprendre qu’elle appartenait à un monde plus estimable que le mien. Tandis que je passais du temps à l’arrêt de bus, d’autres enfants comme elle, Amélie, lisaient des livres offerts par leurs parents, allaient au cinéma, et même au théâtre. Leurs parents parlaient de littérature le soir, d’histoire – une conversation sur Aliénor d’Aquitaine1 entre Amélie et sa mère m’avait fait pâlir de honte –, quand ils dînaient.

Chez mes parents nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père C’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ça y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie.

Parler philosophie, c’était parler comme la classe ennemie, ceux qui ont les moyens, les riches. Parler comme ceux-là qui ont la chance de faire des études secondaires et supérieures et, donc, d’étudier la philosophie. Les autres enfants, ceux qui dînent, c’est vrai, boivent des bières parfois, regardent la télévision et jouent au football. Mais ceux qui jouent au football, boivent des bières et regardent la télévision ne vont pas au théâtre.

Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, 2014, Seuil.

1. Reine de France puis d’Angleterre (vers 1124 – 1204).

On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim (preuve, l’achat de viande à la boucherie quatre fois par semaine), on avait chaud dans la cuisine et le café, seules pièces où l’on vivait. Deux tenues, l’une pour le tous-lesjours, l’autre pour le dimanche (la première usée, on dépassait celle du dimanche au tous-les-jours). J’avais deux blouses d’école. La gosse n’est privée de rien. Au pensionnat, on ne pouvait pas dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant que les filles de cultivateurs ou de pharmacien en poupées, gommes et taille-crayons, chaussures d’hiver fourrées, chapelet et missel vespéral romain1.

Ils ont pu embellir la maison, supprimant ce qui rappelait l’ancien temps, les poutres apparentes, la cheminée, les tables en bois et les chaises de paille. Avec son papier à fleurs, son comptoir peint et brillant, les tables et guéridons en simili-marbre2, le café est devenu propre et gai. Du balatum3 à grands damiers jaunes et bruns a recouvert le parquet des chambres. La seule contrariété longtemps, la façade en colombage, à raies blanches et noires, dont le ravalement en crépi était au-dessus de leurs moyens. En passant, l’une de mes institutrices a dit une fois que la maison était jolie, une vraie maison normande. Mon père a cru qu’elle parlait ainsi par politesse. Ceux qui admiraient nos vieilles choses, la pompe à eau dans la cour, le colombage4 normand, voulaient sûrement nous empêcher de posséder ce qu’ils possédaient déjà, eux, de moderne, l’eau sur l’évier et un pavillon blanc.

Il a emprunté pour devenir propriétaire des murs et du terrain. Personne dans la famille ne l’avait jamais été.

Sous le bonheur, la crispation de l’aisance gagnée à l’arraché. Je n’ai pas quatre bras. Même pas une minute pour aller au petit endroit. La grippe, moi, je la fais en marchant. Etc. Chant quotidien.

Comment décrire la vision d’un monde où tout coûte cher. Il y a l’odeur de linge frais d’un matin d’octobre, la dernière chanson du poste qui bruit5 dans la tête. Soudain, ma robe s’accroche par la poche à la poignée du vélo, se déchire. Le drame, les cris, la journée est finie. « Cette gosse ne compte rien ! ».

Sacralisation obligée des choses. Et sous toutes les paroles, des uns et des autres, les miennes, soupçonner des envies et des comparaisons. Quand je disais, « il y a une fille qui a visité les châteaux de la Loire », aussitôt, fâchés, « Tu as bien le temps d’y aller. Sois heureuse avec ce que tu as ». Un manque continuel, sans fond.

Mais désirer pour désirer, car ne pas savoir au fond ce qui est beau, ce qu’il faudrait aimer. Mon père s’en est toujours remis aux conseils du peintre, du menuisier, pour les couleurs et les formes, ce qui se fait. Ignorer jusqu’à l’idée qu’on puisse s’entourer d’objets choisis un par un. Dans leur chambre, aucune décoration, juste des photos encadrées, des napperons fabriqués pour la fête des mères, et sur la cheminée, un grand buste d’enfant en céramique, que le marchand de meubles avait joint en prime pour l’achat d’un cosy?corner6.

Leitmotiv7, il ne faut pas péter plus haut qu’on l’a.

Annie Ernaux, La Place, 1983.

1. Objet et livre de prière.

2. Faux marbre.

3. Revêtement de sol, bon marché (qui ressemble à du linoléum).

4. Ensemble des pans de bois qui recouvrent de nombreuses maisons normandes traditionnelles.

5. Résonne.

6. Meuble constitué d’un divan adossé à une étagère.

7. Phrase souvent répétée.

Je travaillais mes cours, j’écoutais des disques, je lisais, toujours dans ma chambre. Je n’en descendais que pour me mettre à table. On mangeait sans parler. Je ne riais jamais à la maison. Je faisais de « l’ironie ». C’est le temps où tout ce qui me touche de près m’est étranger. J’émigre doucement vers le monde petit-bourgeois, admise dans ces surboums1 dont la seule condition d’accès, mais si difficile, consiste à ne pas être cucul2. Tout ce que j’aimais me semble péquenot3, Luis Mariano4, les romans de Marie-Anne Desmarets, Daniel Gray5, le rouge à lèvres et la poupée gagnée à la foire qui étale sa robe de paillettes sur mon lit. Même les idées de mon milieu me paraissent ridicules, des préjugés, par exemple, « la police, il en faut » ou « on n’est pas un homme tant qu’on n’a pas fait son service6 ». L’univers pour moi s’est retourné.
Je lisais la « vraie » littérature, et je recopiais des phrases, des vers, qui, je croyais, exprimaient mon « âme », l’indicible de ma vie, comme « Le bonheur est un dieu qui marche les mains vides »… (Henri de Régnier
7).
Mon père est entré dans la catégorie des
gens simples ou modestes ou braves gens. Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu’il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s’y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même « bouquin ». Et toujours la peur OU PEUT-ÊTRE LE DÉSIR que je n’y arrive pas.
Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et
ne pas prendre un ouvrier.

Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l’âge. Il avait parfois l’air de penser que j’étais malheureuse.
Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l’usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu’on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : « On ne l’a jamais poussée, elle avait ça dans elle. » Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains.

Annie Ernaux, La Place, 1983.

1. Soirées d’adolescents.

2. Niais, un peu ridicule.

3. Paysan, grossier.

4. Chanteur populaire pour ses opérettes construites sur une intrigue simple.

5. Auteurs de romans sentimentaux populaires.

6. Service militaire.

7. Poète français.

Suite à la mort de son père, Didier Éribon retourne à Reims, sa ville de naissance ; il y retrouve le milieu dans lequel il a grandi et se plonge dans ses souvenirs.

Mon père était bricoleur, et fier de ses capacités en ce domaine, comme il était fier du travail manuel en général. Il s’épanouissait dans cette activité, à laquelle il consacrait presque tout son temps libre, et il avait le goût de la belle ouvrage. Quand j’étais lycéen, en seconde ou première, il me construisit un bureau en transformant une vieille table. Il installait des placards, réparait tout ce qui se mettait à clocher dans l’appartement. Moi, je ne savais rien faire de mes dix doigts. Et dans cette incapacité voulue – n’aurais-je pu me décider à apprendre quelque chose de lui ? – j’investissais bien sûr tout mon désir de ne pas lui ressembler, de devenir socialement autre que lui. Plus tard, j’allais découvrir que certains intellectuels adorent bricoler et qu’on peut à la fois aimer les livres – en lire et en écrire – et s’adonner avec plaisir aux activités pratiques et manuelles. Cette découverte me plongerait dans des abîmes de perplexité : un peu comme si toute ma personnalité se trouvait mise en cause par la déstabilisation de ce que j’avais longtemps perçu et vécu comme un binarisme1 fondamental, constitutif (mais, en réalité, seulement constitutif de moi-même). Il en ira de même avec le sport : que certains de mes amis aiment regarder le sport à la télévision me perturbera profondément, provoquant l’effondrement d’une évidence dont la force s’était imposée à moi, pour qui se définir comme un intellectuel, vouloir en être un, avait précisément passé par la détestation des soirées où l’on regardait les matchs de football à la télévision. La culture sportive, le sport comme unique centre d’intérêt – des hommes, car, pour les femmes, c’était plutôt les faits divers –, autant de réalités que j’avais eu à coeur de juger très haut, avec beaucoup de dédain et un sentiment d’élection. Il me fallut du temps pour déconstruire tous ces cloisonnements qui m’avaient permis de devenir ce que j’étais devenu, et réintégrer dans mon univers mental et existentiel ces dimensions que j’en avais exclues.

Didier Éribon, Retour à Reims, 2009 © Librairie Arthème Fayard.

1. Se dit de ce qui est binaire, c’est-à-dire composé de deux éléments ou unités.

Annie Ernaux, La Place, 1983, extrait 1 (« On avait tout ce qu’il faut »)

QUESTION D’INTERPRÉTATION

Quelle représentation Ernaux, de son point de vue de transfuge de classe, donne-t-elle de ses parents, des ouvriers devenus petits commerçants ?

Annie Ernaux, La Place, 1983, extrait 2 (« Je travaillais mes cours »)

QUESTION D’INTERPRÉTATION

À quoi voit-on que l’auteure « émigre (…) vers le monde petit-bourgeois » de l’auteure et quelles conséquence cette évolution a-t-elle sur les relations qu’elle a avec ses parents ?

Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, 2014

QUESTION D’INTERPRÉTATION

En quoi ce texte est-il caractérisé par la violence ?