Faut-il défendre la science ?

Faut-il défendre la science ?

Thomas Lepeltier

Hors-série sciences humaines  – Septembre-octobre 2020

Aux yeux de ses détracteurs, la science n’a pas rendu le monde meilleur. Pire, elle ne serait pas aussi rationnelle qu’elle le prétend. Mais avant de lui jeter la pierre, peut-être faudrait-il cesser de l’idéaliser…

À la fin du XIXe siècle, l’influent Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des deux mondes, publia un article retentissant dans lequel il évoquait la faillite de la science. Son argument était que la science n’avait pas tenu ses promesses. Certes, la physique et la chimie avaient beaucoup progressé, les trains roulaient de plus en plus vite et la médecine se montrait de plus en plus efficace. Mais la science n’avait pas rendu les hommes meilleurs, n’avait pas eu d’effet bénéfique en politique, n’avait pas résolu les grands mystères de la nature ni révélé les destinées de l’humanité. Le propos fit scandale aux yeux de tous ceux, nombreux à l’époque, qui voyaient dans la science la source unique de toute connaissance et de tout progrès. Aussi une riposte énergique fut-elle organisée. Notamment, l’un des plus célèbres savants de l’époque, le chimiste Marcelin Berthelot, répondit directement à F. Brunetière que « ?le triomphe universel de la science arrivera à assurer aux hommes le maximum de bonheur et de moralité? ». (Voir P. Thuillier, « Un débat fin de siècle : la “faillite de la science” », La Recherche, n° 234, juillet-août 1991.)

Plus d’un siècle après, ce débat fin de siècle apparaît quelque peu désuet. Plus personne, ou presque, ne voit dans la science la panacée universelle, même si elle reste auréolée d’un très fort prestige. Les scientifiques promettent moins ; du coup, les déceptions sont moins fortes. Tout au long du XXe siècle, des critiques de la science n’ont pas pour autant cessé d’apparaître. La plus radicale, formulée par certains historiens, philosophes et sociologues, est certainement que la science ne serait pas l’entreprise rationnelle qu’elle se prétend et n’offrirait pas nécessairement la meilleure description du monde. Cette critique, plus ou moins relativiste selon le cas, a, comme celle de F. Brunetière, un parfum de scandale.

Pas étonnant donc qu’elle soit massivement rejetée par la communauté scientifique et qu’elle se retrouve, à son tour, accusée de mettre en danger les valeurs de rationalité sur lesquelles sont censées se fonder nos sociétés modernes. Mais, entre les chantres et les dénigreurs de la science, faut-il vraiment choisir son camp, comme le faisaient F. Brunetière et M. Berthelot ? La science est-elle une discipline à ce point unifiée et bien définie que l’on peut être, d’un seul tenant, pour ou contre ?

Coups de force et croyances

Débattre de la science se révèle toujours délicat tant il en existe de multiples représentations. Par exemple, dans la première moitié du XXe siècle, Max Planck, prix Nobel de physique (1918), sans être un contempteur de la science, avait offert une vision quelque peu désabusée du progrès scientifique : « Une vérité nouvelle, en science, écrivait-il, n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité est familière (Autobiographie scientifique et derniers écrits, 1948). » Une telle citation va à l’encontre de l’idée courante selon laquelle les scientifiques sont des chercheurs méthodiques qui confrontent systématiquement faits et hypothèses de façon à valider les meilleures théories, et, surtout, qui savent se soumettre au tribunal de l’expérience. Au contraire, la science se développerait grâce à des sortes de prises de pouvoir ou coups de force des nouvelles générations, chacune campant ensuite sur ses positions jusqu’à son dernier souffle. Cette vision du progrès scientifique ne reflète certainement pas toute l’histoire des sciences. Mais elle n’est pas à ce point fausse qu’elle sortirait directement de la tête de M. Planck : c’est bien de cas historiques qu’il tirait cette vision. Alors, quelle image du progrès scientifique faut-il retenir ?

Autre problème pour définir la science : ces dernières décennies, nombre d’études ont montré que les débats scientifiques peuvent rarement se déconnecter du contexte social et culturel dans lequel ils apparaissent ni de la dimension psychologique des chercheurs. Les scientifiques sont tout simplement des êtres humains comme les autres, avec leur subjectivité, leurs passions, leurs rêves, leurs idées reçues, leurs ruses, leurs mensonges, leurs aveuglements, leur dogmatisme, etc., et peuvent parfois user de leurs positions de pouvoir pour imposer leurs vues.

Science et rationalité

Prenons par exemple Francis Bacon. Souvent présenté comme le héraut de la démarche scientifique, comme celui qui a indiqué comment passer des croyances et superstitions à la connaissance objective, Bacon s’inspira pourtant de la magie et de considérations eschatologiques pour définir sa conception de la science. De fait, la magie, à l’encontre des spéculations scolastiques, lui donna le sens de la pratique expérimentale. Quant à la religion, elle le poussa à œuvrer au progrès des sciences et à prôner une domination concomitante de l’homme sur la nature, puisqu’un tel progrès devait annoncer le retour du Christ.

Prenons un second exemple à propos d’une autre figure tutélaire de la science, Albert Einstein. On entend souvent dire que sa théorie de la relativité générale fut confirmée en 1919 par les observations d’Arthur Eddington. Cette confirmation est alors présentée non seulement comme un succès de cette théorie, mais également comme un triomphe de la démarche scientifique. L’histoire est toutefois moins reluisante. Le projet d’A. Eddington était de monter une expédition pour photographier des étoiles proches de la direction du Soleil lors d’une éclipse afin de déterminer si la trajectoire de leur lumière était courbée tel que le prédisait Einstein. Mais, aux difficultés inhérentes à ce genre d’observations, vinrent s’ajouter de mauvaises conditions météorologiques. Il en résulta des photographies de mauvaise qualité. L’expédition allait être un échec, sauf qu’A. Eddington – déjà convaincu par la théorie de la relativité générale – ajusta ses résultats pour qu’ils correspondent aux prédictions d’ Einstein.

On pourrait multiplier ce genre exemples (J. Waller, Fabulous science : Fact and fiction in the history of scientific discovery, 2004). Quand des historiens ou des sociologues avancent que l’image d’une science uniquement fondée sur la rationalité est difficilement défendable, ils n’ont donc pas tort. Pour comprendre la dynamique des sciences, il faut sans conteste faire intervenir des considérations culturelles, sociologiques et psychologiques. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas également évoquer les contraintes expérimentales ni faire intervenir des considérations conceptuelles relatives aux théories scientifiques. Mais ces multiples dimensions – tant culturelles, sociales et psychologiques que conceptuelles et expérimentales – de l’activité scientifique soulignent bien la difficulté à s’entendre sur une image de cette dernière aux contours bien définis.

Tout débat sur la science se trouve également confronté au délicat problème de la caractérisation de la méthode scientifique. L’idée qu’il existe une méthode propre à la science que suivraient malgré tout les scientifiques, en dépit de leurs « faiblesses » bien humaines, a été amplement débattue en philosophie des sciences. Cette méthode est ce qui permettrait de distinguer la science du mythe, de la métaphysique, des pseudosciences et de toute autre prétention au savoir. Par exemple, dans les années 1930, le philosophe Karl Popper avait avancé que pour être scientifique une théorie doit être réfutable, c’est-à-dire que les scientifiques doivent construire leurs théories de telle sorte que des expériences puissent évaluer leur validité. Cela ne permettrait pas de dire si une théorie est vraie, seulement si elle est fausse.

Ce critère de scientificité, censé dicter la méthode à suivre par les scientifiques, s’est toutefois avéré trop sévère : nombre de scientifiques incontestables ne l’ont tout simplement pas suivi. Depuis K. Popper, les philosophes ont donc essayé d’affiner la description de la méthode scientifique ou, ce qui revient presque au même, la caractérisation des critères de scientificité. Mais ils n’ont jamais réussi à s’entendre. Au vu de cette difficulté, certains historiens et philosophes des sciences en sont venus, depuis plusieurs décennies déjà, à douter de l’existence de tels critères. Le philosophe ayant été le plus loin dans la négation de leur existence est certainement Paul Feyerabend. Il montra, à partir de multiples exemples historiques, l’impossibilité d’exhiber une méthode proprement scientifique. Il en tira la conclusion que, sur un plan méthodologique, « tout est bon » pour faire avancer la science. La thèse a souvent été mal comprise : on a voulu y lire « tout se vaut ». Or, ce que voulait dire P. Feyerabend est qu’il n’existe pas de méthode universelle en science, applicable en toute occasion. Tout est affaire de contexte. Et, de fait, personne n’a jamais montré en quoi consisterait exactement « la méthode scientifique ». Du coup, toute défense de l’existence d’une prétendue méthode universellement applicable semble présomptueuse.

 

Une unité introuvable

Il y a enfin le problème de l’unité des sciences. Qu’y a-t-il de commun entre le physiologiste qui étudie la reproduction des vers marins, le cosmologiste qui spécule sur les univers parallèles, le climatologue qui analyse la fonte des glaciers polaires, le physicien qui traque des particules fantômes, etc. ? La question devient encore plus délicate si l’on inclut les sciences humaines dans cette liste. Devant une telle multiplicité, il est parfois avancé que les différentes disciplines scientifiques partagent une vision matérialiste du monde. Ce serait leur plus petit commun dénominateur. Mais à cette thèse, il est également rétorqué que les grands scientifiques peuvent parfois être profondément religieux. Ce « matérialisme » – concept d’ailleurs un peu vague – pourrait même poser problème à certains mathématiciens qui croient que les entités mathématiques existent indépendamment de notre esprit. Dans ce contexte, que pourrait signifier être « proscience » ? Est-ce se montrer indistinctement un défenseur du physiologiste, du cosmologiste, du climatologue, du physicien, du psychologue, voire du sociologue qui dénonce l’illusoire rationalité de la science ? Ce serait absurde. Pour les mêmes raisons, une position antiscientifique semble tout aussi problématique (S. Shapin, « Être ou ne pas être antiscientifique », La Recherche n° 319, avril 1999). S’il fallait considérer comme antiscientifique, ainsi que cela se fait parfois, la démarche qui consiste à favoriser une vision holistique de la nature, c’est-à-dire une vision où le tout ne peut être réduit à l’ensemble de ses parties, alors beaucoup de scientifiques – à commencer par nombre de biologistes – seraient paradoxalement obligés de se considérer comme antiscientifiques !

Finalement, le terme « ?science? » recouvre tellement de pratiques et d’idées différentes que l’on peut être en faveur de la science pour les mêmes raisons que l’on peut être contre. La clef de ce paradoxe est peut-être que, finalement, au-delà du mot, « ?la? » science n’existe pas et qu’il n’y a, au mieux, que « ?des? » sciences. Cela ne voudrait pas dire que toute prétention au savoir se vaut. Mais cela voudrait dire qu’il n’y a pas à défendre la science mais seulement tel ou tel argument, telle ou telle théorie, telle ou telle conception…, en somme, juste ce qui est défendable.