Philosopher Textes débutants

Texte 1 : Jeanne Hersh L’étonnement philosophique, avertissement. 1981.

« Savoir s’étonner, c’est le propre de l’homme. Il s’agit ici de susciter à nouveau cet étonnement. Le lecteur, je l’espère retrouvera sa capacité d’étonnement dans l’étonnement d’autrui. Il saura le reconnaître. Il dira « Oui, c’est bien ça. Comment se fait-il que je ne me sois pas encore étonné à ce sujet ? » Tel est chez l’homme le processus créateur, capable d’amener le lecteur à philosopher lui-même. […] Mais l’homme du XXème siècle peut-il encore « s’étonner » ou même s’émerveiller ? Nous vivons à l’âge de la science. Nous croyons presque tout savoir, ou du moins pouvoir tout savoir. Et pourtant il y a toujours et il y aura toujours des êtres humains pour s’étonner. L’étonnement est essentiel à la condition d’homme. Et parmi les physiciens eux-mêmes, il y en a qui continue à s’étonner – non les demis ou les quarts de physiciens, mais les plus grands. Leurs œuvres sont pleines d’un étonnement métaphysique et philosophique, semblable à celui des enfants. « Comme des enfants … » dit la Bible, c’est ce que nous devons devenir pour comprendre de quoi il s’agit. Il nous faut dépouiller l’arrogance adulte, qui considère tout le passé avec condescendance, du haut de la magnificence de la science moderne. »

Questions : 1/ Qu’appelle-t-on étonnement et en pourquoi peut-on en faire selon l’auteur le fondement de la pensée philosophique ? 2/ En quoi la lecture d’œuvres et d’auteurs philosophiques peut-elle être bénéfique selon ce texte ? Que peut nous apporter cette lecture ? 3/ Quel serait l’obstacle à la pensée philosophique et pourquoi ? 4/ Science et philosophie sont-elles donc incompatibles ? 5/ Expliquez la dernière phrase à la lumière de votre compréhension du texte « Il nous faut dépouiller l’arrogance adulte, qui considère tout le passé avec condescendance, du haut de la magnificence de la science moderne »

Texte 2 : Karl Jaspers, Introduction à la philosophie.  1950 (extraits)

On n’est d’accord ni sur ce qu’est la philosophie, ni sur ce qu’elle vaut. On attend d’elle des révélations extraordinaires, ou bien, la considérant comme une réflexion sans objet, on la laisse de côté avec indifférence. On vénère en elle l’effort lourd de signification accompli par des hommes exceptionnels, ou bien on la méprise, n’y voyant que l’introspection obstinée et superflue de quelques rêveurs. On estime qu’elle concerne chacun et doit être simple et facile à comprendre, ou bien on la croit si difficile que l’étudier apparaît comme une entreprise désespérée. Et en fait, le domaine compris sous le nom de « philosophie » est assez vaste pour expliquer des estimations aussi contradictoires. […]

Qu’est-ce que cette philosophie, si universelle et qui se manifeste sous des formes si étranges ? Le mot grec « philosophe » (philosophos) est formé par opposition à sophos. Il désigne celui qui aime le savoir, par différence avec celui qui, possédant le savoir, se nomme savant. Ce sens persiste encore aujourd’hui : l’essence de la philosophie, c’est la recherche de la vérité, non sa possession, même si elle se trahit elle-même, comme il arrive souvent, jusqu’à dégénérer en dogmatisme1, en un savoir mis en formules, définitif, complet, transmissible par l’enseignement. Faire de la philosophie, c’est être en route. Les questions, en philosophie, sont plus essentielles que les réponses. […]

L’histoire de la philosophie a commencé sous la forme d’un effort de pensée méthodique il y a deux mille cinq cent ans ; sous la forme d’une pensée mythique, beaucoup plus tôt. Mais un commencement, c’est autre chose qu’une origine : le commencement est historique […] tandis que l’origine, c’est la source d’où jaillit constamment l’impulsion à philosopher. […]. Cet élément originel est multiple. L’étonnement engendre l’interrogation et la connaissance ; le doute au sujet de ce que l’on croit connaître engendre l’examen et la claire certitude ; le bouleversement de l’homme et le sentiment qu’il a d’être perdu l’amène à s’interroger sur lui-même.

1 Dogmatisme : même famille que « dogme », c’est-à-dire un savoir figé et imposé aux autres comme tel qui n’est jamais remis en cause ou questionné.

Texte 3 : Bertrand Russel Problèmes de philosophie.

En fait c’est dans son incertitude que réside largement la valeur de la philosophie. Celui qui ne s’y est pas frotté traverse l’existence comme un prisonnier : prisonnier des préjugés du sens commun, des croyances de son pays ou de son temps, de convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Tout dans le monde lui paraît aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas autrement, tant son horizon est limité, les objets ordinaires ne le questionnent pas, les possibilités peu familières sont refusées avec mépris. Mais nous l’avons vu dès le début de ce livre, à peine commençons-nous à philosopher que même les choses de tous les jours nous mettent sur la piste de problèmes qui restent finalement sans réponses. Sans doute la philosophie ne nous apprend pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu’elle fait surgir : mais elle suggère les possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en la libérant de la tyrannie de l’habitude. Elle amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses, mais elle augmente notre connaissance de ce qu’elles pourraient être, elle détruit le dogmatisme arrogant de ceux qui n’ont jamais traversé le doute libérateur, et elle maintient vivante notre faculté d’émerveillement en nous montrant les choses familières sous un jour inattendu.

Texte 4 : Bouveresse, La demande philosophique, que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ? chapitre 1.

A l’heure qu’il est, il n’y a pour ainsi dire plus d’individu exerçant une activité quelconque, surtout si elle est de nature un peu douteuse ou immorale, qui ne soit capable de la justifier par ce qu’on est convenu d’appeler une « philosophie » et ne se considère comme tenu de faire bénéficier le plus grand nombre possible de ses contemporains ou autorisés à leur infliger, si le système éditorial et médiatique lui en offre la possibilité. La demande de philosophie n’a probablement jamais été aussi forte mais c’est de moins en moins aux producteurs spécialisés de philosophie que l’on s’adresse pour la satisfaire. Leur travaux sont considérés, justement, comme beaucoup trop sérieux, et trop professionnels ou, comme le disent les journaux (pour qui cela signifie la même chose), trop « universitaires ». Les véritables héritiers de Socrate à ce qu’on dit, ne sont pas ceux qui enseignent dans les Universités, mais ceux qui la font à la télévision ou dans les cafés. […] [C’est la « philosophie »] qui est pratiquée essentiellement dans les journaux et dans les magazines et qui pour des raisons qui ne sont malheureusement pas tout à fait incompréhensibles, qui tend à se substituer à la philosophie des spécialistes. […] Les journaux […] tendent à rejeter systématiquement la faute sur les spécialistes, qui, d’après eux, à la différence de ce qui croient être l’attitude des grands philosophes du passé, manquent aujourd’hui gravement à leurs obligations envers le grand public. […] Les protestations et les lamentations que l’on entend régulièrement exprimées sur ce point et dont les médias se font volontiers l’écho sont assurément compréhensibles ; mais je ne les crois pas justifiées pour autant en quoique ce soit, [… ils] reprochent aux philosophes professionnels de rendre la philosophie abstruse, aride, abstraite, repoussante […]. C’est un point sur lequel, me semble-t-il, un philosophe ne devrait pas forcément avoir plus à s’excuser devant son public qu’un mathématicien ou un physicien devant le leur. Si on ne comprend pas ce que disent un mathématicien ou un physicien, on admettra généralement que c’est peut-être faute de disposer de la formation et des connaissances techniques nécessaires. Mais si on ne comprend pas ce que dit un philosophe, cela ne peut-être que parce qu’il ne fait pas ce qu’on est en droit d’attendre de lui. »

Texte 5 : Kant, Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-1766), traduction de M. Fichant, Éd. Vrin, 1973, pp. 68-69.

La philosophie n’est véritablement qu’une occupation pour l’adulte, il n’est pas étonnant que des difficultés se présentent lorsqu’on veut la conformer à l’aptitude moins exercée de la jeunesse. L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher.

Je vais m’expliquer plus clairement : toutes les sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les sciences historiques et mathématiques. Aux premières appartiennent, en dehors de l’histoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. […] il est possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre, c’est-à-dire d’imprimer soit dans la mémoire, soit dans l’entendement , ce qui peut nous être exposé comme une discipline déjà achevée. Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d’abord qu’il en existât réellement une. […] La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens (de dzétein, rechercher), c’est-à-dire qu’elle est une méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient en certains domaines dogmatique, c’est-à-dire dérisoire ».