« Lettre à Elisabeth »

La princesse Élisabeth,  héritière du trône de Bohème ,est exilée en Hollande après la guerre de trente ans, lorsqu’elle commence une correspondance avec Descartes. L’échange de lettres a pour objet les questions de l’union de l’âme et du corps, des passions, du bonheur et de la meilleure voie à suivre pour l’atteindre.

Madame,
Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s’il est mieux d’être content et gai, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou s’étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l’exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l’acquisition dépend de notre libre-arbitre, et la satisfaction d’esprit qui suit de cette acquisition. C’est pourquoi, voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n’est-ce pas toujours lorsqu’on a le plus de gaieté, qu’on a l’esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n’y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s’apercevant qu’ils sont faux.

René Descartes, « Lettre à Elisabeth » du 6 octobre 1645

Descartes invite la princesse en exil à rechercher le « souverain bien »,  qu’il appelle par ailleurs « la parfaite félicité », « la satisfaction intérieure », « la plus grande félicité », « la souveraine félicité », « la béatitude ». Il s’agit de la vie heureuse, assimilée au bonheur généralement défini comme la fin dernière de nos actions. Pour Descartes, il s’agit de l’accomplissement de la morale, ce qui est hautement désirable pour les hommes, dont le but n’est autre que de se rendre « content ». Mais en quoi consiste ce souverain bien et comment l’atteindre ? Si tout homme y aspirent, beaucoup le confondent avec la joie et la gaité, beaucoup le définissent par le plaisir. Dans cette lettre, Descartes s’interroge donc sur le sens et l’origine de la joie pour la distinguer du souverain bien. Quelle est la nature de la joie, en quoi se distingue-t-elle du souverain bien ?

Pour y répondre, Descartes examine une difficulté sous la forme d’une alternative morale (1° partie), un doute qui se présente souvent : vaut-il mieux être gai et se mentir à soi-même ou s’estimer à sa juste valeur ? Descartes  résout ce dilemme en opposant l’illusion de la joie et la vérité sur soi-même (2° partie) et enfin il conclut (3° partie) sur cette vérité préférable aux illusions des fausses joies, quitte à en être attristé. l’épreuve de la tristesse peut générer un véritable contentement par une juste connaissance de soi.

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