La science est, dis-tu, la sensation ?
THÉÉTÈTE
Oui.
SOCRATE
Il semble bien que ce que tu dis de la science n’est pas chose banale [152a] ; c’est ce qu’en disait Protagoras lui-même. Il la définissait comme toi, mais en termes différents. Il dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas. Tu as lu cela, je suppose ?
THÉÉTÈTE
Oui, et plus d’une fois.
SOCRATE
Ne veut-il pas dire à peu près ceci, que telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi et que telle elle t’apparaît à toi, telle elle est aussi pour toi ? Car toi et moi, nous sommes des hommes.
THÉÉTÈTE
C’est bien ce qu’il veut dire.
[152b] SOCRATE
Il est à présumer qu’un homme sage ne parle pas en l’air. Suivons-le donc. N’arrive-t-il pas quelquefois qu’exposés au même vent, l’un de nous a froid, et l’autre, non ; celui-ci légèrement, celui-là violemment ?
THÉÉTÈTE
C’est bien certain.
SOCRATE
En ce cas, que dirons-nous qu’est le vent pris en lui-même, froid ou non froid ? ou bien en croirons-nous Protagoras et dirons-nous qu’il est froid pour celui qui a froid, et qu’il n’est pas froid pour celui qui n’a pas froid ?
THÉÉTÈTE
Il semble bien que oui.
SOCRATE
N’apparaît-il pas tel à l’un et à l’autre ?
THÉÉTÈTE
Si.
SOCRATE
Mais apparaître, c’est être senti ?
THÉÉTÈTE
Effectivement.
[152c] SOCRATE
Alors l’apparence et la sensation sont la même chose en ce qui concerne la chaleur et toutes les choses du même genre ; car telles chacun les sent, telles elles semblent bien être pour chacun.
THÉÉTÈTE
C’est vraisemblable.
SOCRATE
Donc la sensation, en tant que science, a toujours un objet réel et n’est pas susceptible d’erreur.
THÉÉTÈTE
Evidemment.
SOCRATE
Alors, au nom des Grâces, Protagoras, qui était la sagesse même, n’aurait-il pas en ceci parlé par énigmes pour la foule et le vulgaire que nous sommes, tandis qu’à ses disciples il disait la vérité en secret ?
[152d] THÉÉTÈTE
Que veux-tu dire par là, Socrate ?
SOCRATE
Je vais te le dire, et ce n’est pas une chose insignifiante : c’est qu’aucune chose, prise en elle-même, n’est une, qu’il n’y a rien qu’on puisse dénommer ou qualifier de quelque manière avec justesse. Si tu désignes une chose comme grande, elle apparaîtra aussi petite, et légère, si tu l’appelles lourde, et ainsi du reste, parce que rien n’est un, ni déterminé, ni qualifié de quelque façon que ce soit et que c’est de la translation, du mouvement et de leur mélange réciproque que se forment toutes les choses que nous disons exister, nous servant d’une expression impropre, [152e] puisque rien n’est jamais et que tout devient toujours.
Platon Théétète