Références la culture

Alain

Il est bon de redire que l’homme ne se forme jamais par l’expérience solitaire. Quand par métier il serait presque toujours seul et aux prises avec la nature inhumaine, toujours est-il qu’il n’a pu grandir seul et que ses premières expériences sont de l’homme et de l’ordre humain, dont il dépend d’abord directement ; l’enfant vit de ce qu’on lui donne, et son travail c’est d’obtenir, non de produire. Nous passons tous par cette expérience décisive, qui nous apprend en même temps la parole et la pensée. Nos premières idées sont des mots compris et répétés. L’enfant est comme séparé du spectacle de la nature, et ne commence jamais par s’en approcher tout seul ; on le lui montre et on le lui nomme. C’est donc à travers l’ordre humain qu’il connaît toute chose ; et c’est certainement de l’ordre humain qu’il prend l’idée de lui-même, car on le nomme, et on le désigne à lui-même, comme on lui désigne les autres.

Éléments de philosophie, Gallimard, Folio-essais, p. 214.

Kant (Emmanuel)

La discipline nous fait passer de l’état animal à celui d’homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres. L’espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l’humanité. Une génération fait l’éducation de l’autre. On ne peut chercher le premier commencement dans un état brut ou dans un état parfait de civilisation ; mais, dans ce second cas, il faut encore admettre que l’homme est retombé ensuite à l’état sauvage et dans la barbarie. La discipline empêche l’homme de se laisser détourner de sa destination, de l’humanité, par ses penchants brutaux. Il faut, par exemple, qu’elle le modère, afin qu’il ne se jette pas dans le danger comme un être indompté ou un étourdi. Mais la discipline est purement négative, car elle se borne à dépouiller l’homme de sa sauvagerie ; l’instruction au contraire est la partie positive de l’éducation. La sauvagerie est l’indépendance à l’égard de toutes les lois. La discipline soumet l’homme aux lois de l’humanité, et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. (…) Il n’y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d’apercevoir dans l’âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit dans la culture (car on peut nommer ainsi l’instruction). Celui qui n’est point cultivé est brut ; celui qui n’est pas discipliné est sauvage. Le manque de discipline est un mal pire que le défaut de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis qu’on ne peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut de discipline. Peut-être l’éducation deviendra-t-elle toujours meilleure, et chacune des générations qui se succéderont fera-t-elle un pas de plus vers le perfectionnement de l’humanité ; car c’est dans le problème de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. On peut marcher désormais dans cette voie. Car on commence aujourd’hui à juger exactement et à apercevoir clairement ce qui constitue proprement une bonne éducation. Il est doux de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l’éducation et que l’on peut arriver à lui donner la forme qui lui convient par excellence. Cela nous découvre la perspective du bonheur futur de l’espèce humaine.

Traité de pédagogie (1776-1787).

Kant (Emmanuel)

L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tout côté, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l’homme. […] Sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germe, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique. […] Remercions donc la nature pour cette humeur non conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil.

La Philosophie de l’Histoire, Médiations, p. 31-32.

Itard (Jean)

On devait donc chercher ailleurs le type de l’homme véritablement sauvage, de celui qui ne doit rien à ses pareils et le déduire des histoires particulières du petit nombre d’individus qui, dans le cours du XVIIe siècle, ont été trouvés, à différents intervalles, vivant isolément dans les bois où ils avaient été abandonnés dès l’âge le plus tendre. Mais telle était, dans ces temps reculés, la marche défectueuse de l’étude de la science livrée à sa manie des explications, à l’incertitude des hypothèses, et au travail exclusif du cabinet, que l’observation n’était comptée pour rien, et que ces faits précieux furent perdus pour l’histoire naturelle de l’homme. Tout ce qu’en ont laissé les auteurs contemporains se réduit à quelques détails insignifiants, dont le résultat le plus frappant et le plus général, est que ces individus ne furent susceptibles d’aucun perfectionnement bien marqué ; sans doute, parce qu’on voulut appliquer à leur éducation, et sans égard pour la différence de leurs origines le système ordinaire de l’enseignement social. Si cette application eut un succès complet chez la fille sauvage trouvée en France vers le commencement du siècle dernier, c’est qu’ayant vécu dans les bois avec une compagne, elle devait déjà à cette simple association un certain développement de ses facultés intellectuelles, une véritable éducation, telle que l’admet Condillac, quand il suppose deux enfants abandonnées dans une solitude profonde, et chez lesquelles la seule influence de leur cohabitation dut donner essor à la mémoire, à leur imagination, et leur faire créer même un petit nombre de signes : supposition ingénieuse, que justifie pleinement l’histoire de cette même fille, chez laquelle la mémoire se trouvait développée au point de lui retracer quelques circonstances de son séjour dans les bois, et très en détail, surtout la mort violente de sa compagne (1). Dépourvus de ces avantages, les autres enfants trouvés dans un état d’isolement individuel, n’apportèrent dans la société que des facultés profondément engourdies, contre lesquelles durent échouer, en supposant qu’ils furent tentés et dirigés vers leur éducation, tous les efforts réunis d’une métaphysique à peine naissante, encore entravée du préjugé des idées innées, et d’une médecine, dont les vues nécessairement bornées par une doctrine toute mécanique, ne pouvaient s’élever aux considérations philosophiques des maladies de l’entendement. (1) Cette fille fut prise en 1731 dans les environs de Châlons-sur-Marne, et élevée dans un couvent de religieuses, sous le nom de Mademoiselle Leblanc. Elle raconta, quand elle sut parler, qu’elle avait vécu dans les bois avec une compagne, et qu’elle l’avait malheureusement tuée d’un violent coup sur la tête un jour qu’ayant trouvé sous leurs pas un chapelet elles s’en disputèrent la possession exclusive. (Racine, Poème de la Religion.) Cette histoire, quoiqu’elle soit une des plus circonstanciées, est néanmoins si mal faite, que si l’on en retranche d’abord ce qu’il y a d’insignifiant et puis ce qu’il y a d’incroyable, elle n’offre qu’un très petit nombre de particularités dignes d’être notées, et dont la plus remarquable est la faculté qu’avait cette jeune sauvage de se rappeler son état passé.

Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron, in « l’Enfant sauvage », U.G.E., Malson, 10/18, 1964.

Herskovits (Melville Jean)

L’homme vit dans plusieurs dimensions. Il se meut dans l’espace, où le milieu naturel excerce une influence constante sur lui. Il existe dans le temps, qui lui donne un passé historique et le sentiment de l’avenir. Il poursuit ses activités au sein d’une société dont il fait partie et il s’identifie avec les autres membres de son groupe pour coopérer avec eux à son maintien et à sa continuité. A cet égard l’homme n’est pas unique. Tous les animaux tiennent compte de l’espace et du temps. Beaucoup d’entre eux forment des sociétés où la nécessité de s’adapter aux autres membres constitue un facteur toujours présent dans leur vie. Ce qui distingue des autres l’homme, cet animal social qui nous occupe, c’est la culture. Cette tendance à développer des cultures cimente en un ensemble unifié toutes les forces qui agissent sur l’homme, intégrant en faveur de l’individu son milieu naturel, le passé historique de son groupe et ses relations sociales. La culture assemble tous ces facteurs et ainsi apporte à l’homme le moyen de s’adapter aux complexités du monde. Elle lui donne le sentiment, et aussi parfois la certitude, d’être son créateur en même temps que sa créature. Les définitions de la culture abondent. On s’accorde généralement à dire que la culture s’apprend, qu’elle permet à l’homme de s’adapter à son milieu naturel et qu’elle varie beaucoup, qu’elle se manifeste dans des institutions, des formes de pensée et des objets matériels. Une des meilleures définitions de la culture, quoique déjà ancienne, est celle d’E. B. Tylor, qui la définit comme « un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes et toutes autres dispositions et habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société ». Des synonymes de culture sont tradition, civilisation, mais leur usage se complique d’implications de différentes sortes et de différentes qualités de comportement traditionnel. Une définition aussi brève qu’utile de ce concept est suivante : la culture est ce qui, dans le milieu, est dû à l’homme. On reconnaît implicitement par cette phrase que la vie de l’homme se poursuit dans un cadre double : l’habitat naturel et le milieu social. Cette définition indique aussi que la culture est plus qu’un phénomène biologique. Elle inclut tous les éléments dans les caractères de l’homme adulte qu’il a consciemment appris de son groupe et sur un plan quelque peu différent, par un processus de conditionnement : techniques, institutions sociales ou autres, croyances, modes de conduite déterminés. Bref, la culture forme contraste avec les matériaux bruts, intérieurs ou externes, dont elle dérive. Les ressources offertes par le monde naturel sont façonnées pour satisfaire les besoins. Les caractères innés sont, eux, modelés de telle manière qu’ils font dériver de dons inhérents les réflexes qui dominent dans les manifestations extérieures du comportement.

Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1967, pp. 5-6.

Alain

(…) Il ne faut pas orienter l’instruction d’après les signes d’une vocation. D’abord parce que les préférences peuvent tromper. Et aussi parce qu’il est toujours bon de s’instruire de ce qu’on n’aime pas savoir. Donc contrariez les goûts, d’abord et longtemps. Celui-là n’aime que les sciences ; qu’il travaille donc l’histoire, le droit, les belles-lettres ; il en a besoin plus qu’un autre. Et au contraire, le poète, je le pousse aux mathématiques et aux tâches manuelles. Car tout homme doit être pris premièrement comme un génie universel ; ou alors il ne faut même pas parler d’instruction, parlons d’apprentissage. Et je suis sûr que le rappel, même rude, à la vocation universelle de juger, de gouverner et d’inventer est toujours le meilleur tonique pour un caractère.

Texte donné au baccalauréat. Série F12, sujet national, juin 1991.

Alain

L’enfant vit dans un monde de miracles, et par une continuelle incantation. Il demande, il prie, il persuade ; c’est ainsi qu’il obtient ; tel est son travail propre ; voilà comment il gagne sa vie. Il le faut bien. L’enfant ne peut pas vivre de son travail ; il ne conquiert pas sur les choses ; il ne fait que jouer avec les choses. En revanche il prend au sérieux les hommes, et même trop ; d’eux toute sûreté et toute nourriture. Il s’agit de leur plaire ; mériter c’est plaire. On dit très bien que nos réelles idées nous viennent de notre propre expérience ; mais on ne considère pas assez que nos premières expériences sont de trompeuses expériences. Il n’est pas vrai que la tâche de l’homme soit de demander et d’obtenir. Ce qu’on obtient par grâce, ce qui circule de l’un à l’autre, serait comme néant si le travail s’arrêtait seulement un jour. La condition réelle de l’existence humaine est une lutte continuelle contre les choses et contre les bêtes. C’est une chasse, une culture, une construction, un transport à grand-peine, travaux qu’il faut toujours recommencer, parce que l’homme consomme et use, et parce que la nature vient toujours à l’assaut.

Texte donné au baccalauréat.

Durkheim (Émile)

L’espace n’est pas ce milieu vague et indéterminé qu’avait imaginé Kant : purement et absolument homogène, il ne servirait à rien et n’offrirait même pas de prise à la pensée. La représentation spatiale consiste essentiellement dans une première coordination introduite entre les données de l’expérience sensible. Mais cette coordination serait impossible si les parties de l’espace s’équivalaient qualitativement, si elles étaient réellement substituables les unes aux autres. Pour pouvoir disposer spatialement les choses, il faut pouvoir les situer différemment : mettre les unes à droite, les autres à gauche, celles-ci en haut, celles-là en bas, au nord ou au sud, à l’est ou à l’ouest, etc., etc., de même que, pour pouvoir disposer temporellement les états de la conscience, il faut pouvoir les localiser à des dates déterminées. C’est dire que l’espace ne saurait être lui-même si, tout comme le temps, il n’était divisé et différencié. Mais ces divisions, qui lui sont essentielles, d’où lui viennent-elles ? Par lui-même, il n’a ni droite ni gauche, ni haut ni bas, ni nord ni sud, etc. Toutes ces distinctions viennent évidemment de ce que des valeurs affectives différentes ont été attribuées aux régions. Et comme tous les hommes d’une même civilisation se représentent l’espace de la même manière, il faut évidemment que ces valeurs affectives et les distinctions qui en dépendent leur soient également communes ; ce qui implique presque nécessairement qu’elles sont d’origine sociale. Il y a, d’ailleurs, des cas où ce caractère social est rendu manifeste. Il existe des sociétés en Australie et dans l’Amérique du Nord où l’espace est conçu sous la forme d’un cercle immense, parce que le camp a lui-même une forme circulaire, et le cercle spatial est exactement divisé comme le cercle tribal et à l’image de ce dernier. Il y a autant de régions distinguées qu’il y a de clans dans la tribu et c’est la place occupée par les clans à l’intérieur du campement qui détermine l’orientation des régions. Chaque région se définit par le totem du clan auquel elle est assignée. Chez les Zuni, par exemple, le pueblo comprend sept quartiers : chacun de ces quartiers est un groupe de clans qui a eu son unité : selon toute probabilité, c’était primitivement un clan unique qui s’est ensuite subdivisé. Or l’espace comprend également sept régions et chacun de ces sept quartiers du monde est en relations intimes avec un quartier du pueblo, c’est-à-dire avec un groupe de clans. « Ainsi, dit Cushing, une division est censée être en rapport avec le nord ; une autre représente l’ouest, une autre le sud, etc. » Chaque quartier du pueblo a sa couleur caractéristique qui le symbolise ; chaque région a la sienne qui est exactement celle du quartier correspondant. Au cours de l’histoire, le nombre des clans fondamentaux a varié ; le nombre des régions de l’espace a varié de la même manière. Ainsi, l’organisation sociale a été le modèle de l’organisation spatiale qui est comme un décalque de la première.

Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Éd. P.U.F., 1960, p.15.

Engels (Friedrich)

(…) À partir des premiers animaux se sont développés essentiellement par différenciation continue, les innombrables classes, ordres, familles, genres et espèces d’animaux, pour aboutir à la forme où le système nerveux atteint son développement le plus complet, celle des vertébrés, et à son tour, en fin de compte, au vertébré dans lequel la nature arrive à la conscience d’elle-même : l’homme. L’homme, lui aussi, naît par différenciation. Cela est vrai non seulement au sens de l’individu, le développement s’opérant à partir de la cellule unique de l’oeuf jusqu’à l’organisme le plus complexe que produise la nature, — cela est vrai aussi au sens historique. C’est le jour où, après des millénaires de lutte, la main fut définitivement différenciée du pied et l’attitude verticale enfin assurée, que l’homme se sépara du singe, et que furent établies les bases du développement du langage articulé et du prodigieux perfectionnement du cerveau, qui a depuis rendu l’écart entre l’homme et le singe infranchissable. La spécialisation de la main, voilà qui signifie l’outil, et l’outil signifie l’activité spécifiquement humaine, la réaction modificatrice de l’homme sur la nature, la production. Il est aussi des animaux au sens étroit du mot : la fourmi, l’abeille, le castor, qui ont des outils, mais ce ne sont que des membres de leur corps ; il est aussi des animaux qui produisent, mais leur action productrice sur la nature environnante est à peu près nulle au regard de la nature. Seul l’homme est parvenu à imprimer son sceau à la nature, non seulement en déplaçant le monde végétal et animal, mais aussi en transformant l’aspect, le climat de sa résidence, voire les animaux et les plantes, et cela à un point tel que les conséquences de son activité ne peuvent disparaître qu’avec le dépérissement général de la terre. S’il est parvenu à ce résultat, c’est d’abord et essentiellement grâce à la main. Même la machine à vapeur, qui est jusqu’ici son outil le plus puissant pour transformer la nature, repose en dernière analyse, parce que c’est un outil, sur la main. Mais la tête a accompagné pas à pas l’évolution de la main ; d’abord vint la conscience des conditions requises pour chaque résultat pratique utile et plus tard, comme conséquence, chez les peuples les plus favorisés, l’intelligence des lois naturelles qui conditionnent ces résultats utiles. Et avec la connaissance rapidement grandissante des lois de la nature, les moyens de réagir sur la nature ont grandi aussi ; la main, à elle seule, n’aurait jamais réalisé la machine à vapeur si, corrélativement, le cerveau de l’homme ne s’était développé avec la main et à côté d’elle, et en partie grâce à elle. Avec l’homme, nous entrons dans l’histoire (…)

Introduction à la dialectique de la nature, in Marx et Engels, Oeuvres choisies, Ed. du Progrès, Moscou, 1976, t. 3, pp50-51.

Kant (Emmanuel)

Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d’une ordonnance régulière de cette Société. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a cependant un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l’homme ; c’est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés. Par cette voie, un accord pathologiquement extorqué en vue de l’établissement d’une société, peut se convertir en un tout moral. Sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la création en considération de la fin qu’elle se donne comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour cette humeur si peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde

Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition, trad. S. Piobetta in Opuscules sur l’histoire, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, pp. 74-75.

Leibniz (Gottfried Wilhelm)

Pour que la beauté et la perfection universelles des oeuvres de Dieu atteignent leur plus haut degré, tout l’univers, il faut le reconnaître, progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de sorte qu’il avance toujours vers une civilisation supérieure. De même, de nos jours, une grande partie de notre terre est cultivée, et cette partie deviendra de plus en plus étendue. Et bien qu’on ne puisse nier que de temps en temps certaines parties redeviennent sauvages et sont détruites et ravagées, cela doit être entendu comme nous venons d’interpréter les afflictions des hommes, à savoir, que la destruction et le ravage mêmes favorisent la conquête future d’un plus grand bien, de façon que nous profitons en quelque manière du préjudice. Objectera-t-on, qu’à ce compte, il y a longtemps que le monde devrait être un paradis ? La réponse est facile. Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l’infini fait que toujours demeurent dans l’insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu’il faut encore réveiller, développer, améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C’est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé.

De la production originelle des choses prises à sa racine

Rousseau (Jean-Jacques)

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot, tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent ; mais pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. (…) L’invention des autres arts fut donc nécessaire pour forcer le genre humain de s’appliquer à celui de l’agriculture. Dès qu’il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-là. Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la subsistance commune, sans qu’il y eût moins de bouches pour la consommer ; et, comme il fallut aux uns des denrées en échange de leur fer, les autres trouvèrent enfin le secret d’employer le fer à la multiplication des denrées. De là naquirent d’un côté le labourage et l’agriculture, et de l’autre l’art de travailler les métaux et d’en multiplier les usages. De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice : car, pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose ; de plus, les hommes commençant à porter leurs vues dans l’avenir, et se voyant tous quelques biens à perdre, il n’y en avait aucun qui n’eût à craindre pour soi la représaille des torts qu’il pouvait faire à autrui. Cette origine est d’autant plus naturelle, qu’il est impossible de concevoir l’idée de la propriété naissante d’ailleurs que la main-d’oeuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme y peut mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui, donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fonds, au moins jusqu’à la récolte, et ainsi d’année en année ; ce qui, faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété.

Discours sur l’origine de l’inégalité.

Rousseau (Jean-Jacques)

Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment la verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point sa tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n’est donc pas par l’avilissement des peuples asservis qu’il faut juger des dispositions naturelles de l’homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu’ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l’oppression. Je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers et que miserrimam servitutem pacem appellant, (1) mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance et la vie même la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l’ont perdu ; quand je vois des animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison, quand je vois des multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n’est pas à des esclaves qu’il appartient de raisonner de liberté. (1) Ils nomment paix le plus grand esclavage.

Texte donné au baccalauréat.

Rousseau (Jean-Jacques)

Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne deviendront ni mutins (1) ni colères et se conserveront mieux en santé. (…) Les premiers pleurs de l’enfant sont des prières : si on n’y prend garde ils deviennent bientôt des ordres ; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse d’où vient d’abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l’idée de l’empire (2) et de la domination ; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux (3) dont la cause immédiate n’est pas dans la nature, et l’on voit déjà pourquoi dès ce premier âge il importe de démêler l’intention secrète qui dicte le geste ou le cri. Quand l’enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l’objet parce qu’il n’en estime pas la distance ; il est dans l’erreur ; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s’abuse plus sur la distance, il commande l’objet de s’approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas portez-le à l’objet lentement et à petits pas. Dans le second, ne faites pas seulement semblant de l’entendre ; plus il criera, moins vous devez l’écouter. Il importe de l’accoutumer de bonne heure à ne commander, ni aux hommes, car il n’est pas leur maître, ni aux choses, car elles ne l’entendent point. (1) Mutins : indociles, rebelles. (2) Empire : puissance (3) Les effets moraux : ici moral s’oppose à physique .

Texte donné au baccalauréat.

Pascal (Blaise)

N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme que de la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte(1). La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver : et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement. PASCAL (1) caché Questions 1. Dégagez les différentes oppositions que fait Pascal entre la raison de l’homme et l’instinct des animaux. 2. Précisez le sens de : « La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse » ; « l’homme qui n’est produit que pour l’infinité. » 3. Pensez,vous, comme Pascal, que le destin de l’homme soit de rompre avec son animalité en conservant et en augmentant ses connaissances ?

Texte donné au baccalauréat technique.

Moscovici (Serge)

Nous étions heureux : il y avait d’un côté l’animal et la nature, de l’autre côté l’homme et la société. Le passage du premier couple au second a été la grande affaire de l’anthropologie sociale et physique. Depuis une dizaine d’années, les informations affluent d’un peu partout, recensées et analysées avec beaucoup de soin par les chercheurs. Elles prouvent que les êtres non humains sont outillés pour accomplir des tâches que l’on s’imaginait être exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Les primates, les dauphins, les oiseaux fournissent des exemples incontestables. Contrairement au stéréotype d’une maturation biologique individuelle, les animaux isolés, pas plus que les enfants sauvages, n’ont un développement normal : la relation avec la mère et les congénères est capitale. Les sociologues philanthropes du siècle dernier étaient fiers de démontrer, par l’exemple de l’enfant-loup, que l’être humain coupé de la société n’est qu’un animal, privé de langage et de pensée. Des expériences concluantes montrent qu’il en va de même pour bien des espèces. Faute de vivre avec sa mère, avec son groupe (…) l’individu rechute dans son animalité comme l’homme était censé rechuter dans la sienne. Bien plus, la plupart des espèces se donnent une organisation collective destinée à régler la reproduction sexuelle, la transmission de quelques caractères spécifiques, ou à atténuer les déséquilibres avec le milieu habituel. La coupure effective de la société vis-à-vis de la nature est une illusion. Un fait me frappe, à ce propos. Toutes les fois que l’on est allé regarder de plus près ces « natures », on découvert une société. Il en a été ainsi de la « horde » primitive, qui représentait au XIXe siècle la société, l’économie « naturelle » ; il en est ainsi de nos jours des « hordes » animales. Les tentatives successives de couper, sous cet angle, la société de la nature, ou de poser la nature vis-à-vis de la société comme un état antérieur ou comme son double hétérogène, ont toujours échoué et abouti à la découverte d’une société différente, d’une organisation sociale, celle du sauvage, celle de l’animal. Alors pourquoi cette séparation est-elle maintenue, sinon comme réalité, du moins comme hypothèse, ainsi que le suggérait Hume ? Je vois à cela deux raisons : définir l’autre comme objet, conserver le primat de l’individu. D’une part, pour une collectivité particulière, ceci revient à justifier la soumission, l’exclusion, voire la destruction d’une collectivité différente… Si sa place est bien tracée dans notre logique, c’est parce qu’il s’agit d’une logique de la domination. D’autre part, aux yeux des savants, la séparation permet de concevoir la société comme une réalité seconde, dérivée, propre à pallier la rareté et les déficiences de la nature, ou à canaliser son énergie débordante à travers les pulsions et les instincts. On s’en tient toujours à cette vue. Pourtant, il convient de prendre les découvertes éthologiques au sérieux et à la lettre… Dans cette optique, soustraite aux sortilèges d’une séparation hypothétique, la société apparaît comme une réalité positive et primaire, analogue à la matière, à l’atome.

Quelle unité : avec la nature ou contre ?, in « Pour une anthropologie fondamentale », Paris, Seuil, coll. Points, 1978, pp. 293-294, 296.

Lévi-Strauss (Claude)

La prohibition de l’inceste n’est pas seulement (…) une interdiction ; en même temps qu’elle défend, elle ordonne. La prohibition de l’inceste, comme l’exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu’on se refuse, et qu’on vous refuse, est par cela même offerte. à qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l’exclusion des proches, comme c’est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l’inceste et l’exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques. Il y a plus : que l’on se trouve dans le cas technique du mariage dit « par échange », ou en présence de n’importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l’inceste est le même : à partir du moment où je m’interdis l’usage d’une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n’est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n’est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange.

Les Structures élémentaires de la parenté, Mouton, pp. 59-60.

Malraux (André)

18 avril 1964. Inauguration de la Maison de la culture de Bourges Mesdames et messieurs, d’abord merci d’être là. Il faut que vous compreniez bien que ce qui se passe ici est une certaine aventure, probablement dans le monde entier. Il y a cinq ans, nous avons dit que la France reprenait sa mission dans l’ordre de l’esprit et on nous a répondu de tous côtés : « Faites donc appel aux Français, ils ne viendront pas.. » Eh bien ! Puisque la télévision existe, au lieu de regarder les orateurs, qu’elle prenne cette salle ; la France qu’on avait appelée, elle est là, dans cette ville de 60 000 habitants. Voilà une salle entière de gens qui se sont dérangés pour le domaine de l’esprit ; et si à Paris, dans un district de 10 millions d’habitants, il y avait autant d’adhérents qu’il y en a dans cette ville, il n’y aurait pas une salle de Paris qui pût contenir les Français qui devraient s’y trouver. Pour cela, mesdames et messieurs, soyez remerciés. Je dis que c’est une aventure dans le domaine de l’esprit, parce qu’il faut que l’on comprenne bien que le mot « loisir » devrait disparaître de notre vocabulaire commun. Oui, il faut que les gens aient des loisirs ! Oui, il faut les aider à avoir les meilleurs loisirs du monde, mais si la culture existe, ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent, parce qu’ils peuvent aussi s’amuser, peut-être bien davantage, avec tout autre chose et même avec le pire. Ce qui est la racine de la culture, c’est que la civilisation qui est la nôtre et qui, même dans des pays en partie religieux, n’est plus une civilisation religieuse, laisse l’homme seul en face de son destin et du sens de sa vie. Ce qu’on appelle « la culture », c’est l’ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme, lorsqu’il regarde dans une glace ce qui sera son visage de mort. Comprenons bien que nous vivons le moment de la plus puissante métamorphose que le monde ait connue, depuis la fin de l’Empire romain. Si un pharaon avait rencontré Louis XIV ou Napoléon, ils auraient pu aisément parler des mêmes choses. Les rois de France chassaient la moitié de la semaine, comme les rois mérovingiens et Napoléon, comme un pharaon, gouvernait sur la police, l’armée, les finances, ce qu’on appelle l’administration, sans économie, sans un état économique, sans une réalité industrielle. De même que Ramsès parlant de la bataille de Kadesh, ou Hannibal de la bataille de Cannes, pouvait parler au vainqueur d’Austerlitz, de même les chefs de l’administration sumérienne auraient pu parler aux ministres de Napoléon. Mais si Napoléon devait parler non pas à l’un des plus grands capitaines du monde, mais à n’importe quel ministre d’aujourd’hui, il ne parlerait plus de la même chose parce que ce qui est aujourd’hui l’État a complètement changé, mais surtout parce que la vie des êtres humains a prodigieusement changé ; et si n’importe lequel d’entre vous rencontrait un Égyptien antique, il ne pourrait déjà plus lui faire comprendre ce qu’il fait du matin au soir ; tandis qu’un Français d’avant la Révolution aurait pu le faire très facilement. Nous savons tous que le machinisme est un phénomène sans précédent. Mais ce que nous semblons presque tous, sinon ignorer, du moins ne pas reconnaître, c’est que, depuis un temps assez court (disons à peu près depuis trente ans), au machinisme considéré comme agissant contre l’homme et surtout contre ses rêves s’est ajouté un autre machinisme qui est précisément le machinisme du rêve. Nous avons inventé les usines de rêve les plus prodigieuses que l’humanité ait jamais connues et, à proprement parler, nous avons inventé les seules usines de rêve que l’humanité ait jamais connues. Il y a cent ans, il allait à Paris trois mille personnes à un spectacle par jour. Si l’on tient compte de la télévision, il en va aujourd’hui probablement trois millions. Or, quelles en sont les conséquences ? Les conséquences, c’est que l’humanité tout entière est investie par d’immenses puissances de fiction et ces puissances de fiction sont aussi des puissances d’argent ou des puissances politiques de même nature ; mais je ne veux pas poser de problème politique. Limitons-nous au monde libre et aux puissances d’argent. Faire rêver cent millions d’hommes, c’est devenu possible à partir du moment où un metteur en scène américain utilisant une actrice suédoise pour interpréter l’oeuvre illustre d’un romancier russe (je veux dire Anna Karénine) peut faire pleurer l’univers. Nous avons découvert avec Chaplin, et avec Garbo, et avec tant d’autres, que certains moyens peuvent faire rire et pleurer l’univers, par-delà les immenses dépendances des races. Nous avons découvert qu’il y a, en chacun de nous, une vulnérabilité du rêve, mais, en même temps ceux qui vivent de ces usines ont découvert quels étaient les moyens d’action sur cette vulnérabilité. Et nous sommes dans une civilisation qui est en train de devenir vulnérable du fait très simple que ce qui est le plus puissant sur les rêves des hommes, ce sont les anciens domaines sinistres qui s’appelaient « démoniaques », car c’est le domaine du sexe et le domaine du sang. Même un peu plus bas, il y a tout à gagner dans le rêve, en regardant vers la terre. Il y a tout à gagner en regardant par en bas. Et l’enjeu, c’est qu’il s’agit de savoir si l’humanité, dans la mesure où elle croit qu’elle s’amuse, acceptera de se vouer à ses rêves les plus sinistres. Or, la seule force qui permette à l’homme d’être aussi puissant que les puissances de la nuit, c’est un ensemble d’oeuvres qui ont en commun un caractère à la fois stupéfiant et simple, d’être les oeuvres qui ont échappé à la mort . Lorsque nous parlons de culture, nous parlons très simplement de tout ce qui, sur la terre, a appartenu au vaste c domaine de ce qui n’est plus, mais qui a survécu. Ne parlons pas même d’immortalité, car la Renaissance a voulu l’immortalité, mais ce qui la précédait ne voulait que l’éternité. Peu importe, nous n’avons plus aucune réalité de César ou d’Alexandre ; les rois sumériens sont, à peine, pour nous, des noms ; mais, lorsque nous sommes dans un musée en face d’un chef-d’oeuvre contemporain d’Alexandre nous sommes dans un dialogue avec cette statue. Lorsque nous lisons L’Iliade, nous sommes dans un dialogue avec quelque chose dont il ne reste rien, et lorsque nous pensons à ce que fut la Grèce antique, lorsque nous pensons qu’il ne reste absolument rien de ce qui fut pourtant la première liberté des hommes, nous savons que nous entendons quelque chose que vous allez entendre tout de suite, car je n’ai qu’à le citer, c’est la voix d’Antigone lorsqu’elle dit : « Je ne suis pas sur la terre pour partager la haine, mals pour partager l’amour. » La culture, c’est l’ensemble de telles paroles et, en gros, l’ensemble de toutes les formes, fussent-elles les formes du rire, qui ont été plus fortes que la mort parce que la seule puissance égale aux puissances de la nuit c’est la puissance inconnue et mystérieuse de l’immortalité. Si nous voulons que la France reprenne sa mission si nous voulons qu’en face du cinéma et de la télévision les plus détestables il y ait quelque chose qui compte et qui ne soit pas simplement les réprouvés (ce qui n’a aucun intérêt), il faut qu’à tous les jeunes hommes de cette ville soit apporté un contact avec ce qui compte au moins autant que le sexe et le sang. Car, après tout, il y a peut-être une immortalité de la nuit, mais il y a sûrement une immortalité des hommes. Voilà, mesdames et messieurs, ce que j’avais essentiellement à vous dire. Il se trouve que certains pays ne sont jamais plus grands que lorsqu’ils se réfugient sur eux-mêmes, avant tout la Grande-Bretagne. Ce n’était pas rien que la bataille de Londres. Il se trouve que certains pays ne sont jamais grands que lorsqu’ils sont grands pour les autres. La France, ce n’est pas la France fermée sur elle. Pour le monde entier, c’est à la fois les Croisades et la Révolution ; sur toutes les routes de l’Orient, il y a des tombes de chevaliers français ; sur toutes les routes de l’Europe, il y a des tombes de révolutionnaires français. Reprendre le sens de notre pays, c’est vouloir être pour tous ce que nous avons pu porter en nous. Il faut que nous puissions rassembler le plus grand nombre d’oeuvres pour le plus grand nombre d’hommes. Telle est la tâche que nous essayons d’assumer de nos mains périssables. Nous avions d’abord besoin de confiance ; cette confiance, mesdames et messieurs, vous nous l’avez apportée ce soir. Au nom de la France, soyez-en remerciés ! 14 mai 1965. Venue du général de Gaulle à la Maison de la culture de Bourges Mon général, Je vous parle au nom de ceux qui sont exactement en face de vous : les spectateurs. Nous avons eu maintes fois l’occasion de leur parler, ce que je tiens à faire c’est que vous sachiez quelles sont les raisons fondamentales de travail d’un certain nombre de vocations qui vous entourent. On nous a abondamment et longtemps parlé de loisirs ; les gens qui sont ici ne sont pas venus pour meubler des loisirs, ils sont venus pour aider tous les Français à trouver leur vocation dans l’ordre de l’esprit. Le problème capital du monde moderne est celui-ci : les immenses usines de rêve qui se sont créées ont appelé tous les hommes à quelque chose qu’ils ne connaissaient pas si profond en eux et qui les prend à partir de ces moments que l’on appelle ou non loisirs, c’est-à-dire qui les prend hors du travail, sur les plus vieilles puissances démoniaques du monde : le sang, la sexualité et la nuit. En face de ces puissances, on a compris qu’il n’y a qu’une seule autre puissance en face de la mort, il n’y a que ce qui résiste à la mort, en face des puissances de la nuit, il n’y a que l’immortalité. Pour des raisons assez mystérieuses, tous les gens qui sont ici ont compris que, tantôt avec la douleur et tantôt avec le rire, ce qui avait survécu pendant les siècles était l’arme la meilleure que le monde puisse trouver contre ce qui était en train de le menacer. Telles sont, mon général, les raisons qui ont guidé les femmes et les hommes qui sont devant vous, je tenais à vous le dire en leur nom.

Discours du 18 avril 1964, inauguration de la maison de la culture de Bourges. Discours du 14 mai 1965, accueil général De Gaulle à la maison de la culture de Bourges.

Merleau-Ponty (Maurice)

Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait naturels et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme.

Texte donné au baccalauréat.

Merleau-Ponty (Maurice)

L’artiste est celui qui fixe et rend accessible aux plus humains des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir. Il n’y a donc pas d’art d’agrément. On peut fabriquer des objets qui ont plaisir en liant autrement des idées déjà prêtes et en présentant des formes déjà vues. L’artiste selon Balzac ou selon Cézanne ne se contente pas d’être un animal cultivé, il assume la culture depuis son début et la fonde à nouveau ; il parle comme le premier homme a parlé et peint comme si l’on n’avait jamais peint. L’expression ne peut alors être la traduction d’une pensée déjà claire, puisque les pensées claires sont celles qui ont déjà été dites en nous-mêmes ou par les autres. La conception ne peut pas précéder l’exécution . Avant l’expression, il n’y a qu’une fièvre vague et seule l’oeuvre faite et comprise prouvera qu’on devait trouver là quelque chose, plutôt que rien.

Texte donné au baccalauréat.

 

La culture dénature-t-elle l’homme ?
La culture nous unit-elle ?
Peut-on à bon droit parler d’un homme sans culture ?
Peut-on juger d’une culture d’après son degré de développement technique ?
En quoi une culture peut-elle être la mienne ?
La culture rend-elle meilleur ?
Peut-on juger objectivement la valeur d’une culture ?
La culture n’est-elle qu’une seconde nature ?
Des culture s différentes font-elles des humanités différentes ?
Qu’est-ce qu’un fait de culture ?
La culture est-elle la négation de la nature, ou son accomplissement ?
Peut-on juger une culture ?
Peut-on échapper à sa culture ?
La culture est-elle un simple ajout à la nature ?
Mon identité dépend-elle de ma culture ?
La culture libère-t-elle des préjugés ?
Le droit n’est-il que l’expression d’une culture particulière ?
La culture permet-elle d’échapper à la barbarie ?
Les hommes sont-ils seulement le produit de leur culture ?Sommes-nous prisonniers de notre culture ?La morale dépend-elle de la culture ?
La culture permet-elle d’échapper à la barbarie ?
Puis-je juger une culture à laquelle je n’appartiens pas ?
La culture est-elle une seconde nature?
La culture est-elle nécessairement libératrice ?
La culture rend-elle plus humain ?
La vérité est-elle relative à une culture ?
Une culture peut-elle être porteuse de valeurs universelles ?
Y a-t-il progrès dans la culture ?
La culture met-elle fin à la nature ?
Notre perception des choses est-elle affaire de culture ?
Puis-je juger la culture à laquelle j’appartiens ?
La diversité des culture s fait-elle obstacle à l’unité du genre humain ?
Peut-on sortir de sa culture ?
Les devoirs de l’homme varient-ils selon les cultures ?
La diversité des cultures sépare-t-elle les hommes ?
La culture nous rend-elle plus libres ?
La religion est-elle une production culturelle comme les autres ?

Habermas Jürgen, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », traduction et présentation par R. Rochlitz, in Cités, n° 13, 2003, p. 151-170.

France culture à propos de Marc Augé pour L’anthropologue et monde global (Armand Colin)