Texte 2 Freud (cours sur la famille)

Freud, Malaise dans la culture

IV.

Voilà une bien lourde tâche, devant elle, avouons-le, nous perdons courage. Je me bornerai donc à exposer ici le peu que j’ai pu entrevoir.

Lorsqu’il eut découvert qu’au moyen du travail, il avait entre ses mains – au sens propre – l’amélioration de son sort terrestre, l’homme primitif ne put désormais rester indifférent au fait que l’un de ses semblables travaillât avec ou contre lui. Ce sem­blable prit à ses yeux la valeur d’un collaborateur, et il devenait avantageux de vivre avec lui. Auparavant déjà, aux temps préhistoriques où l’être humain était proche du singe, il avait adopté la coutume de fonder des familles ; et les membres de sa famille furent vraisemblablement ses premiers auxiliaires. On peut supposer que la fondation de celle-ci coïncida avec une certaine évolution du besoin de satisfaction génitale, ce dernier ne se manifestant plus à la manière d’un hôte apparaissant soudain pour ensuite ne plus donner signe de vie de longtemps après son départ, mais comme un locataire qui s’installe à demeure chez l’individu. Par là fut donné au mâle un motif de garder chez lui la femelle ou, d’une façon plus générale, les objets sexuels ; les femelles, de leur côté, ne tenant pas à se séparer de leurs petits, durent dans l’intérêt de ces jeunes êtres dénués de tout secours rester auprès du mâle plus fort. Au sein de cette famille primitive il nous manque encore un trait essentiel à la civilisation, car l’arbitraire du chef et père était sans limite. J’ai tenté d’indiquer dans Totem et Tabou la voie qui conduisait de ce stade familial primitif au suivant, c’est-à-dire au stade où les frères s’allièrent entre eux. Par leur victoire sur le père, ceux-ci avaient fait l’expérience qu’une fédération peut être plus forte que l’individu isolé. La civilisation totémique est basée sur les restrictions qu’ils durent s’imposer pour maintenir ce nouvel état de choses. Les règles du Tabou constituèrent le premier code de « droit ». La vie en commun des humains avait donc pour fondement : premièrement la con­trainte au travail créée par la nécessité extérieure, et secondement la puissance de l’amour, ce dernier exigeant que ne fussent privés ni l’homme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette partie séparée d’elle-même qu’était l’enfant. Éros et Ananké sont ainsi devenus les parents de la civilisation humaine dont le premier succès fut qu’un plus grand nombre d’êtres purent rester et vivre en commun. Et comme deux puissances considérables conjuguaient là leur action, on aurait pu espérer que le développement ultérieur s’accomplît sans difficulté et conduisît à une maîtrise toujours plus parfaite du monde extérieur, ainsi qu’à un accroissement progressif du nombre des membres englobés dans la communauté. Il n’est pas facile de comprendre non plus comment cette même civilisation aurait pu faire autrement que de rendre heureux ses ressortissants.

Avant d’examiner d’où le mal peut venir, et pour combler une lacune laissée dans un précédent développement, revenons à cette notion de l’amour admis comme l’un des fondements de la civilisation. Nous avons signalé plus haut ce fait d’expérience que l’amour sexuel (génital) procure à l’être humain les plus fortes satisfactions de son existence et constitue pour lui à vrai dire le prototype de tout bonheur ; et nous avons dit que de là à rechercher également le bonheur de la vie dans le domaine des relations sexuelles et à placer l’érotique génitale au centre de cette vie, il aurait dû n’y avoir qu’un pas. Nous ajoutions qu’en s’engageant dans cette voie on se rendait ainsi, et de la manière la plus inquiétante, dépendant d’une partie du monde extérieur, à savoir de l’objet aimé, et que l’on était exposé à une douleur intense du fait de son dédain ou de sa perte s’il était infidèle ou venait à mourir. C’est pourquoi les sages de tous les temps ont déconseillé cette voie avec tant d’insistance ; mais en dépit de leurs efforts, elle n’a rien perdu de son attrait pour un grand nombre des enfants des hommes.

Il est réservé à une faible minorité d’entre eux, grâce à leur constitution, d’attein­dre tout de même au bonheur par la voie de l’amour, mais pour cela il est indispen­sable de faire subir à la fonction amoureuse de vastes modifications d’ordre psychi­que. Ces sujets se rendent indépendants de l’agrément de l’objet au moyen d’un dépla­ce­ment de valeur, c’est-à-dire en reportant sur leur propre amour l’accent primitive­ment attaché au fait d’être aimé ; ils se protègent contre la perte de la personne aimée en prenant pour objets de leur amour non plus des êtres déterminés mais tous les êtres humains en égale mesure ; ils évitent enfin les péripéties et les déceptions inhérentes à l’amour génital en se détournant de son but sexuel et en transformant les pulsions instinctives en un sentiment à « but inhibé ». La vie intérieure qu’ils se créent par ces moyens, cette manière tendre, égale et détendue de sentir, inaccessible aussi à toute influence, n’a plus beaucoup de ressemblance extérieure, bien qu’elle en procède pourtant, avec la vie amoureuse génitale, ses agitations et ses orages. Saint François d’Assise est peut-être celui qui est allé le plus loin dans cette voie, voie qui conduit à l’utilisation complète de l’amour aux fins du sentiment de bonheur intérieur. Si nous reconnaissons dans ce procédé l’une des techniques destinées à réaliser le principe du plaisir, d’autres l’ont très souvent rattaché à la religion ; car principe du plaisir et religion pourraient bien se rejoindre en ces régions lointaines où l’on néglige de différencier le Moi des objets, et ceux-ci les uns des autres. Une conception éthique, dont les motifs profonds nous deviendront bientôt évidents, voudrait voir dans cette disposition à l’amour universel pour l’humanité et le monde, l’attitude la plus élevée que l’être humain puisse adopter. Ici déjà, nous ne voudrions plus garder par-devers nous deux réserves capitales : en premier lieu, un amour qui ne fait pas de choix nous semble perdre une partie de sa propre valeur en tant qu’il se montre injuste envers son objet ; en second lieu, les êtres humains ne sont pas tous dignes d’être aimés.

Cet amour qui fonda la famille continue d’exercer son empire au sein de la civilisation aussi bien sous sa forme primitive, en tant que ne renonçant pas à la satisfaction sexuelle directe, que sous sa forme modifiée en tant que tendresse inhibée quant au but. Il perpétue sous ces deux formes sa fonction qui est d’unir les uns aux autres un plus grand nombre d’êtres humains et de les unir de façon plus énergique que ne réussit à le faire l’intérêt d’une communauté fondée sur le travail. L’impréci­sion avec laquelle le langage use du terme « amour » est justifiée du point de vue génétique. On nomme amour la relation entre l’homme et la femme qui en raison de leurs besoins sexuels ont fondé une famille, mais amour aussi les sentiments positifs existant au sein de la famille entre parents et enfants, entre frères et sœurs, bien que nous devions dépeindre ces dernières relations comme amour inhibé quant au but, soit comme tendresse. Mais à l’origine, cet amour inhibé était justement des plus sensuels et il l’est demeuré dans l’inconscient des hommes. Pleinement sensuel ou inhibé, et débordant le cadre de la famille, l’amour va s’emparer sous ses deux formes d’objets jusqu’ici étrangers, et établir avec eux de nouvelles liaisons : génital, il conduit à la formation de nouvelles familles ; inhibé quant au but, à des « amitiés » qui importent fort à la civilisation parce qu’elles échappent à maintes restrictions frappant le premier, par exemple à son exclusivité. Cependant, au cours de l’évolu­tion, le rapport entre l’amour et la civilisation cesse d’être univoque : le premier, d’une part, combat les intérêts de la seconde, laquelle, d’autre part, le menace de doulou­reuses limitations.

Cette hostilité réciproque semble inévitable ; mais il n’est pas facile d’en distin­guer d’emblée la raison profonde. Elle se manifeste tout d’abord sous forme d’un conflit entre la famille et la communauté plus vaste à laquelle appartient l’individu. Nous avons déjà constaté que l’un des principaux efforts de la civilisation tendait à agglomérer les humains en de grandes unités. Mais la famille ne veut pas lâcher l’individu. Ses membres seront d’autant plus souvent disposés à s’isoler de la société, il leur sera d’autant plus difficile d’entrer dans le grand cercle de la vie, que seront plus serrés les liens qui les unissent entre eux. Le mode de vie en commun le plus ancien au point de vue phylogénique, le seul régnant aussi pendant l’enfance de l’individu, résiste à se laisser « relever » par le mode civilisé plus tardivement acquis. Le détachement de la famille devient pour chaque adolescent une tâche, tâche que la société l’aide souvent à remplir au moyen des rites de puberté et d’initiation. On gagne l’impression qu’il s’agit là de difficultés inhérentes à tout développement psychique ; au fond, à tout développement organique également.

De plus, les femmes ne tardent pas à contrarier le courant civilisateur ; elles exer­cent une influence tendant à la ralentir et à l’endiguer. Et pourtant ce sont ces mêmes femmes qui, à l’origine, avaient établi la base de la civilisation grâce aux exigences de leur amour. Elles soutiendront les intérêts de la famille et de la vie sexuelle alors que l’œuvre civilisatrice, devenue de plus en plus l’affaire des hommes, imposera à ceux-ci des tâches toujours plus difficiles et les contraindra à sublimer leurs instincts, sublimation à laquelle les femmes sont peu aptes. Comme l’être humain ne dispose pas d’une quantité illimitée d’énergie psychique, il ne peut accom­plir ses tâches qu’au moyen d’une répartition opportune de sa libido. La part qu’il en destine à des objectifs culturels, c’est surtout aux femmes et à la vie sexuelle qu’il la soustrait ; le contact constant avec d’autres hommes, la dépendance où le tiennent les rapports avec eux, le dérobent à ses devoirs d’époux et de père. La femme, se voyant ainsi reléguée au second plan par les exigences de la civilisation, adopte envers celle-ci une attitude hostile.

La civilisation pour sa part ne tend évidemment pas moins à restreindre la vie sexuelle qu’à accroître la sphère culturelle. Dès sa première phase, la phase du toté­misme, ses statuts comportent l’interdiction du choix incestueux de l’objet, soit la mutilation la plus sanglante peut-être imposée au cours du temps à la vie amoureuse de l’être humain. De par les tabous, les lois et les mœurs, on établira de nouvelles restrictions frappant aussi bien les hommes que les femmes. Mais toutes les civilisa­tions ne vont pas aussi loin sur cette voie ; la structure économique de la société exerce également son influence sur la part de liberté sexuelle qui peut subsister. Nous savons bien que sur ce point la civilisation se plie aux nécessités économiques puisqu’elle doit soustraire à la sexualité, pour l’utiliser à ses fins, un fort appoint d’énergie psychique. Elle adopte là un comportement identique à celui d’une tribu ou d’une classe de population qui en exploite et en pille une autre après l’avoir soumise. La crainte de l’insurrection des opprimés incite à de plus fortes mesures de précaution. Notre civilisation européenne occidentale a atteint, comme elle nous le montre, un point culminant dans cette évolution. Mais si elle commence par interdire sévèrement toute manifestation de la sexualité infantile, ce premier acte est psycho­logiquement tout à fait justifié, car l’endiguement des brûlants désirs sexuels de l’adulte n’a aucune chance d’aboutir s’il n’a pas été amorcé pendant l’enfance par un travail préparatoire. Ce qui, en revanche, ne se justifie en aucune manière, c’est que la société civilisée soit allée jusqu’à nier ces phénomènes si frappants et si faciles à démontrer. Le choix d’un objet par un individu venu à maturité sexuelle sera limité au sexe opposé, la plupart des satisfactions extragénitales seront prohibées en tant que perversions. Toutes ces interdictions traduisent l’exigence d’une vie sexuelle identique pour tous ; cette exigence, en se mettant au-dessus des inégalités que présente la constitution sexuelle innée ou acquise des êtres humains, retranche à un nombre appréciable d’entre eux le plaisir érotique et devient ainsi la source d’une grave injustice. Le succès de ces mesures restrictives pourrait consister alors en ceci que l’intérêt sexuel tout entier, du moins chez les sujets normaux dont la constitution ne s’opposerait pas à pareille réaction, se précipitât sans subir de déperdition dans les « canaux » laissés ouverts. Mais la seule chose demeurée libre et échappant à cette proscription, c’est-à-dire l’amour hétérosexuel et génital, tombe sous le coup de nouvelles limitations imposées par la légitimité et la monogamie. La civilisation d’aujourd’hui donne clairement à entendre qu’elle admet les relations sexuelles à l’unique condition qu’elles aient pour base l’union indissoluble, et contractée une fois pour toutes, d’un homme et d’une femme ; qu’elle ne tolère pas la sexualité en tant que source autonome de plaisir et n’est disposée a l’admettre qu’à titre d’agent de multiplication que rien jusqu’ici n’a pu remplacer.

C’est là naturellement aller à l’extrême. Chacun sait que ce plan s’est révélé irréa­lisable, fût-ce pour une courte durée. Seuls les débiles ont pu s’accommoder d’une si large emprise sur leur liberté sexuelle ; quant aux natures plus fortes, elles ne s’y sont prêtées que sous la condition de l’octroi d’une compensation dont il sera question plus loin. La société civilisée s’est vue obligée de fermer les yeux sur maintes dérogations que, fidèle à ses statuts, elle aurait dû poursuivre. D’autre part, évitons de verser dans l’erreur contraire en admettant qu’une telle attitude de la part d’une civilisation soit com­plètement inoffensive puisqu’elle ne remplit pas toutes ses intentions. La vie sexuelle de l’être civilisé est malgré tout gravement lésée ; elle donne parfois l’im­pres­sion d’une fonction à l’état d’involution, comme paraissent l’être en tant qu’orga­nes nos dents et nos cheveux. On est vraisemblablement en droit d’admettre qu’elle a sensiblement diminué d’importance en tant que source de bonheur, en tant par conséquent que réalisation de notre objectif vital . On croit parfois discerner que la pression civilisatrice ne serait pas seule en cause ; de par sa nature même, la fonction sexuelle se refuserait quant à elle à nous accorder pleine satisfaction et nous contrain­drait à suivre d’autres voies. Peut-être est-ce là une erreur ? Il est difficile de se prononcer.