L’art comme expérience

« (…) toute activité débouche sur une œuvre si elle est ordonnée à la réalisation d’un résultat matériel déterminé, alors qu’elle reste une tâche si les activités sont coûteuses et ne sont ressenties que comme de simples moyens pour obtenir un résultat. Le produit de l’activité artistique est appelé, de façon significative, œuvre d’art. La théorie ludique de l’art a ceci de valide qu’elle met l’accent sur l’absence d’entraves qui caractérise l’expérience esthétique, ce qui est tout autre chose que son affirmation d’une activité objectivement dépourvue de règles. Son erreur réside dans sa résistance à admettre que l’expérience esthétique inclut la reconstruction déterminée de matériaux objectifs ; reconstruction qui est de mise tout autant dans les arts de la danse et du chant que dans les arts plastiques. Ainsi, la danse inclut un traitement du corps et de ses mouvements qui vaut transformation de leur état « naturel ». L’artiste s’adonne à des activités qui ont une référence objective bien définie, et un impact sur le matériau qui est de nature à le convertir en un médium d’expression. Le jeu s’identifie tout autant à une attitude d’émancipation de la tutelle imposée par une nécessité externe qu’il se distingue d’une tâche ; mais il se transforme en œuvre quand l’activité est ordonnée à la production d’un résultat objectif. Personne n’a jamais vu un enfant se livrer à son jeu sans qu’il s’implique consciemment dans un mélange parfait d’enjouement et de sérieux. La portée philosophique de la théorie ludique est à chercher dans son opposition entre liberté et nécessité, entre spontanéité et ordre. (…) Elle a pour prémisse sous-jacente l’idée que l’expérience esthétique est une délivrance et un affranchissement de la pression exercée par la « réalité ». On suppose ainsi qu’il n’y a liberté que quand l’activité personnelle est libre de tout contrôle par des facteurs objectifs. L’existence même de l’œuvre d’art est la preuve qu’il n’y a pas d’opposition de ce genre entre la spontanéité du soi et l’ordre et la loi objectifs. Avec l’art, l’attitude enjouée devient intérêt pour la transformation du matériau au service du projet d’une expérience en développement. Le désir et le besoin ne parviennent à leur satisfaction que par le truchement d’un matériau objectif, et ainsi l’enjouement est également intérêt envers un objet.
Une des formes de la théorie ludique de l’art attribue le jeu à la présence dans l’organisme d’un surplus d’énergie en demande d’exutoire. Mais cette idée fait l’impasse sur une question à laquelle il faut répondre. Comment mesurer ce supplément d’énergie ? Par rapport à quoi y a-t-il supplément ? La théorie ludique suppose qu’il y a de l’énergie en trop par rapport à des activités qui sont nécessaires en vertu d’exigences de l’environnement qui peuvent être résolues de manière pratique. Mais les enfants n’ont pas conscience d’une opposition entre jeu et tâche obligée. L’idée de ce contraste est un produit de la vie adulte, au cours de laquelle certaines activités sont récréatives et amusantes parce qu’elles échappent au travail, lequel est contaminé par la notion de pénibilité. La spontanéité de l’art n’est pas la contradictoire de quoi que ce soit, mais dénote une complète absorption dans un développement réglé. Cette absorption est caractéristique de l’expérience esthétique ; mais elle est un idéal pour toute expérience, et cet idéal se réalise dans l’activité du chercheur scientifique et de tout professionnel, dès lors que les désirs et les urgences du soi sont entièrement engagés dans ce qui est objectivement donné.
Le contraste entre activité libre et activité contrainte du dehors est un fait empirique. Mais il est en grande partie le produit de conditions sociales ; il est quelque chose, autant qu’il est possible, à éliminer, et non à ériger en une différence à partir de quoi définir l’art. Il y a place dans l’expérience pour la farce et le divertissement ; « un brin d’absurdité de temps en temps plaît aux meilleurs des hommes ». Même en dehors du comique, les œuvres d’art souvent divertissent. Mais il n’y a pas là de raison suffisante pour définir l’art en termes de divertissement. Cette conception s’enracine dans la thèse d’un antagonisme intrinsèque et invétéré entre l’individu et le monde (moyennant lequel un individu vit et se développe) et dans l’idée que la liberté n’est accessible qu’au prix d’une évasion.
Il est vrai qu’il existe suffisamment de conflits entre les besoins et désirs du soi et les conditions du monde pour que l’on concède une certaine pertinence à la théorie de l’évasion. Spencer disait de la poésie qu’« elle est un asile de fraîcheur en retrait des souffrances et des frustrations du monde tel qu’il va ». La question ne porte pas sur ce trait, qui est vrai de tous les arts, mais sur la manière dont l’art est porteur de libération et d’affranchissement. Ce qui se joue ici est de savoir si la libération relève de la narcose ou du transport dans un règne radicalement différent, ou bien si elle opère en rendant manifeste ce que l’existence réelle devient réellement quand ses possibles sont pleinement exprimés. Le fait que l’art soit production et que la production n’émerge qu’au travers d’un matériau objectif qu’il faut exploiter et mettre en ordre dans la ligne de ses propres possibilités, ce fait paraît militer en faveur de la dernière hypothèse. Comme le disait Goethe : « Bien avant d’être beau, l’art est formateur. « Car l’homme recèle en lui une nature formatrice qui se déploie en action dès lors que son existence est assurée… Quand l’activité formatrice opère sur ce qui l’entoure à partir d’un sentiment unique, individuel et indépendant, alors, insouciante et ignorante de tout ce qui lui est étranger, qu’elle émane d’une rusticité grossière ou d’une sensibilité cultivée, elle forme une totalité vivante. » Libre au regard du soi, l’activité est ordonnée et disciplinée au regard du matériau objectif sujet à la transformation. « 
John Dewey, L’art comme expérience (1934), Folio, 2010, pp. 451-454