« On meurt » textes choisis

La vie publique où prend place l’être-en-compagnie quotidien connaît la mort comme une rencontre qui se produit constamment, comme « cas de mort ». Un tel, qu’il soit proche ou lointain, « meurt ». Des inconnus « meurent » chaque jour à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un événement bien connu qui se produit dans le monde. En tant que telle, elle se maintient dans l’insurprenance qui caractérise ce qui se rencontre quotidiennement. Le on s’est déjà assuré aussi pour cet événement d’une explication. Les propos tenus à son sujet, qu’ils soient clairement exprimés ou le plus souvent restreints à de « fugitives » allusions, reviennent à dire : on finit bien un jour par mourir mais pour le moment nous-on demeure à l’abri.
L’analyse du mot « on meurt » révèle sans équivoque le genre d’être de l’être quotidien vers la mort. Celle-ci est entendue dans des propos de ce genre comme quelque chose de vague qui doit avant tout débarquer de quelque part mais dans l’immédiat n’est pas encore là-devant pour un individu donné et n’a donc rien de menaçant. Le « on meurt » répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explication publique du Dasein dit : « on meurt » parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est Personne. Le « trépas » est ramené au niveau d’un événement qui frappe sans doute le Dasein mais ne concerne spécialement personne.
S’il est un cas où l’équivoque est consubstantielle au on-dit, c’est bien dans cette façon de parler de la mort. Le trépas qui, sans délégation possible, est essentiellement à moi, est reconverti en un événement se produisant publiquement qui rencontre le on. La façon d’en parler qui a ce caractère parle de la mort comme d’un « cas » se produisant constamment. Elle le fait passer pour quelque chose de toujours déjà « réel » et en voile le caractère de possibilité ; elle voile donc par là même les moments qui en font partie et la rendent sans relation et indépassable. Grâce à ce genre d’équivoque, le Dasein s’expose à se perdre dans le on par rapport à un pouvoir-être insigne appartenant au soi-même le plus propre. Le on donne le droit de se dissimuler l’être vers la mort en ce qu’il a de plus propre ; et il augmente la tentation de se le dissimuler. HEIDEGGER
Etre et Temps, Gallimard, pp 307-308

 

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.

Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent : princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions.
Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts ; mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence ; et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe (1), et, de malheur en malheur, nous mène jusqu’à la mort .

PASCAL, Pensées

(1) piper : tromper

 

Dans la foule des vieillards, j’ai envie d’en attraper un et de lui dire : « Nous te voyons arrivé au terme de la vie humaine ; cent ans ou davantage pèsent sur toi. Eh bien ! reviens sur ta vie pour en faire le bilan ; dis-nous quelle durée en a été soustraite par un créancier, par une maîtresse, par un roi, par un client, combien de temps t’ont pris les querelles de ménage, les réprimandes aux esclaves, les complaisances qui t’ont fait courir aux quatre coins de la ville. Ajoute les maladies dont nous sommes responsables ; ajoute encore le temps passé à ne rien faire ; tu verras que tu as bien moins d’années que tu n’en comptes. Remémore-toi combien de fois tu as été ferme dans tes desseins, combien de journées se sont passées comme tu l’avais décidé ; quand tu as disposé de toi-même, quand tu as eu le visage sans passion et l’âme sans crainte, ce qui a été ton oeuvre dans une existence si longue, combien de gens se sont arraché ta vie, sans que tu t’aperçoives de ce que tu perdais ; combien, de ta vie t’ont dérobé une douleur futile, une joie sotte, un désir aveugle, un entretien flatteur, combien peu t’est resté de ce qui est tien : et tu comprendras que tu meurs prématurément. » Quelles en sont les causes ? Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre ; jamais vous ne pensez à votre fragilité. Vous ne remarquez pas combien de temps est déjà passé, vous le perdez comme s’il venait d’une source pleine et abondante, alors pourtant que ce jour même, dont vous faites cadeau à un autre, homme ou chose, est votre dernier jour. C’est en mort els que vous possédez tout, c’est en immort els que vous désirez tout.

SENEQUE, De la Brièveté de la vie

 

Quand on dit de chaque être vivant qu’il vit et qu’il reste le même – par exemple, on dit qu’il reste le même de l’enfance à la vieillesse -, cet être en vérité n’a jamais en lui les mêmes choses. Même si l’on dit qu’il reste le même, il ne cesse pourtant, tout en subissant certaines pertes, de devenir nouveau, par ses cheveux, par sa chair, par ses os, par son sang, c’est-à-dire par tout son corps.

Et cela est vrai non seulement de son corps, mais aussi de son âme. Dispositions, caractères, opinions, désirs, plaisirs, chagrins, craintes, aucune de ces choses n’est jamais identique en chacun de nous ; bien au contraire, il en est qui naissent, alors que d’autres meurent. C’est en effet de cette façon que se trouve assurée la sauvegarde de tout ce qui est mort el ; non pas parce cet être reste toujours exactement le même à l’instar de ce qui est divin, mais parce que ce qui s’en va et qui vieillit laisse place à un être nouveau, qui ressemble à ce qu’il était. Voilà par quel moyen, Socrate, ce qui est mort el participe de l’immort alité, tant le corps que tout le reste.

PLATON, Le Banquet

 

Celui qui renonce à sa liberté et l’échange pour de l’argent agit contre l’humanité. La vie elle-même ne doit être tenue en haute estime que pour autant qu’elle nous permet de vivre comme des hommes, c’est-à-dire non pas en recherchant tous les plaisirs, mais de façon à ne pas déshonorer notre humanité. Nous devons dans notre vie être dignes de notre humanité : tout ce qui nous en rend indignes nous rend incapables de tout et suspend l’homme en nous. Quiconque offre son corps à la malice d’autrui pour en retirer un profit – par exemple en se laissant rouer de coups en échange de quelques bières – renonce du même coup à sa personne, et celui qui le paie pour cela agit de façon aussi méprisable que lui. D’aucune façon ne pouvons-nous, sans sacrifier notre personne, nous abandonner à autrui pour satisfaire son inclination, quand bien même nous pourrions par là sauver de la mort nos parents et nos amis. On peut encore moins le faire pour de l’argent. Si c’est pour satisfaire ses propres inclinations qu’on agit ainsi, cela est peut-être naturel mais n’en contredit pas moins la vertu et la moralité ; si c’est pour l’argent ou pour quelque autre but, on consent alors à se laisser utiliser comme une chose malgré le fait qu’on soit une personne, et on rejette ainsi la valeur de l’humanité.

KANT

 

La persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à l’appétit sensuel et qu’ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreins à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La moralité donc et la religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la force d’âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, c’est-à-dire de la moralité et de la religion, et ce n’est pas seulement cet espoir, c’est aussi et principalement la crainte d’être punis d’affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n’avaient pas cet espoir et cette crainte, s’ils croyaient au contraire que les âmes périssent avec le corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la moralité, n’ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion (1) et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu’un, parce qu’il ne croit pas pouvoir nourrir son corps de bons aliments dans l’éternité, aimait mieux se saturer de poisons et de substances mortifères, ou parce qu’on croit que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, on aimait mieux être dément et vivre sans raison ; absurdités telles qu’elles méritent à peine d’être relevées.

SPINOZA

 

es hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands (1), ni courtisans, ni niches ; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce, enfin, tous sont condamnés à la mort . Voilà ce qui est vraiment de l’homme ; voilà de quoi nul mort el n’est exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux de l’humanité. A seize ans l’adolescent sait ce que c’est que souffrir ; car il a souffert lui-même ; mais à peine sait-il que d’autres êtres souffrent aussi, le voir sans le sentir n’est pas le savoir, et, comme je l’ai dit cent fois, l’enfant n’imaginant point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les siens : mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de l’imagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes et à souffrir de leurs douleurs. C’est alors que le triste tableau de l’humanité souffrante doit porter à son coeur le premier attendrissement qu’il ait jamais éprouvé.

ROUSSEAU

(1) grands : nobles

Ce qui fait la vie brève et tourmentée, c’est l’oubli du passé, la négligence du présent, la crainte de l’avenir ; arrivés à l’extrémité de leur existence, les malheureux comprennent trop tard qu’ils se sont, tout ce temps, affairés à ne rien faire. Et il ne faut pas croire qu’on puisse prouver qu’ils ont une vie longue par cette raison qu’ils invoquent parfois la mort . Leur imprudence les agite de passions incertaines qui les jettent sur les objets mêmes de leurs craintes ; et souvent ils souhaitent la mort parce qu’ils la craignent. Ne crois pas non plus prouver qu’ils vivent longtemps parce que souvent la journée leur paraît longue, et que, jusqu’au moment fixé pour le repas, ils se plaignent de la lenteur des heures. Car chaque fois que leurs occupations les abandonnent, ils sont inquiets qu’on les laisse en repos ; et ils ne savent pas comment disposer de ces moments pour tuer le temps. C’est pourquoi ils recherchent une occupation ; et tout le temps qui les en sépare leur est pesant : à tel point, ma parole ! que, lorsqu’on a fixé le jour d’une représentation de gladiateurs, ou qu’on attend l’organisation d’un spectacle ou de quelque autre plaisir, ils veulent sauter par-dessus les jours intermédiaires. Tout retard à leur attente est long pour eux. Quant à ce temps qu’ils aiment, il est bref et rapide, et leur folie le rend bien plus rapide encore ; car ils passent vite d’une chose à une autre, et ils ne peuvent s’arrêter à une passion unique. Pour eux les jours ne sont pas longs, ils sont insupportables.

Sénèque, De la Brièveté de la vie (49 ap. J.-C.)

 

XVI. Quand tu vois quelqu’un qui pleure, soit parce qu’il est en deuil, soit parce que son fils est au loin, soit parce qu’il a perdu ses biens, prends garde que ton imagination ne t’emporte et ne te séduise en te persuadant que cet homme est effectivement malheureux à cause de ces choses extérieures; mais fais en toi-même cette distinction, que ce qui l’afflige, ce n’est point l’accident qui lui est arrivé, car un autre n’en est point ému, mais l’opinion qu’il en a. Si pourtant c’est nécessaire, ne refuse point de pleurer avec lui et de compatir à sa douleur par tes discours; mais prends garde que ta compassion ne passe au dedans et que tu ne sois affligé véritablement. Manuel (publié par Arrien au IIe siècle), Maximes III, V, XVI, XX et XLIII, Traduction André Dacier.

 

La pensée de la mort. — J’éprouve une joie mélan­colique à vivre au milieu de cette confusion de ruelles, de besoins et de voix : combien de jouissances, d’impatien­ces, de désir, combien de soif de la vie et d’ivresse de la vie, viennent ici au jour à chaque moment ! Et bientôt cependant le silence se fera sur tous ces gens bruyants, vivants et joyeux de vivre ! Derrière chacun, se dresse son ombre, obscure compagnon de route ! Il en est toujours comme du dernier moment avant le départ d’un bateau d’émigrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l’océan et son vide silence attendent impatiemment derrière tout ce bruit, — si avides, si certains de leur proie ! Et tous, tous s’imaginent que le passé n’est rien ou que le passé n’est que peu de chose et que l’avenir prochain est tout : de là cette hâte, ces cris, ce besoin de s’assourdir et de s’exploiter ! Chacun veut être le premier dans cet avenir, — et pourtant la mort et le silence de la mort sont les seules certitudes qu’ils aient tous en commun ! Comme il est étrange que cette seule certitude, cette seule communion soit presque impuissante à agir sur les hommes et qu’ils soient si loin de sentir cette fraternité de la mort ! Je suis heureux de constater que les hommes se refusent absolument à concevoir l’idée de la mort et j’aimerais bien contribuer à leur rendre encore cent fois plus digne d’être pensée l’idée de la vie. NIETZSCHE § 278, le Gai savoir