Qu’est-ce que philosopher ? Textes

AU TRES PROFOND PHILOSOPHE B. DE SPINOZA
Hugo Boxel
Docteur en droit.

Monsieur,

Je vous écris parce que j’ai le désir de connaître votre pensée sur les apparitions, les spectres et les revenants. Croyez-vous qu’ils existent ? Combien de temps dure leur existence à votre avis ? Car les uns les croient immortels et les autres mortels. Dans mon hésitation, je voudrais connaître votre pensée. Une chose est certaine : les Anciens y ont cru. Les théologiens et les philosophes modernes admettent jusqu’à présent l’existence de pareilles créatures, bien qu’ils ne soient pas d’accord sur leur essence. Les uns les croient constitués d’une matière très subtile, les autres prétendent que ce sont des êtres spirituels. Mais peut-être (comme j’ai commencé à le dire) sommes-nous entièrement en désaccord puisque je ne sais pas si vous admettez l’existence de tels êtres. Vous n’êtes pas sans savoir cependant qu’on trouve dans l’Antiquité tant d’exemples, tant de récits, qu’il serait vraiment difficile de les nier ou d’en douter. Certes, si vous accordez l’existence des revenants, vous ne croyez cependant pas comme les défenseurs de la religion romaine que ce sont les âmes des morts. Je m’arrête là et j’attends votre réponse. Je ne dirai rien de la guerre ni des bruits qui circulent, ce sont choses de notre temps.

Gorkum, le 14 septembre 1674.

Hugo Boxel


AU TRES ILLUSTRE ET TRES SAGE HUGO BOXEL
Baruch de Spinoza

Monsieur,

J’userai d’un moyen terme et vous demanderai de choisir, parmi tous ces récits de spectres que vous m’avez lus, un au moins qui ne laisse pas de place au doute et montre très clairement que les spectres existent. Je dois vous avouer que je n’ai jamais connu d’auteur digne de foi pour en prouver clairement l’existence et jusqu’ici, j’ignore ce qu’ils sont, personne n’ayant jamais pu me le dire. Il est pourtant certain que nous devrions savoir ce qu’est une chose que l’expérience nous montre si clairement. S’il n’en est pas ainsi, il semble qu’il soit bien difficile d’admettre que l’existence des spectres soit prouvée par quelque récit. Ce qui paraît prouvé, c’est l’existence d’une chose dont personne ne sait ce qu’elle est. (…) Avant de finir, je voudrais vous faire cette seule remarque : le désir qu’éprouvent les hommes à raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu’elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits de fantômes et de spectres; la raison première en est, je crois, que, faute de temoins autres que les narrateurs mêmes, on peut inventer à volonté, ajouter ou supprimer des circonstances selon son bon plaisir sans avoir à craindre de contradicteurs. (…) Je m’en tiendrai là jusqu’à ce que je sache sur quelles histoires vous appuyez votre conviction pour ne pouvoir douter.

Baruch de Spinoza

Dans les sciences, en effet, il n’y a peut-être pas une question, sur laquelle les savants n’aient été souvent en désaccord. Or, chaque fois que sur le même sujet deux d’entre eux sont d’un avis différent, il est certain que l’un des deux au moins se trompe ; et même aucun d’eux, semble-t-il, ne possède la science : car, si les raisons de l’un étaient certaines et évidentes, il pourrait les exposer à l’autre de telle manière qu’il finirait par le convaincre à son tour. Nous voyons donc que, sur tout ce qui ne donne lieu qu’à des opinions probables, il est impossible d’acquérir une connaissance parfaite, parce que nous ne pouvons sans présomption espérer de nous-mêmes plus que les autres n’ont fait, en sorte que, si notre raisonnement est juste, il ne reste de toutes les sciences déjà connues que l’arithmétique et la géométrie, auxquelles l’observation de cette règle nous ramène. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit Traduction du latin par Georges Le Roy

Texte supplémentaire :

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.

Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. »

BACHELARD, La Formation de l’Esprit Scientifique (1938), I, §1, p.14