Apologie de Socrate, Platon « Qui est le plus sage ? »

En 399 avant J.-C. Socrate est condamné à mort. Son disciple Platon relate les faits de l’accusation dans le dialogue intitulé « apologie de Socrate. » Mais c’est surtout sa défense qu’il entreprend en mettant en scène Socrate le jour de son procès. Ce dernier n’a aucun souci personnel ni désir de gloire, ce qui  l’intéresse n’est pas l’étroitesse de sa personne mais le bien commun. Toute sa vie, il s’est interrogé avec modestie sur les vertus d’un citoyen sans ne jamais prétendre lui-même en posséder aucune. Ainsi, la vertu morale, pas plus que la science n’est une possession ; c’est plutôt une recherche,  une quête comme il l’indique lui-même de manière métaphorique en enquêtant sur ce que l’on nomme SAGESSE (sophia). Contre la prétention des sophistes, des savants ou des hommes politiques, Socrate oppose sa modestie de son ignorance véritable. Ce qui s’oppose aux savoirs faux ou aux faux savoirs (illusions) c’est l’ignorance. Contre toute prétention, Socrate cherche le vrai, le désire : c’est la démarche même de la philosophie.

[21b] Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c’est uniquement pour vous faire voir d’où viennent les bruits qu’on a fait courir contre moi.

Quand je sus la réponse de l’oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande; Que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l’oracle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour

[21c] connaître l’intention du dieu. J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville; et j’espérais que là, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n’ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c’était un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne l’était point. Après cette découverte, je m’efforçai de lui faire voir qu’il n’était nullement ce qu’il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux

[21d]  à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l’eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette différence que lui , il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien; et que moi, si je me sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir

[21e]  ce que je ne sais point. De là, j’allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier; je trouvai la même chose, et je-me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point; je sentais bien quelles haines j’assemblais sur moi; j’en étais affligé, effrayé même: Malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux

[22a]  qui avaient le plus de réputation; et je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que voici le résultat que me laissèrent mes recherches: Ceux qu’on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n’avait aucune opinion, je les trouvai  beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j’entrepris. Pour m’assurer de la vérité de l’oracle. Après les politiques, je m’adressai

[22b] aux poètes tant à ceux qui font des tragédies, qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse là sur le fait mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, désirant m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n’y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui, dirige le poète, mais une sorte d’inspiration naturelle,

[22c] un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre, à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans Je même cas, et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j’étais au-dessus d’eux, par le même endroit qui m’avait mis au-dessus des politiques.

[22d]  Des poètes, je passai aux artisans. J’avais la con-science de n’entendre rien aux arts, et j’étais bien persuadé que les artisans possédaient mille secrets admirables, en quoi je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais ; et en cela ils étaient beaucoup plus habiles que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans les mêmes défauts que les poètes; il n’y en avait pas un qui, parce qu’il excellait, dans son art, ne crut très-bien savoir les choses les plus importantes, et cette folle présomption

[22e] gâtait leur habileté; de sorte que, me mettant à la place de l’oracle, et me demandant à moi-même lequel j’aimerais mieux ou d’être tel que je suis, sans leur habileté et aussi sans leur ignorance; ou d’avoir leurs avantages avec leurs défauts; je me répondis à moi-même et à l’oracle : J’aime mieux être comme je suis. Ce sont ces recherchés, Athéniens, qui ont excité contre [23a]  moi tant d’inimitiés dangereuses; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte, et ma réputation de sage; car tous ceux qui m’entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles je démasque l’ignorance des autres.

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