Textes folie, corps

Texte : La Mettrie, L’homme-machine

« Entrons dans quelque détail de ces ressorts de la machine humaine. Tous les mouvements vitaux, animaux, naturels, et automatiques se font par leur action. N’est-ce pas machinalement que le corps se retire, frappé de terreur à l’aspect d’un précipice inattendu ? que les paupières se baissent à la menace d’un coup, comme on l’a dit ? que la pupille s’étrécit au grand jour pour conserver la rétine, et s’élargit pour voir les objets dans l’obscurité ? N’est-ce pas machinalement que les pores de la peau se ferment en hiver, pour que le froid ne pénètre pas l’intérieur des vaisseaux ? que l’estomac se soulève, irrité par le poison, par une certaine quantité d’opium, par tous les émétiques, etc. ? que le coeur, les artères, les muscles se contractent pendant le sommeil, comme pendant la veille ? que le poumon fait l’office d’un soufflet continuellement exercé ? N’est-ce pas machinalement qu’agissent tous les sphincters de la vessie, du rectum etc. ? que le coeur a une contraction plus forte que tout autre muscle ? que les muscles érecteurs font dresser la verge dans l’homme, comme dans les animaux qui s’en battent le ventre ; et même dans l’enfant, capable d’érection, pour peu que cette partie soit irritée ? Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu’il est un ressort singulier dans ce membre, encore peu connu, et qui produit des effets qu’on n’a point encore bien expliqués, malgré toutes les lumières de l’anatomie. Je ne m’étendrai pas davantage sur tous ces petits ressorts subalternes connus de tout le monde. Mais il en est un autre plus subtil, et plus merveilleux, qui les anime tous ; il est la source de tous nos sentiments, de tous nos plaisirs, de toutes nos passions, de toutes nos pensées ; car le cerveau a ses muscles pour penser, comme les jambes pour marcher. Je veux parler de ce principe incitant, et impétueux, qu’Hippocrate appelle (l’âme). Ce principe existe, et il a son siège dans le cerveau à l’origine des nerfs, par lesquels il exerce son empire sur tout le reste du corps. Par là s’explique tout ce qui peut s’expliquer, jusqu’aux effets surprenants des maladies de l’imagination. »

 

Texte : Auguste Comte

« Sans doute, quand on envisage l’ensemble complet des travaux de tout genre de l’espèce humaine, on doit concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout à fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c’est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d’introduire, parmi les circonstances déterminées sous l’influence desquelles s’accomplissent les divers phénomènes, quelques éléments modificateurs, qui, quelque faibles qu’ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l’ensemble des causes extérieures. En résumé, science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action : telle est la formule très simple qui exprime, d’une manière exacte, la relation générale de la science et de l’art, en prenant ces deux expressions dans leur acception totale. Mais, malgré l’importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c’est à quoi malheureusement on n’est que trop enclin de nos jours. Quels que soient les immenses services rendus à l’’industrie par les théories scientifiques, quoique, suivant l’énergique expression de Bacon, la puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu’éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. »

Texte : Claude Bernard, Chapitre 3 de L’introduction à l’étude de la médecine

expérimentale (« De la vivisection »)

« Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu’on a ce droit d’une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu’on reconnût que l’homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu’on lui défendît de s’en servir pour s’instruire dans une des sciences les plus utiles à l’humanité. Il n’y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l’on ne peut le sauver de la mort des êtres vivants qu’après en avoir sacrifié d’autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d’expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n’admets pas qu’il soit moral d’essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu’on les ait préalablement expérimentés sur des chiens ; car je prouverai plus loin que tout ce que l’on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l’homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s’il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu’elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme. Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu’ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu’ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques ? Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d’en jamais froisser aucun. Je les explique très bien, et c’est pour cela qu’ils ne m’arrêtent pas. Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l’influence de certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent pas se rendre compte de la nécessité des expériences et des vivisections pour constituer la science biologique. Je comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans cette introduction que, dans la science, c’est l’idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu’est-ce qui les distingue, si ce n’est l’idée qui dirige leur bras ? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants. Qu’est-ce qui les distingue encore, si ce n’est l’idée ? Je n’essayerai donc pas, à l’exemple de Le Gallois, de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science ; la différence des idées explique tout. Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant, c’est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit : il n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir. »

Hegel, Précis de l’enseignement des sciences philosophiques, §§430-436

« Une conscience de soi pour une autre conscience de soi est tout d’abord immédiate comme autre chose pour une autre chose. Je me vois en lui moi-même immédiatement comme Moi, mais j’y vois aussi un autre objet étant là (daseiendes) immédiatement, en tant que Moi absolument indépendant en face de moi. La mise de côté de l’individualité de la conscience de soi a été la première ; par là elle n’a été déterminée que comme particulière. – Cette contradiction lui inspire le désir de se montrer comme soi libre et d’être présente pour l’autre comme tel, -c’est le processus de la reconnaissance des moi.(…)

La conscience générale de soi est l’affirmative connaissance de soi-même dans l’autre moi ; et chacun d’eux, comme individualité libre, a une autonomie absolue ; mais grâce à la négation de son immédiateté ou de son désir, l’un ne se distingue pas de l’autre, ils sont universels et objectifs, et possèdent la réelle généralité, comme réciprocité, de telle sorte que chacun se sait reconnu dans l’autre moi libre et qu’il le sait à condition de reconnaître l’autre moi et de le savoir libre. »

Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique

« A mesure que le positivisme s’impose à la médecine et à la psychiatrie singulièrement, cette pratique devient plus obscure, le pouvoir du psychiatre plus miraculeux, et le couple médecin-malade s’enfonce davantage dans un monde étrange. Aux yeux du malade, le médecin devient thaumaturge ; l’autorité qu’il empruntait à l’ordre, à la morale, à la famille, il semble la détenir maintenant de lui-même ; c’est en tant qu’il est médecin qu’on le croit chargé de ces pouvoirs, et tandis que Pinel, avec Tuke, soulignait bien que son action morale n’était pas nécessairement liée à une compétence scientifique, on croira, et le malade le premier, que c’est dans l’ésotérisme de son savoir, dans quelque secret, presque démoniaque, de la connaissance, qu’il a trouvé le pouvoir de dénouer les aliénations ; et de plus en plus le malade acceptera cet abandon entre les mains d’un médecin à la fois divin et satanique, hors de mesure humaine en tout cas ; de plus en plus il s’aliénera en lui, acceptant d’un bloc et à l’avance tous ses prestiges, se soumettant d’entrée de jeu à une volonté qu’il éprouve comme magique, et à une science qu’il suppose prescience et divination, devenant ainsi au bout du compte le corrélatif idéal et parfait de ces pouvoirs qu’il projette sur le médecin, pur objet sans autre résistance que son inertie, tout prêt à être précisément cette hystérique dans laquelle Charcot exaltait la merveilleuse puissance du médecin. Si on voulait analyser les structures profondes de l’objectivité dans la connaissance et dans la pratique psychiatrique au XIXe siècle, de Pinel à Freud, il faudrait justement montrer que cette objectivité est dès l’origine une chosification d’ordre magique, qui n’a pu s’accomplir qu’avec la complicité du malade lui-même et à partir d’une pratique morale transparente et claire au départ, mais peu à peu oubliée à mesure que le positivisme imposait ses mythes de l’objectivité scientifique. » (Gallimard, coll.Tel, p. 528)

Texte : Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, p.58 Tel Gallimard

« La Non-Raison du XVIe siècle formait une sorte de péril ouvert dont les menaces pouvaient toujours, en droit du moins, compromettre les rapports de la subjectivité et de la vérité. Le cheminement du doute cartésien(qui aboutit à l’idée que moi qui pense, je ne peux être fou) semble témoigner qu’au XVIIe le danger se trouve conjuré et que la folie est placée hors du domaine d’appartenance où le sujet détient des droits à la vérité : ce domaine qui, pour la pensée classique, est la raison elle-même. Désormais la folie est exilée. Si l’homme peut toujours être fou, la pensée, comme exercice de la souveraineté d’un sujet qui se met en devoir de percevoir le vrai, ne peut pas être insensée. »

Freud, Cinq leçons de psychanalyse, Première leçon, 1909

« Nous pouvons grosso modo résumer tout ce qui précède dans la formule suivante : les hystériques souffrent de réminiscences. Leurs symptômes sont les résidus et les symboles de certains événements (traumatiques). Symboles commémoratifs, à vrai dire. Une comparaison nous fera saisir ce qu’il faut entendre par là. Les monuments dont nous ornons nos grandes villes sont des symboles commémoratifs du même genre. Ainsi, à Londres, vous trouverez, devant une des plus grandes gares de la ville, une colonne gothique richement décorée : Charing Cross. Au XIIIe siècle, un des vieux rois Plantagenet qui faisait transporter à Westminster le corps de la reine Éléonore, éleva des croix gothiques à chacune des stations où le cercueil fut posé à terre. Charing Cross est le dernier des monuments qui devaient conserver le souvenir de cette marche funèbre. A une autre place de la ville, non loin du London Bridge, vous remarquerez une colonne moderne très haute que l’on appelle « The monument ». Elle doit rappeler le souvenir du grand incendie qui, en 1666, éclata tout près de là et détruisit une grande partie de la ville. Ces monuments sont des « symboles commémoratifs » comme les symptômes hystériques. La comparaison est donc soutenable jusque-là. Mais que diriez-vous d’un habitant de Londres qui, aujourd’hui encore, s’arrêterait mélancoliquement devant le monument du convoi funèbre de la reine Éléonore, au lieu de s’occuper de ses affaires avec la hâte qu’exigent les conditions modernes du travail, ou de se réjouir de la jeune et charmante reine qui captive aujourd’hui son propre coeur ? Ou d’un autre qui pleurerait devant « le monument » la destruction de la ville de ses pères, alors que cette ville est depuis longtemps ressortie de ses cendres et brille aujourd’hui d’un éclat plus vif encore que jadis? Les hystériques et autres névrosés se comportent comme les deux Londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se souviennent d’événements douloureux passés depuis longtemps, mais ils y sont encore affectivement attachés ; ils ne se libèrent pas du passé et négligent pour lui la réalité et le présent. Cette fixation de la vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des caractères les plus importants et, pratiquement, les plus significatifs de la névrose ».

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