Textes nature/culture

Quant aux armes, nous en avons de plus naturelles que n’en ont la plupart des animaux : les mouvements de nos membres sont plus variés, et nous en tirons naturellement parti, sans l’avoir appris. Ceux des hommes qui sont formés à combattre nus se jettent dans les dangers de la même façon que les autres. Si quelques bêtes sauvages nous surpassent en agilité, nous en surpassons aussi bien d’autres. Et c’est par une sorte d’instinct naturel que nous avons développé l’art de fortifier notre corps et de le protéger par des éléments ajoutés. La preuve qu’il en est ainsi, c’est que l’éléphant aiguise et affûte les dents dont il se sert à la guerre (car il en a de particulières pour cet usage, qu’il ménage et n’emploie pas pour d’autres choses). Quand les taureaux vont au combat, ils répandent et projettent de la poussière autour d’eux ; les sangliers affinent leurs défenses. Pourquoi ne dirions-nous pas qu’il est tout aussi naturel de nous armer de bois et de fer ?
Quant au langage, il est certain que s’il n’est pas naturel il n’est pas nécessaire. Je crois pourtant qu’un enfant qu’on aurait élevé dans une complète solitude, éloigné de tout contact humain (ce qui serait difficile à faire), aurait pourtant quelque espèce de langage pour exprimer ce qu’il pense ; car il n’est pas croyable que Nature nous ait refusé ce qu’elle a donné à bien d’autres animaux. Car est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s’appeler au secours et à l’amour, comme ils le font par l’usage de leur voix ? Pourquoi les animaux ne se parleraient-ils pas entre eux, puisqu’ils nous parlent, et que nous leur parlons ? De combien de façons parlons-nous à nos chiens ! Et ils nous répondent ! Nous conversons avec eux en usant d’un autre langage et d’autres mots que nous ne le faisons pour les oiseaux, les pourceaux, les bœufs, les chevaux : nous changeons d’idiome selon les espèces auxquelles nous nous adressons.
Montaigne, Essais II, 12
« Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfants, ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux ? Une différente coutume nous donnera d’autres principes naturels, cela se voit par expérience ; et s’il y en a d’ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume contre la nature, ineffaçables à la nature, et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition. Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
Pascal, Pensées, f92 et 93 (Brunschvicg)
« La mimique de la colère ou celle de l’amour n’est pas la même chez un Japonais et chez un Occidental. […] Le Japonais en colère sourit, l’occidental rougit et frappe du pied ou bien pâlit et parle d’une voix sifflante. […] il n’y a pas plus ici que dans le do-maine des instincts une nature humaine donnée une fois pour toutes. L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce corps comme être simple-ment biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour (1) que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions (2). Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de compor-tements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simple-ment biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme » Maurice Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception)
« La vérité est que le comportement, chez l’homme, ne doit pas à l’hérédité spécifique ce qu’il lui doit chez l’animal. Le système de besoins et de fonctions biologiques, légué par le génotype, à la naissance apparente l’homme à tout être animé sans le caractériser, sans le désigner comme membre de l’ « espèce humaine ». En revanche cette absence de déterminations particulières est parfaitement synonyme d’une présence de possibles indéfinis. A la vie close, dominée et réglée par une nature donnée, se substitue ici l’existence ouverte, créatrice et ordonnatrice d’une nature acquise. Ainsi, sous l’action des circonstances culturelles, une pluralité de types sociaux et non un seul type spécifique pourront-ils apparaître, diversifiant l’humanité selon le temps et l’espace. Ce que l’analyse même des similitudes retient de commun chez les hommes, c’est une structure de possibilités, voire de probabilités qui ne peut passer à l’être sans contexte social, quel qu’il soit. Avant la rencontre d’autrui, et du groupe, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une transparente vapeur. Toute condensation suppose un milieu, c’est-à-dire le monde des autres. On ne sait quelle hypothèse formuler sur l’origine de l’humanité, on peut seulement penser que des mutants ont massivement profité d’une société protohumaine, d’une société devant être, avant qu’il puisse exister un homme seul. »
Lucien Malson, Les Enfants sauvages (1964)
« L’interdépendance du biologique et du culturel est trop souvent sous-estimée, quand elle n’est pas purement et simplement niée, pour des raisons idéologiques et politiques. Au lieu de considérer ces deux facteurs comme complémentaires et indissolublement liés dans la formation de l’être humain, on cherche à les opposer. On veut voir dans l’hérédité et l’environnement deux forces antagonistes dont on cherche à chiffrer la part respective dans le comportement et les aptitudes de l’individu. Comme si, dans la genèse du comportement humain et ses perturbations, ces deux facteurs devaient s’exclure mutuellement.
Dans une série de débats sur l’école, sur la psychiatrie, sur la condition des sexes, on voit ainsi s’affronter deux positions extrêmes ; deux attitudes qui, pour prendre une analogie avec des machines à musique, considèrent le cerveau humain soit comme une bande magnétique vierge, soit comme un disque de phonographe. Une bande magnétique reçoit du milieu les instructions pour enregistrer et éventuellement rejouer n’importe quel morceau de musique. Un disque, au contraire, ne peut, quel que soit le milieu, que jouer le morceau gravé dans ses sillons.
Les tenants de la bande magnétique sont souvent influencés par l’idéologie marxiste selon laquelle l’individu est entièrement façonné par sa classe sociale et son éducation. Pour eux les aptitudes mentales de l’être humain n’ont simplement rien à voir avec la biologie et l’hérédité. Tout y est nécessairement affaire de culture, de société, d’apprentissage, de conditionnement, renforcement et mode de production. Ainsi disparaît toute diversité, toute différence d’ordre héréditaire dans les aptitudes et talents des individus. Seules comptent les différences sociales et les différences d’éducation. La biologie et ses contraintes s’arrêtent devant le cerveau humain ! Sous cette forme extrême, cette attitude est simplement insoutenable. L’apprentissage n’est rien d’autre que la mise en œuvre d’un programme permettant d’acquérir certaines formes de connaissance. On ne peut construire une machine à apprendre sans inscrire dans son programme les conditions et les modalités de cet apprentissage. Une pierre n’apprend pas et des animaux différents apprennent des choses différentes. L’enfant passe par des étapes d’apprentissage bien définies. Et les données de la neurobiologie montrent que les circuits nerveux qui sous-tendent les capacités et aptitudes de l’être humain sont, pour une part au moins, biologiquement déterminés dès la naissance.
Tout aussi insoutenable apparaît l’attitude opposée, celle du disque de phonographe. Ce point de vue, qui se trouve souvent associé à une philosophie conservatrice, sous-tend des formes variées de fascisme et de racisme. Il attribue à l’hérédité de l’être humain la quasi-totalité de ses aptitudes mentales et nie pratiquement toute influence du milieu, ruinant ainsi tout espoir d’amélioration l’entraînement et l’apprentissage. Aussi longtemps que le monde apparaissait comme un produit de la création divine, la « nature humaine » n’était qu’un aspect de l’harmonie générale de l’univers. C’était Dieu qui avait conféré un ensemble de propriétés à l’humanité et avait fixé les règles gouvernant la conduite des affaires humaines selon une hiérarchie sociale, économique et politique bien précise. Une fois la création remplacée par l’évolution, il fallut bien que les défenseurs du statu quo en matière sociale trouvent un autre argument pour remplacer la volonté divine. Les contraintes de la biologie furent ainsi invoquées comme garantie scientifique imposant des limites au comportement humain. Car si les performances d’un individu ne font que refléter ses potentialités génétiques, les inégalités sociales découlent directement des inégalités biologiques. Il est alors inutile de songer même à changer la hiérarchie sociale. (…)
Tout enfant normal possède à la naissance la capacité de grandir dans n’importe quelle communauté, de parler n’importe quelle langue, d’adopter n’importe quelle religion, n’importe quelle convention sociale. Ce qui paraît le plus vraisemblable, c’est que le programme génétique met en place ce qu’on pourrait appeler des structures d’accueil qui permettent à l’enfant de réagir aux stimulus venus de son milieu, de chercher et de repérer des régularités, de les mémoriser puis de réassortir les éléments en combinaisons nouvelles. Avec l’apprentissage, s’affinent et s’élaborent peu à peu les structures nerveuses. C’est par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l’enfant que peuvent mûrir et s’organiser les structurer nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans ces conditions, attribuer une fraction de l’organisation finale à l’hérédité et le reste au milieu n’a pas de sens, pas plus que de demander si le goût de Roméo pour Juliette est d’origine génétique ou culturelle. Comme tout organisme vivant, l’être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. Tout un éventail de possibilités est offert par la nature au moment de la naissance. Ce qui est actualisé se constitue peu à peu pendant la vie par l’interaction avec le milieu. »
François Jacob, Le jeu des possibles (1981)

 

Il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner.

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure en constitue précisément la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait en effet que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’ « œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blanc prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction.

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie

Sans doute les grands systèmes philosophiques et religieux de l’humanité – qu’il s’agisse du bouddhisme, du christianisme ou de l’islam, des doctrines stoïcienne, kantienne ou marxiste – se sont-ils constamment élevés contre cette aberration. Mais la simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races ou de cultures, a quelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’impose à l’observation et dont il ne suffit pas de dire qu’elle n’affecte pas le fond du problème pour que l’on soit pratiquement et théoriquement autorisé à faire comme si elle n’existait pas. Ainsi le préambule à la seconde déclaration de l’UNESCO sur le problème des races remarque judicieusement que ce qui convainc l’homme de la rue que les races existent, c’est « l’évidence immédiate de ses sens quand il aperçoit ensemble un Africain, un Européen, un Asiatique et un Indien américain ». CLAUDE LEVI-STRAUSS, Race et histoire

Les grandes déclarations des droits de l’homme ont, elles aussi, cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal souvent trop oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles où les changements les plus révolutionnaires laissent subsister des pans entiers et s’expliquent eux-mêmes en fonction d’une situation strictement définie dans le temps et dans l’espace. Pris dans la double tentation de condamner des expériences qui le heurtent affectivement, et de nier des différences qu’il ne comprend pas intellectuellement, l’homme moderne s’est livré à cent spéculations pour établir de vains compromis entre ces pôles contradictoires, et rendre compte de la diversité des cultures tout en cherchant à supprimer ce qu’elle conserve pour lui de scandaleux et de choquant.

« De même qu’à l’idée de nature s’oppose celle de culture comme s’oppose au produit brut l’objet manufacturé ou bien à la terre vierge la terre domestiquée, à l’idée de “civilisation” s’est longtemps opposée — et s’oppose encore maintenant dans l’esprit de la plupart des Occidentaux — l’idée de “sauvagerie”. Jusqu’à une époque récente l’homme d’Occident […] s’est imaginé que la Civilisation se confondait avec sa civilisation, la Culture avec la sienne propre […] et n’a cessé de regarder les peuples exotiques […] soit comme des “sauvages” incultes et abandonnés à leurs instincts soit comme des “barbares” […]. L’homme à l’état de nature est, en vérité, une pure vue de l’esprit, car il se distingue de l’animal précisément en tant qu’il possède une culture, dont même les espèces que nous considérons comme les plus proches de la nôtre sont privées […]. S’il n’est pas suffisant de dire de l’homme qu’il est un animal social (car des espèces très variées d’animaux vivent elles aussi en société) il peut être défini comme un être doué de culture, car, […] chez l’homme, […] il y a pour l’expérience […] possibilité de s’ériger en “culture”, héritage social distinct de l’héritage biologique comme de l’acquis individuel […].
Loin d’être limitée à ce qu’on entend dans la conversation courante quand on dit d’une personne qu’elle est — ou qu’elle n’est guère — “cultivée” […], loin de s’identifier à cette “Culture” de prestige […], la culture doit donc être conçue comme comprenant, en vérité, tout cet ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de mécanismes, d’institutions et d’objets qui orientent — explicitement ou implicitement — la conduite des membres d’un groupe donné. […] Variable selon le groupe, le sous-groupe et, dans une certaine mesure, la famille, douée d’une rigidité plus ou moins stricte et s’imposant de manière plus ou moins coercitive […], la culture représente, à l’échelon individuel, un facteur capital dans la constitution de la personnalité. […] La culture intervient […] à tous les niveaux de l’existence individuelle et se manifeste aussi bien dans la façon dont l’homme satisfait ses besoins physiques que dans sa vie intellectuelle et dans ses impératifs moraux. »
Michel Leiris , Race et civilisation (1951)
« Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est qu’une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu’on pourrait éventuellement considérer qu’ils font partie de l’ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu’on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l’artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie ? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement de suivre la nature. (…)
Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l’art sur la nature : joindre par des ponts des rives que la nature avait séparées, assécher des marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du jour ce que la nature avait enfoui à des profondeurs immenses dans la terre, détourner sa foudre par des paratonnerres, ses inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais louer ces exploits et d’autres similaires, c’est admettre qu’il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir ; c’est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d’ennemi face à l’homme, qui doit user de force et d’ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable, et c’est avouer que l’homme mérite d’être applaudi quand ce peu qu’il obtient dépasse ce qu’on pouvait espérer de sa faiblesse physique comparée à ces forces gigantesques. Tout éloge de la civilisation, de l’art ou de l’invention revient à critiquer la nature, à admettre qu’elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l’homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer. »
John Stuart Mill, La nature, 1874
« La culture humaine – j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation – présente, comme on sait, deux faces à l’observateur. Elle englobe d’une part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et d’autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles. Ces deux orientations de la culture ne sont pas indépendantes l’une de l’autre, premièrement parce que les relations mutuelles des hommes sont profondément influencées par la mesure de satisfaction pulsionnelle que permettent les biens disponibles, deuxièmement parce que l’homme lui-même, pris isolément, est susceptible d’entrer avec un autre dans une relation qui fait de lui un bien, pour autant que cet autre utilise sa force de travail ou le prend pour objet sexuel ; mais aussi, troisièmement, parce que chaque individu est virtuellement un ennemi de la culture, laquelle est pourtant censée être d’intérêt humain universel. Il est remarquable que les hommes, si tant est qu’ils puissent exister dans l’isolement, ressentent néanmoins comme une pression pénible les sacrifices que la culture attend d’eux pour permettre la vie en commun. La culture doit donc être défendue contre l’individu, et ses dispositifs, institutions et commandements se mettent au service de cette tâche ; ceux-ci visent non seulement à instaurer une certaine répartition des biens, mais encore à la maintenir ; de fait, ils doivent protéger contre les motions hostiles des hommes tout ce qui sert à contraindre la nature et à produire des biens ».
Freud, L’avenir d’une illusion, 1927

Semblable à la statue de Glaucus (1) que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société (2) par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable; et l’on n’y retrouve plus, au lieu d’un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire.

Ce qu’il y a de plus cruel, encore, c’est que, tous les progrès de l’espèce humaine l’éloignant sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connaissances et plus nous nous ôtons les moyens d’acquérir la plus importante de toutes, et que c’est en un sens à force d’étudier l’homme que nous nous sommes mis hors d’état de le connaître Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine e t les fondements de l’inégalité parmi les hommes

(1754)
1 StatuededivinitédelamythologiegrecqueàlaquellePlatonfaitréférence
danslaRépublique etquiauraitétérendueméconnaissablepardes
sièclespassésaufonddelamer.
2 AutrementditDieu,Rousseausupposant iciquel’êtrehumainà
l’étatpurementnaturelcorrespondàl’êtrehumaintelqueDieul’auraitcréé.