L’intrusion des dieux, Lucrèce

 Les hommes introduisent des dieux dans leur cosmologie rationnelle par « ignorance des causes » génératrice de crainte. Le terreau de la croyance réside dans une interprétation faussée du rapport l’homme au monde qui l’incite à supposer des intermédiaires susceptibles d’intervenir en sa faveur. Comme chez son maître Épicure, Lucrèce entend libérer l’esprit des explications imaginaires et illusoires de la nature par la physique : explication rationnelle, cette science devra lutter contre l’intrusion forcée des dieux dans l’univers. Contres les religions populaires qui fondent des cosmologies fantastiques il faut une explication par des causes matérielles des effets matériels de la nature : le monde n’est autre qu’une combinaison viable d’atomes dont on peut rendre compte indépendamment des dieux.

Les dieux sont eux-mêmes localisés dans les inter-mondes « bien loin des choses de notre monde » affirme Lucrèce, et isolés des affaires humaines ; car les immiscer dans nos souffrance serait impie et nuirait à leur indépendance. Si les dieux sont, « ils ne sont pas tels que la foule se les représente ; car la foule ne garde pas intacte la notion qu’elle en a. » Ce que dit ici Épicure sera repris par son disciple Lucrèce, la prénotion suppose une idée de l’existence sans aucune caractéristique humaine,et seule une erreur d’appréciation fait que les hommes croient ce qu’ils ne voient pas. Ainsi la véritable piété est de ne pas croire aux dieux de la foule, il ne sert à rien de se « prosterner à terre », mais il convient de comprendre les dieux comme modèle de vie indépendante et libre.


Maintenant quelle cause a répandu parmi les peuples la croyance aux dieux, a rempli les villes d’autels, a institué ces solennités religieuses qu’on voit se déployer aujourd’hui en tant de grandes occasions, en tant de sanctuaires ? Comment les mortels restent-ils pénétrés de la sombre terreur qui leur fait élever de nouveaux temples par toute la terre et les y pousse en foule dans les jours de fête ? Il n’est pas difficile d’en donner la raison dans mes vers.

1168.

En ces temps primitifs, les mortels voyaient en imagination, même tout éveillés, d’incomparables figures de dieux, qui prenaient pendant leur sommeil une grandeur plus étonnante. Ils attribuaient à ces apparitions le sentiment, parce qu’elles semblaient se mouvoir et faire entendre un langage superbe en rapport avec leur beauté éclatante et leur force de géants ; ils leur accordaient une vie éternelle, parce que leur visage était sans cesse renouvelé, leur forme toujours intacte, et surtout parce qu’ils ne croyaient pas que de leur vigueur prodigieuse aucune puissance fût capable de venir à bout. Ils imaginaient aussi ces êtres les plus heureux de tous, parce que la crainte de la mort ne tourmentait aucun d’eux et aussi parce qu’ils les voyaient en songe exécuter beaucoup de merveilles qui ne leur coûtaient aucune peine.

1182.

Et puis, ils observaient le système céleste, son ordre immuable et le retour périodique des saisons, mais sans pouvoir en pénétrer les causes. Leur seul recours était donc de tout abandonner aux dieux et d’admettre que tout est suspendu à un signe de leur tète.

1186.
C’est dans le ciel qu’ils situèrent les demeures, les palais des dieux, parce que dans le ciel on voit le soleil et la lune accomplir leur révolution, parce que là sont la lune, le jour et la nuit et les graves astres nocturnes et les feux errants du ciel et les flammes volantes, les nuages, la rosée, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la grêle et les grondements soudains et les menaçants murmures du tonnerre. O race malheureuse des hommes, qui attribuèrent aux dieux ces phénomènes et qui leur prêtaient des colères cruelles ! Que de gémissements il leur en a coûté, que de blessures pour nous, quelle source de larmes pour nos descendants !

1196.

La piété, ce n’est pas se montrer à tout instant la tête voilée devant une pierre, ce n’est pas s’approcher de tous les autels, ce n’est pas se prosterner sur le sol la paume ouverte en face des statues divines, ce n’est pas arroser les autels du sang des animaux, ni ajouter les prières aux prières ; mais c’est bien plutôt regarder toutes choses de ce monde avec sérénité. Car lorsque nous élevons les yeux pour contempler la voûte céleste, cette voûte de l’éther où scintillent les étoiles, et qu’il nous vient à l’esprit de penser aux cours du soleil et de la lune, alors parmi les maux qui nous oppressent, il est une inquiétude qui s’éveille et se dresse dans notre âme : ne seraient-ce pas les dieux qui dans leur infinie puissance entraîneraient en courbes variées les astres à la blanche lumière ? L’ignorance des causes livre l’esprit au doute, on se demande si le monde a eu un commencement et par suite s’il doit avoir une fin et combien de temps encore ses remparts pourront supporter la fatigue de son mouvement ; ou bien si le monde, doué de durée éternelle par les dieux, pourra braver pendant l’infinité des âges leurs redoutables assauts.

Lucrèce, De la nature, livre V

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