Le devenir-animal

Le devenir-animal n’a rien de métaphorique. Aucun symbolisme, aucune allégorie. Ce n’est pas davantage le résultat d’une faute ou d’une malédiction, l’effet d’une culpabilité. Comme dit Melville à propos du devenir-baleine du capitaine Achab, c’est un « panorama », non pas un « évangile ». C’est une carte d’intensités. C’est un ensemble d’états, tous distincts les uns des autres, greffés sur l’homme en tant qu’il cherche une issue. C’est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d’autre qu’elle-même. A la différence des lettres, le devenir-animal ne laisse rien subsister de la dualité d’un sujet d’énonciation et d’un sujet d’énoncé, mais constitue un seul et même procès, un seul et même processus qui remplace la subjectivité. Pourtant, si le devenir-animal est l’objet par excellence de la nouvelle, il faut s’interroger sur l’insuffisance des nouvelles à leur tour. On dirait qu’elles sont prises dans une alternative qui les condamne des deux côtés à l’échec, du point de vue du projet de Kafka, quelle que soit leur splendeur littéraire. Ou bien, en effet, la nouvelle sera parfaite et achevée, mais elle va se refermer sur elle-même. Ou bien elle s’ouvrira mais s’ouvrira sur autre chose qui ne pourrait être développé que dans un roman, lui-même interminable. Dans le cas de la première hypothèse, la nouvelle affronte un danger différent de celui des lettres, mais d’une certaine manière analogue. Les lettres avaient à redouter un reflux dirigé contre le sujet d’énonciation ; les nouvelles se heurtent pour leur compte à un sans-issue de l’issue animale, à une impasse de la ligne de fuite (c’est même pour cette raison qu’elles s’achèvent, quand elles le font). Certes, le devenir-animal n’a rien à voir avec un mouvement seulement apparent, comme celui des lettres : si lente soit-elle, la déterritorialisation y est bien absolue ; la ligne de fuite est bien programmée, l’issue est bien creusée. Mais c’est seulement au titre d’un pôle. De même que l’œuf en sa potentialité a deux pôles réels, le devenir-animal est une potentialité douée de deux pôles également réels, un pôle proprement animal et un pôle familial. Nous avons vu comment l’animal en effet oscillait entre son propre devenir inhumain et une familiarisation trop humaine : ainsi le chien des Recherches se fait déterritorialiser par les chiens musiciens du début, mais reterritorialiser, re-œdipianiser par le chien chanteur de la fin, et reste oscillant entre deux « sciences », réduit à invoquer l’avènement d’une troisième science qui le sortirait d’affaire (mais justement cette troisième science ne serait plus l’objet d’une simple nouvelle et exigerait tout un roman…). Et aussi : comment la métamorphose de Grégoire est l’histoire d’une re-œdipianisation qui le mène à la mort, qui fait de son devenir animal un devenir-mort. Non seulement le chien, mais tous les autres animaux oscillent entre un Éros schizo et un Thanatos œdipien. C’est de ce point de vue seulement que la métaphore, avec tout son cortège anthropocentriste, risque de se réintroduire. Bref, les nouvelles animalières sont une pièce de la machine d’expression, distincte des lettres, puisqu’elles n’opèrent plus dans le mouvement apparent, ni dans la distinction de deux sujets ; mais, atteignant au réel, s’écrivant dans le réel lui-même, elles n’en sont pas moins prises dans la tension de deux pôles ou de deux réalités opposables. Le devenir-animal montre effectivement une issue, trace effectivement une ligne de fuite, mais qu’il est incapable de suivre ou d’emprunter lui-même (à plus forte raison, le Verdict reste une histoire œdipienne, et que Kafka présente comme telle, le fils allant à la mort sans même devenir animal, et sans pouvoir développer son ouverture sur la Russie).
Alors il faut considérer l’autre hypothèse : non seulement les nouvelles animales montrent une issue qu’elles sont incapables de suivre par elles-mêmes ; mais déjà ce qui les rendait capables de montrer l’issue, c’était autre chose agissant en elles. Et cet autre chose ne peut être vraiment dit que dans des romans, des tentatives de romans, comme troisième composante de la machine d’expression. Car c’est simultanément que Kafka commence des romans (ou tente de développer une nouvelle en roman) et qu’il abandonne les devenirs-animaux pour y substituer un agencement plus complexe. Il fallait donc que les nouvelles, et leurs devenirs-animaux, soient comme inspirés par cet agencement souterrain, mais aussi bien n’aient pu le faire fonctionner directement, et qu’elles n’aient même pas pu l’amener en plein jour. Comme si l’animal était encore trop proche, trop perceptible, trop visible, trop individué, trop territorialisé, le devenir-animal tend d’abord vers un devenir-moléculaire : Joséphine la souris engloutie dans son peuple et « l’innombrable foule des héros de son peuple » ; le chien perplexe devant l’agitation en tous sens des sept chiens musiciens ; l’animal du Terrier incertain devant les mille bruits d’animaux sans doute plus petits qui lui viennent de partout ; le héros de Souvenir du chemin de fer de Kalda, venu chasser l’ours et le loup, n’aura affaire qu’à des meutes de rats, qu’il tue au couteau en les regardant agiter leurs petites mains (et dans A cheval sur un seau de charbon, « sur la neige épaisse dont pas un pouce ne cède, je marche sur la trace des petits chiens arctiques, ma chevauchée a perdu tout sens »). Kafka est fasciné par tout ce qui est petit. S’il n’aime pas les enfants, c’est qu’ils sont pris dans un devenir-grand irréversible ; le règne animal au contraire» touche à la petitesse et à l’imperceptibilité. Mais, plus encore, chez Kafka, la multiplicité moléculaire tend elle-même à s’intégrer ou à faire place à une machine, ou plutôt à un agencement machinique dont les parties sont indépendantes les unes des autres, et qui n’en fonctionne pas moins. Le complexe des chiens musiciens est déjà décrit comme un tel agencement très minutieux. Même quand l’animal est unique, son terrier, lui, ne l’est pas, c’est une multiplicité et un agencement. La nouvelle Blumfeld met en scène un célibataire qui se demande d’abord s’il doit se procurer un petit chien ; mais le relais du chien est assuré par un étrange système moléculaire ou machinique, « deux petites balles de celluloïd blanches à raies bleues qui montent et descendent côte à côte sur le plancher » ; Blumfeld est enfin persécuté par deux stagiaires agissant comme parties d’une machine bureaucratique. Peut-être y a-t-il chez Kafka une situation très particulière du cheval, en tant qu’il est lui-même intermédiaire entre un animal encore et déjà un agencement. En tout cas, les animaux, tels qu’ils sont ou deviennent dans les nouvelles, sont pris dans cette alternative : ou bien ils sont rabattus, refermés sur une impasse, et la nouvelle cesse ; ou bien ils s’ouvrent et se multiplient, creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et à des agencements machiniques qui ne sont plus animaux, et ne peuvent être traités pour eux-mêmes que dans des romans.

Gilles Deleuze et Félix Gattari, Kafka, pour une littérature mineure, Les Éditions de Minuit, Paris, 1975, pp. 65-69.