Ciné : A voix haute

[À voix haute, la force de la parole de Stéphane de Freitas et Ladj Ly. 2016. Durée : 99 mn. Distribution : Mars films. Sortie au cinéma le 12 avril 2017]

Tout commence avec un silence. Le silence qui précède les mots, celui des mains qui tremblent, des feuilles auxquelles on jette un dernier regard fébrile. Et puis soudain, l’inspiration. Ceux qui prennent leur souffle et rassemblent leurs idées s’appellent Eddy, Leïla, Elhadj ou encore Souleïla. Ils étudient en Seine-Saint-Denis, sont issus de milieux populaires, et participent au concours Eloquentia, qui élit chaque année le meilleur orateur du 93. Pendant les semaines qui ont précédé l’édition 2015, Stéphane de Freitas, fondateur du concours, et son coréalisateur Ladj Ly ont filmé ces jeunes, attentifs à leurs mots, leurs gestes et leurs histoires. Cette aventure partagée a donné naissance à un documentaire, diffusé sur France 2 en novembre 2016. 645 000 spectateurs plus tard, À Voix Haute s’est forgé une petite notoriété publique et critique, et s’offre une sortie en salles. Un succès mérité pour ce film qui démonte les clichés sur la banlieue et célèbre la liberté d’expression.

L’inspiration, c’est ce qui n’a clairement pas manqué à Stéphane de Freitas. Il a fondé il y a cinq ans le concours Eloquentia, auquel il a adjoint un programme de formation réservé à une trentaine d’élus. Ce projet, tout comme le film, était dès son origine empreint d’une volonté de faire changer le regard sur les « jeunes de banlieue » – dont les représentations dans les médias se limitent souvent à la drogue, le chômage et la délinquance. Le film s’inscrit dans la continuité de ce travail, et présente aux spectateurs des jeunes gens aussi complexes qu’attachants. Il y a Leïla, qui porte le voile et défend avec vigueur ses convictions féministes ; Eddy, qui marche chaque jour vingt kilomètres pour se rendre à l’université ; ou encore Johan, emporté par les discours de Nicolas Sarkozy alors qu’il ne croit pas un seul instant à ses idées.  Stéphane de Freitas et Ladj Ly ont donc l’intelligence de laisser les jeunes se définir par eux-mêmes, et de leur donner du temps pour le faire. C’est l’enjeu d’un des premiers exercices qu’on les voit effectuer : chacun doit, à tour de rôle, dire son nom et choisir un geste pour se définir. Ce faisant, les étudiants affirment avec force la singularité propre à chacun d’eux. Se définir, c’est aussi raconter son propre rapport à la parole. Camélia explique ainsi qu’à son arrivée à la fac, elle avait l’impression que toutes ses origines sociales (la catégorie socio-professionnelle de ses parents, les établissements « quelques peu douteux » (sic) qu’elle a fréquentés) « se dessinaient sur sa parole ». Avec des grands discours – art oratoire oblige – mais sans arrogance, À voix haute pose ainsi des questions essentielles sur le langage : les codes qui le régissent, les marqueurs sociaux qu’il révèle, et la façon dont il permet de se raconter, d’exister. En ce sens, À voix haute s’intègrera avec beaucoup de pertinence dans le programme de Français de Terminale professionnelle. L’objet d’étude « La parole en spectacle » se développe en effet autour de trois questions que le documentaire aborde : utilisons-nous seulement des mots dans le dialogue ? comment la mise en spectacle de la parole fait-elle naître des émotions (jusqu’à la manipulation) ? qu’apporte à l’homme, d’hier et d’aujourd’hui, la dimension collective de la mise en spectacle de la parole ?  En Sciences Économiques et Sociales aussi, la dimension bourdieusienne du film de Stéphane de Freitas permettra d’inscrire À voix haute dans certains thèmes du programme : au sein de l’objet d’étude « Les processus de socialisation et la construction des identités sociales », en classe de Première (autour des idées de socialisation différenciée, de stigmatisation et de comportement au sein d’un groupe), et de la séquence « Classes, stratification et mobilité sociales » en Terminale (pour parler des notions de cohésion sociale et d’inégalités).

L’inspiration, c’est aussi le souffle qui porte ce documentaire. On rit, on pleure, et l’on finit par ne plus savoir si l’on pleure de rire, d’émotion ou d’espoir. À voix haute fait en effet preuve d’un très efficace sens du rythme, assemblant avec subtilité les scènes de formation, filmées parfois comme des matchs de boxe, les instants comiques, et les séquences intimes. On ne peut empêcher les larmes de couler quand Leïla, la voix étranglée, évoque la mémoire d’Ibrahim Kachouch, opposant syrien assassiné en juillet 2011. Quelques instant plus tard, on s’esclaffe lorsque les étudiants jouent une dispute de couple avec pour seuls mots des noms de fruits et de légumes. On reprendra donc, pour conclure, les mots de Bertrand Périer, avocat et professeur au sein de la formation Eloquentia : avant, quand on voulait manifester son attachement à la liberté d’expression, on disait : « Je suis Charlie ». En sortant de la salle de cinéma, on pourra aussi dire : « Je suis Saint-Denis ».