Le prince et le savetier John Locke

John Locke

IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE

Essai sur l’entendement humain,

Livre II, Chapitre xxvii

[Trad. Étienne Balibar, revue par G. Brykman, Seuil, 1998]

§ 1. En quoi consiste l’identité. Une autre occasion pour l’esprit de faire des comparaisons lui est offerte par l’être même des choses, lorsque, considérant qu’une chose existe à un certain moment et à une certaine place, nous la comparons avec elle-même existant à un autre moment, et formons de là les idées de l’identique et du différent. Quand nous voyons que quelque chose est en quelque lieu à quelque moment du temps, nous pouvons être certains que c’est bien cette chose (quelle qu’en soit d’ailleurs la nature), et non une autre qui au même moment existe en un autre lieu, si semblables et indiscernables qu’elles puissent être pour tout le reste : en cela consiste la relation d’identité, que les idées auxquelles elle est attribuée ne changent en rien par rapport à ce qu’elles étaient au moment où nous considérons leur existence antérieure, et auquel nous comparons leur existence présente. De ce que nous ne trouvons jamais ni ne pouvons concevoir que deux choses de même espèce puissent exister à la même place au même moment, nous concluons à bon droit que tout ce qui existe quelque part à un moment donné en exclut tout ce qui est de même espèce, et s’y trouve soi seul. Lorsque donc nous voulons savoir si une chose est ou non la même, la question porte toujours sur quelque chose qui a existé à tel moment en tel lieu, et dont il était assuré à ce moment qu’elle était la même qu’elle-même et non une autre : d’où il suit qu’une seule chose ne peut avoir eu deux commencements d’exis­tence, pas plus que deux choses un seul commencement, puis­qu’il est impossible que deux choses de même espèce soient ou existent au même instant à la même place ; ou une seule et même chose à des places différentes. Ce qui a eu un seul com­mencement est donc la même chose, et ce qui a commencé à exister à des moments et en des lieux différents n’est pas la même chose mais une chose différente. La difficulté qu’on trouve à penser cette relation-là vient du défaut de soin et d’attention apportés à préciser les notions des choses aux­quelles on l’attribue.

§ 2. Identité de substances et de modes. Nous n’avons les idées que de trois sortes de substances : 1. Dieu ; 2. les intelli­gences finies ; 3. les corps. Dieu, d’abord, est sans commen­cement, éternel, inaltérable, et se trouve partout ; il ne peut donc y avoir aucun doute concernant son identité. Pour ce qui est des Esprits1 finis, ensuite, chacun a commencé d’exister à un moment et en un lieu déterminés, son identité continuera donc d’être déterminée à chaque fois par son rapport à ce moment et à ce lieu aussi longtemps qu’il existera.

La même chose vaudra finalement pour tout corpuscule matériel qui reste le même pourvu qu’aucune matière ne lui soit ajoutée ou soustraite. Car, encore que ces trois sortes de sub­stances, comme nous les appelons, ne s’excluent pas l’une l’autre de l’occupation d’une même place, nous ne pouvons les concevoir chacune pour son compte que comme excluant d’un même lieu toute substance de même espèce, si nous ne voulons pas que les notions et les noms d’identité et de différence soient dénués de sens, ce qui interdirait de distinguer les unes des autres non seulement les substances, mais quoi que ce soit d’autre. C’est ainsi que si deux corps pouvaient être au même moment au même endroit, il faudrait que ces deux parcelles de matière, quelle que soit leur taille, soient une seule et même chose. En réalité tous les corps n’en formeraient qu’un seul. Car la même raison qui ferait que deux corpuscules matériels puissent se trouver au même endroit ferait aussi que tous les corps y soient : supposition qui, une fois admise, abolit toute distinction entre identité et différence, ou entre une chose et plusieurs, et la rend ridicule. Mais il est contradictoire de poser deux choses ou davantage comme une seule : identité et diffé­rence sont donc des relations et des manières de comparaison bien fondées, utiles à l’entendement. Toutes les autres choses n’étant que des modes ou des relations qui, en dernière analyse, renvoient à des substances, l’identité et la différence de leurs existences propres seront donc également déterminées de la même façon ; il n’y a que les choses qui existent comme suc­cessions, telles que les actions des êtres finis, par exemple le mouvement et la pensée, qui l’un et l’autre consistent dans un train continu de succession, dont la différence va de soi : puisque chacune d’entre elles meurt au moment où elle naît, elles ne peuvent exister à des moments et à des endroits diffé­rents, comme des êtres permanents peuvent exister en des lieux éloignés à des moments différents ; c’est pourquoi il n’y a pas de mouvement ou de pensée qui, considéré à des moments dif­férents, puisse être le même, puisque chacune de ses parties possède un nouveau commencement dans l’existence.

§ 3. Principium individuationis. Ce qu’on vient de dire permet aisément de trouver en quoi consiste ce principe d’individuation qu’on a tant recherché : manifestement c’est l’existence elle­-même qui pour toutes les sortes d’êtres assigne à chacun un temps et un lieu déterminés, qui ne peuvent être communs à deux êtres de même espèce. Il semble que ceci cependant soit plus facile à concevoir dans le cas des substances ou des modes simples ; mais à y bien réfléchir ce n’est pas plus difficile dans le cas des substances et des modes composés, si l’on fait atten­tion à l’objet auquel on l’applique ; supposons par exemple qu’un atome, c’est-à-dire un corps persistant d’une surface invariable, existe à un certain moment et à un certain endroit : à l’évidence, considéré à un instant quelconque de son existence, il est en cet instant le même que soi-même. Car étant à cet ins­tant ce qu’il est, et rien d’autre, il est le même et doit le rester aussi longtemps que son existence se continue : pour toute cette durée en effet il sera le même, et aucun autre. De la même manière, si deux atomes ou plus sont unis ensembles dans une même masse, par la règle précédente chacun de ces atomes sera le même, et tandis qu’ils existeront unis les uns aux autres, la masse qu’ils constituent, formée des mêmes atomes, sera nécessairement la même masse, ou le même corps, alors même que le mélange des parties ne cessera de changer de forme. En revanche, si l’un des atomes est ôté, ou si un nouveau est ajouté, ce ne sera plus la même masse, ou le même corps. Dans l’état des créatures vivantes, l’identité ne dépend pas de la masse de certains corpuscules, mais de quelque chose d’autre. Dans leur cas en effet la variation de parties même grandes de matière ne change pas l’identité : un chêne qui croît d’une petite pousse jusqu’à un grand arbre, puis qu’on taille, est toujours le même chêne. Et un poulain qui devient un cheval, qui tantôt engraisse et tantôt maigrit, n’en demeure pas moins le même cheval, bien que dans les deux cas il puisse y avoir une transformation mani­feste dans les parties qui les constituent ; en sorte qu’en vérité aucun des deux n’est plus la même masse de matière, bien que l’un soit vraiment le même chêne, et l’autre vraiment le même cheval. Dont la raison est que, dans le cas d’une masse de matière et dans le cas d’un corps vivant, la notion d’identité ne s’applique pas à la même chose.

§ 4. Identité des plantes. Ilnous faut donc considérer en quoi un chêne se distingue d’une masse de matière, et il me semble que c’est en ceci : l’une ne consiste que dans l’agré­gation de corpuscules matériels quelle que soit la façon dont ils sont réunis, tandis que dans l’autre les corpuscules sont disposés de façon à former les parties d’un chêne ; et l’organi­sation de ces parties est propre à recevoir et à distribuer la nourriture qui lui permet de se maintenir, et de former le bois, l’écorce, les feuilles d’un chêne, etc., ce qui constitue la vie végétale. Si donc est une plante unique ce qui possède une telle organisation de ses parties en un corps d’un seul tenant, partageant une seule vie commune, elle continue d’être la même plante aussi longtemps qu’elle partage la même vie, bien que cette vie se communique à de nouveaux corpuscules de matière organiquement unis à la même plante vivante, dans une même organisation qui se maintient semblable, selon la forme caractéristique de cette espèce végétale. Car, puisque cette organisation demeure à chaque instant présente dans tel ensemble unique de matière, elle réside dans cet agrégat par­ticulier qui diffère de tout autre, elle est cette vie individuelle ; et comme celle-ci existe en permanence aussi bien avant qu’après dans la même continuité de parties unies au corps vivant de la plante qui se remplacent insensiblement, elle pos­sède cette identité qui fait la même plante, et que toutes ses parties soient parties de la même plante, tout le temps qu’elles restent unies dans cette organisation qui se conserve, propre à transférer cette vie commune à toutes les parties ainsi réunies.

§ 5. Identité des animaux. Le cas des bêtes n’est pas si dif­férent, que chacun ne puisse voir de là ce qui fait un animal, et le maintient tel quel. Nous avons quelque chose du même genre dans les machines, qui peut servir à le faire voir. Par exemple, qu’est-ce qu’une montre ? À l’évidence, ce n’est rien d’autre qu’une certaine organisation, ou une structure de parties adaptée à une certaine fin qu’elle est en mesure d’at­teindre quand une force suffisante s’y ajoute. Si nous suppo­sions que cette machine soit un seul corps persistant dont toutes les parties organisées seraient réparées, augmentées ou diminuées par une permanente addition et soustraction de par­ties imperceptibles, avec une seule vie commune, nous aurions quelque chose qui ressemblerait beaucoup au corps d’un animal, avec cette différence que dans un animal l’adap­tation de l’organisation et le mouvement en quoi consiste la vie commencent en même temps, le mouvement venant de l’intérieur ; tandis que dans les machines la force, dont on voit qu’elle vient de l’extérieur, fait souvent défaut, alors même que l’organe est en ordre de marche et propre à la recevoir.

§ 6. Identité de l’homme. Ceci montre également en quoi consiste l’identité d’un même homme : c’est tout simplement la participation ininterrompue à la même vie entretenue par un flux permanent de corpuscules matériels, entrant à tour de rôle dans une unité vivante avec le même corps organisé. Quiconque placerait l’identité de l’homme comme celle des autres animaux en quoi que ce soit d’autre qu’un corps orga­nisé apte à remplir sa fonction à un moment donné, et ensuite maintenu en vie sous une seule organisation à travers un flux de corpuscules matériels s’unissant à lui et se substituant les uns aux autres, aurait du mal à faire qu’un embryon et un homme d’âge, un fou et un individu dans son bon sens soient le même homme, tout en évitant que par la même raison Seth, Ismaël, Socrate, Pilate, saint Augustin et César Borgia puissent être le même homme. Car si l’identité de l’âme à elle seule fait l’identité de l’homme, et qu’il n’y ait rien dans la nature de la matière qui empêche le même Esprit indivi­duel d’être uni à divers corps, rien n’empêchera que ces hommes, ayant vécu à des époques éloignées et avec des caractères différents, puissent avoir été le même homme. Mais ce serait certainement faire un très étrange usage du mot homme que de l’appliquer à une idée dont le corps et la figure seraient exclus. Et cette façon de parler s’accorderait encore plus mal avec les conceptions de ces philosophes qui admettent la transmigration de l’âme, et sont d’avis que les âmes des hommes peuvent, pour punition de leurs fautes, être introduites dans des corps de bêtes comme étant la résidence qui leur convient, avec les organes propres à la satisfaction de leurs instincts bestiaux. Mais je ne pense pas pour autant que quiconque, même s’il était convaincu que l’âme d’Héliogabale résidait dans l’un de ses pourceaux, dirait que ce porc était un homme, ou était Héliogabale.

§ 7. Que l’identité s’accorde avec l’idée. Ilest donc faux de penser que l’unité de substance inclut toutes les espèces d’identité, ou la détermine dans tous les cas. Mais pour la penser et en juger correctement, il faut considérer l’idée que représente le mot auquel on l’applique. Car c’est une chose d’être la même substance, une autre d’être le même homme, et une troisième d’être la même personne, si « personne », « homme » et « substance » sont trois noms qui représentent trois idées différentes ; telle est en effet l’idée qui appartient à ce nom, telle doit être l’identité correspondante. Et si on avait prêté un peu plus d’attention à ce fait, on aurait évité une bonne part de la confusion qui souvent règne en cette matière, et qui n’entraîne pas peu de difficultés apparentes, en particulier en ce qui concerne l’identité personnelle, à laquelle pour cette raison nous allons consacrer un peu d’examen.

§ 8. Le même homme. Un animal est un corps vivant orga­nisé ; en conséquence le même animal, nous l’avons vu, est la même vie se conservant et se communiquant à différents corpuscules de matière qui se trouvent unis l’un après l’autre à ce corps vivant organisé. Et quoiqu’on invoque d’autres définitions, l’observation naïve ne permet pas de douter que l’idée dans notre esprit dont le son « homme » dans notre bouche est le signe ne se réfère à rien d’autre qu’à un animal d’une forme déterminée. Car je pense pou­voir m’assurer que quiconque verrait une créature de sa propre figure et structure l’appellerait un homme, même si de toute sa vie elle n’avait pas plus de raison qu’un chat ou un perroquet ; ou que quiconque entendrait un chat ou un perroquet discourir, raisonner et philosopher, ne l’en appel­lerait pas moins un chat ou un perroquet (ou ne penserait pas moins qu’il en soit un), considérant l’un comme un homme stupide et privé de raison, et l’autre comme un perroquet particulièrement intelligent et raisonnable. Un récit que nous tenons d’un auteur de grand renom peut ici suffire à étayer cette supposition d’un perroquet doué de raison. Voici ses propres mots :

« J’avais toujours eu envie de savoir de la propre bouche du prince Maurice de Nassau, ce qu’il y avait de vrai dans une histoire que j’avais ouïdire plusieurs fois au sujet d’un Perro­quet qu’il avait pendant qu’il était dans son Gouvernement du Brésil. Comme je crus que vraisemblablement je ne le verrais plus, je le priai de m’en éclaircir. On disait que ce Perroquet faisait des questions et des réponses aussi justes qu’une créa­ture raisonnable aurait pu faire, de sorte que l’on croyait dans la Maison de ce Prince que ce Perroquet était possédé. On ajoutait qu’un de ses Chapelains qui avait vécu depuis ce temps-là en Hollande, avait pris une si forte aversion pour les Perroquets à cause de celui-là, qu’il ne pouvait pas les souffrir, disant qu’ils avaient le Diable dans le corps. J’avais appris toutes ces circonstances et plusieurs autres qu’on m’assurait être véritables ; ce qui m’obligea de prier le Prince Maurice de me dire ce qu’il y avait de vrai en tout cela. Il me répondit avec sa franchise ordinaire et en peu de mots, qu’il y avait quelque chose de véritable, mais que la plus grande partie de ce qu’on m’avait dit, était faux. Il me dit que lorsqu’il vint dans le Bré­sil, il avait ouï parler de ce Perroquet ; et qu’encore qu’il crût qu’il n’y avait rien de vrai dans le récit qu’on lui en faisait, il avait eu la curiosité de l’envoyer chercher, quoiqu’il fût fort loin du lieu où le Prince faisait sa résidence : que cet Oiseau était fort vieux et fort gros ; et que lorsqu’il vint dans la Salle où le Prince était avec plusieurs Hollandais auprès de lui, le Perroquet dit dès qu’il les vit, Quelle compagnie d’Hommes blancs est celle-ci ? On lui demanda en lui montrant le Prince, qui il était ? Ilrépondit que c’était quelque Général. On le fit approcher, et le Prince lui demanda, D’où venez-vous ? Ilrépondit, de Marinan. Le Prince, Àqui êtes-vous ? Le Perro­quet, Àun Portugais. Le Prince, Que fais-tu-là ? Le Perroquet, Je garde les poules. Le Prince se mit à rire, et dit, Vous gardez les poules ? Le Perroquet répondit, Oui, moi ; et je sais bien faire chuc, chuc ; ce qu’on a accoutumé de faire quand on appelle les poules, et ce que le Perroquet répéta plusieurs fois. Je rapporte les paroles de ce beau dialogue en français, comme le Prince me les dit. Je lui demandai encore en quelle langue parlait le Perroquet. Il me répondit que c’était en Brésilien. Je lui demandai s’il entendait cette Langue. Il me répondit que non, mais qu’il avait eu soin d’avoir deux interprètes, un Bré­silien qui parlait Hollandais, et l’autre Hollandais qui parlait Brésilien, qu’il les avait interrogés séparément, et qu’ils lui avaient rapporté tous deux les mêmes paroles. Je n’ai pas voulu omettre cette histoire, parce qu’elle est fort singulière, et qu’elle peut passer pour certaine. J’ose dire au moins que ce Prince croyait ce qu’il me disait, ayant toujours passé pour un Homme de bien et d’honneur. Je laisse aux Naturalistes le soin de raisonner sur cette aventure, et aux autres Hommes la liberté d’en croire ce qu’il leur plaira. Quoi qu’il en soit, il n’est peut-être pas mal d’égayer quelquefois la scène par de telles digressions, à propos ou non2. »

J’ai pris soin de rapporter l’histoire en entier au lecteur dans les mots mêmes de l’auteur, parce qu’il ne me semble pas l’avoir trouvée invraisemblable. Car on ne saurait imaginer qu’un homme aussi capable, ayant de quoi corroborer tous les témoignages qu’il donne de lui-même, se donnerait tant de mal, en un lieu où cela n’avait pas grand-chose à faire, pour épingler de la sorte sur un homme qu’il donne pour son ami, et qui plus est un prince en qui il reconnaît tant de distinction et de piété, une histoire qu’il ne pouvait tenir pour invraisem­blable sans l’estimer également ridicule. À l’évidence le prince qui endosse cette histoire, et notre auteur qui dit la tenir de lui, appellent l’un et l’autre ce locuteur un perroquet ; et je le demande à quiconque estime qu’on peut raconter une telle histoire, si ce perroquet et tous les animaux de son espèce avaient jamais parlé comme un prince nous donne sa parole que celui-ci l’a fait, est-ce qu’on n’aurait pas vu en eux une race d’animaux doués de raison ? Mais en aurait-on fait pour autant des hommes et non des perroquets ? Car je ne crois pas que ce soit seulement l’idée d’un être pensant ou rai­sonnable qui fait l’idée de l’homme selon l’opinion de la plu­part des gens : mais c’est l’idée d’un corps de telle et telle forme jointe à elle. Et si telle est l’idée d’un homme, le même corps se perpétuant lui-même, sans être renouvelé tout d’un coup, doit entrer dans la formation du même homme aussi bien que le même Esprit immatériel.

§ 9. Identité personnelle. Après ces préliminaires à la déter­mination de ce qui fait l’identité personnelle, il nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce qui pro­vient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons ou voulons quelque chose, nous savons que nous le faisons. Il en va tou­jours ainsi de nos sensations et de nos perceptions présentes : ce par quoi chacun est pour lui-même précisément ce qu’il appelle soi, laissant pour l’instant de côté la question de savoir si le même soi continue d’exister dans la même sub­stance ou dans plusieurs. Car la conscience accompagne tou­jours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes. Mais l’identité personnelle, autrement dit la mêmeté ou le fait pour un être rationnel d’être le même, ne consiste en rien d’autre que cela. L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétros­pectivement toute action ou pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent, réfléchit sur elle.

§ 10. C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. Mais on voudrait savoir aussi s’il s’agit de la même sub­stance identique. Peu de gens penseraient avoir de motif pour en douter si ces perceptions, avec leur conscience, restaient toujours présentes dans l’esprit, par où la même chose pen­sante serait toujours consciemment présente et, du moins le penserait-on, évidemment la même pour elle-même. Mais ce qui semble faire la difficulté est ceci, que cette conscience étant constamment interrompue par l’oubli, il n’y a aucun moment de nos vies où nous puissions contempler devant nous, d’un seul coup d’œil, toute la suite de nos actions pas­sées : les meilleures mémoires elles-mêmes en perdent une partie de vue tandis qu’elles en considèrent une autre ; nous­-mêmes pendant la plus grande partie de notre vie ne réflé­chissons pas sur notre soi passé, mais nous dirigeons notre attention vers nos pensées présentes, et lorsque nous dormons profondément, nous n’avons plus aucune pensée, du moins aucune dont nous ayons cette conscience qui caractérise nos pensées de l’état de veille. C’est pourquoi je dis que, dans tous ces cas, notre conscience étant interrompue, et nous­-mêmes ayant perdu de vue notre soi passé, on peut se deman­der si nous sommes vraiment la même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. Mais qu’il soit rationnel ou non de le supposer, cela ne change rien à l’iden­tité personnelle. La question en effet est de savoir ce qui fait la même personne, et non pas si c’est la même substance identique qui pense toujours dans la même personne, ce qui en l’occurrence n’a aucune importance. Des substances diffé­rentes peuvent être unies en une seule personne par la même conscience (lorsqu’elles y prennent part) exactement comme différents corps peuvent être réunis dans un seul animal dont l’identité est préservée par l’unité d’une même vie qui se conserve à travers le changement des substances. En effet, puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même pour lui-même, l’identité personnelle ne dépend de rien d’autre, qu’elle soit rattachée à une seule substance indi­viduelle ou qu’elle se préserve à travers la succession de plu­sieurs substances. Car si un être intelligent quelconque est capable de répéter l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en a eue la première fois, et la même conscience que celle qu’il a d’une action présente, dans cette mesure même il est le même soi personnel. Car c’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes qu’il est soi pour soi-même maintenant, et qu’ainsi il restera le même soi dans l’exacte mesure où la même conscience s’étendra à des actions passées ou à venir ; et il ne serait pas plus devenu deux personnes par l’écoulement du temps ou par la substitution d’une substance à une autre qu’un homme ne devient deux hommes quand il porte aujourd’hui d’autres vêtements qu’hier, en ayant dormi plus ou moins longuement entre temps. La même conscience réunit ces actions éloi­gnées au sein de la même personne, quelles que soient les substances qui ont contribué à leur production.

§ 11. L’identité personnelle dans le changement des sub­stances. Qu’ilen soit bien ainsi, nous en avons une sorte de preuve dans le fait que notre propre corps est une partie de nous-mêmes (c’est-à-dire de notre soi conscient et pensant), tous les corpuscules qui le composent nous étant sensibles quand ils sont touchés, et nous affectant, en sorte que nous sommes conscients du bien et du mal qu’ils éprouvent, aussi longtemps qu’ils forment une unité vivante avec ce même soi conscient et pensant. Ainsi pour chacun les membres de son corps sont une partie de lui-même, avec laquelle il est en rela­tion de sympathie et dont il se soucie. Mais si vous coupez une main, la séparant ainsi de la conscience que nous avions de son réchauffement, de son refroidissement et de ses autres affec­tions, elle n’est pas plus, pour son propriétaire, une partie de lui-même que le corpuscule matériel le plus éloigné. Nous voyons ainsi que la substance qui formait le soi personnel à un certain moment peut avoir changé à un autre sans que l’iden­tité personnelle ait changé : car il n’y a pas de doute que c’est bien de la même personne qu’il s’agit, encore que les membres qui lui appartenaient auparavant en aient été retranchés.

§ 12. Et dans le changement des substances pensantes. Mais la question qui se pose est de savoir si, la substance qui pense ayant changé, il peut s’agir de la même personne, ou, celle-là demeurant la même, celle-ci peut être une autre.

À cette question je réponds pour commencer qu’il n’y a aucun problème pour tous ceux qui situent la pensée dans une constitution purement matérielle ou animale, vide de sub­stance immatérielle. Car, que leur hypothèse soit vraie ou fausse, à l’évidence ils conçoivent l’identité personnelle se conservant en autre chose que dans l’identité de substance, de même que l’identité animale est conservée dans l’identité de la vie, et non dans celle de la substance. C’est pourquoi ceux qui situent au contraire la pensée dans une substance immatérielle doivent montrer, avant de confronter leur opinion à celle des premiers, pourquoi l’identité personnelle ne se conserverait pas dans le changement de substances immatérielles, ou dans la diversité de substances immatérielles particulières, aussi bien que l’identité animale se conserve dans le changement des substances matérielles, ou dans la diversité de corps parti­culiers. À moins qu’ils ne veuillent dire que c’est un seul Esprit immatériel qui fait la même vie dans les bêtes, comme c’est un seul Esprit immatériel qui fait la même personne dans les humains, ce que les Cartésiens du moins n’accorderont pas, de peur de faire des bêtes elles aussi des choses qui pensent.

§ 13. Pour ce qui est maintenant de la première partie de la question : la même substance pensante (à supposer que seules pensent des substances immatérielles) étant changée, peut-elle être la même personne ? Je réponds que le problème ne pour­rait être résolu que par ceux qui sauraient quelle espèce de sub­stance ils sont eux mêmes, et qui pense, et si la conscience des actions passées peut être transférée d’une substance pensante à une autre. J’accorde que si la même conscience était la même action individuelle, cela ne pourrait se faire ; mais comme il s’agit de la représentation présente d’une action passée, il res­terait à montrer pourquoi il serait impossible que quelque chose qui n’a jamais existé en réalité soit représenté à l’esprit comme s’il avait existé. C’est pourquoi il nous sera toujours difficile de déterminer dans quelle mesure la conscience des actions passées est attachée à un agent individuel donné, de sorte qu’aucun autre ne puisse l’avoir, tant que nous ne sau­rons pas quelles espèces d’actions ne sauraient s’accomplir sans un acte réfléchi de perception qui les accompagne, et comment elles sont effectuées par des substances pensantes qui ne peuvent penser sans en être conscientes. Mais en réalité ce que nous appelons la même conscience n’est pas le même acte individuel ; c’est pourquoi il sera difficile de conclure de la nature des choses qu’une seule et unique substance intellectuelle ne peut pas se représenter comme son propre fait ce qu’elle n’a jamais fait, mais que peut-être un autre agent a accompli : ce qui me fait dire qu’une telle représentation peut ne pas être dépourvue de réalité matérielle ou factuelle, tout comme diverses représentations que nous formons en rêve et que nous tenons alors pour vraies. Cette possibilité, aussi long­temps que nous n’aurons pas une vue plus claire de la nature des substances pensantes, nous n’aurons pas de meilleur moyen de l’exclure que d’invoquer la bonté de Dieu : dans la mesure où c’est le bonheur ou le malheur d’une de ses créa­tures sensibles qui est en jeu, il ne commettra pas la même fatale erreur qu’elles en transférant de l’une à l’autre cette conscience qui emporte avec elle la récompense et le châti­ment. Je laisse à juger si ceci peut être un argument contre ceux qui situent la pensée dans un système de circulation des Esprits animaux. Mais pour en revenir à la question posée, il faut accorder que si la même conscience (dont on a montré qu’elle était quelque chose de tout à fait distinct d’une figure ou d’un mouvement numériquement identiques dans un corps) peut passer d’une substance pensante à une autre, il sera alors possible pour deux substances pensantes de ne former qu’une seule personne. Car si la même conscience est conservée, que ce soit dans la même substance ou dans des substances diffé­rentes, l’identité personnelle l’est aussi.

§ 14. Pour ce qui est de la seconde partie de la question : la même substance immatérielle demeurant inchangée, peut-il y avoir deux personnes différentes ? elle me semble reposer sur le point suivant : le même être immatériel, étant conscient des actions qu’il a accomplies dans son passé, peut-il être entièrement dépouillé de toute conscience de son existence passée, et perdre jusqu’au pouvoir de jamais la retrouver, comme s’il entamait une nouvelle comptabilité pour un nouvel exercice, avec une conscience qui ne s’étendrait pas plus loin que ce nouvel état ? Tous ceux qui croient à la préexistence des âmes sont évidemment de cet avis, puisqu’ils autorisent l’âme à ne conserver aucune conscience de ce qu’elle a fait dans cet état antérieur, que ce soit en étant séparée de tout corps ou en étant incorporée à un autre ; et s’ils ne l’étaient pas, l’expé­rience la plus ordinaire les réfuterait aussitôt. De telle sorte que, l’identité personnelle ne s’étendant pas plus loin que ne va la conscience, un Esprit préexistant qui n’a pas traversé tant de siècles dans un état de sommeil complet doit néces­sairement faire des personnes distinctes. Supposons un Plato­nicien ou un Pythagoricien chrétiens, pour qui Dieu a achevé toute son œuvre de création le septième jour, et qui en conclut que son âme existe depuis ce moment ; supposons qu’il croie qu’elle a successivement habité plusieurs corps humains, comme j’en ai une fois rencontré un, qui était convaincu que son âme était celle de Socrate (je ne discuterai pas de savoir si c’était raisonnable : tout ce que je sais, c’est qu’à la place qu’il occupait, qui n’était pas des moindres, il passait pour un homme de grand sens, dont les publications ont montré les capacités et l’érudition), est-ce qu’on estimerait pour autant qu’il pouvait être la même personne que Socrate, alors qu’il n’avait conscience d’aucune des actions ou des pensées de Socrate ? Que chacun fasse réflexion sur lui-même, il conclura qu’il a en lui un Esprit immatériel qui est ce qui pense en lui, et qui le conserve comme le même dans la conti­nuelle transformation de son corps, et qui est ce qu’il appelle lui-même. Si nous supposons maintenant (hypothèse qui ne comporte aucune apparence d’absurdité puisque, pour autant que nous sachions quelque chose de leur nature, les âmes sont indifférentes à tout corpuscule de matière) qu’il croie cette âme être la même qui habitait le corps de Nestor ou celui de Thersite au siège de Troie, comme elle pourrait avoir été ce qu’elle est aujourd’hui, l’âme de n’importe quel autre homme, pense-t-il pour autant et pourrait-il même concevoir qu’il est la même personne que Nestor ou Thersite, alors qu’il n’a aucune conscience de la moindre de leurs actions ? Pourrait-il alors se soucier de l’une ou l’autre de leurs actions et se les attribuer, ou penser qu’elles sont siennes plutôt que les actions d’un homme quelconque ayant jamais existé ? De sorte que, si sa conscience ne s’étend à aucune des actions d’aucun de ces hommes, il ne forme pas plus un seul soi avec aucun des deux, que si l’âme ou l’Esprit immatériel, qui lui est présentement incorporé, avait été créée, et avait com­mencé d’exister quand elle s’est incorporée à son corps pré­sent, encore qu’il serait parfaitement vrai que l’Esprit qui était incorporé au corps de Nestor ou de Thersite était numériquement le même que celui qui à présent est incorporé au sien. Ceci à vrai dire ne ferait pas plus de lui la même per­sonne que Nestor, que si quelques corpuscules de matière ayant appartenu à Nestor lui appartenaient maintenant, étant donné que la même substance immatérielle sans la même conscience ne fait pas plus la même personne en étant unie à un certain corps que le même corpuscule de matière sans conscience uni à un corps ne fait la même personne. Que si, en revanche, il se trouvait jamais avoir conscience d’une des actions de Nestor, alors il se découvrirait lui-même ne faire qu’une personne avec Nestor.

§ 15. Et de la sorte nous pourrons peut-être concevoir sans difficulté qu’au moment de la résurrection une personne soit la même, bien que dans un corps dont la structure ou les par­ties ne seraient pas exactement ceux qu’il avait eus ici bas, puisque la même conscience va avec l’âme qui l’habite. Pourtant l’âme seule dans le changement des corps ne suffi­rait pas à faire le même homme, sauf aux yeux de celui pour qui c’est l’âme qui fait l’homme. Car si l’âme d’un prince, emportant avec elle la conscience de sa vie passée de prince, venait à entrer dans le corps d’un savetier et à s’incarner en lui à peine celui-ci abandonné par son âme à lui, chacun voit bien qu’il serait la même personne que ce prince, et comp­table seulement de ses actes : mais qui dirait que c’est le même homme ? Le corps lui aussi entre dans la constitution de l’homme, et je suppose que pour quiconque c’est le corps qui, dans ce cas, déterminerait l’homme, tandis que l’âme, avec toutes ses pensées princières, ne ferait pas un autre homme, mais il demeurerait le même savetier pour tous, sauf pour lui-même. Je sais bien que dans la façon de parler ordinaire « la même personne » et « le même homme » représentent une seule et même chose. Bien entendu chacun aura toujours le droit de parler comme il veut, et d’appliquer les sons articulés qu’il veut aux idées auxquelles ils lui paraissent convenir, et de les changer autant de fois qu’il veut. Il n’empêche que quand nous recherchons ce qui fait le même Esprit, le même homme ou la même personne, il nous faut fixer dans notre esprit les idées d’Esprit, d’homme et de personne, et, ayant décidé en nous-mêmes ce que nous entendons par là, il ne nous sera pas difficile de déterminer dans ces trois cas, ou d’autres semblables, quand il y a iden­tité ou non.

§ 16. La conscience fait la même personne. On voit que la même substance immatérielle ou âme ne suffit pas, où qu’elle soit située et quel que soit son état, à faire à elle seule le même homme. En revanche il est manifeste que la simple conscience, aussi loin qu’elle peut atteindre, même si c’est à des époques historiques passées, réunit des exis­tences et des actions éloignées dans le temps au sein de la même personne aussi bien qu’elle le fait pour l’existence et les actions du moment immédiatement précédent. En sorte que tout ce qui a la conscience d’actions présentes et passées est la même personne à laquelle elles appartiennent ensemble. Si j’avais conscience d’avoir vu l’Arche et le Déluge de Noé comme j’ai conscience d’avoir vu une crue de la Tamise l’hiver dernier, ou comme j’ai conscience maintenant d’écrire, je ne pourrais pas plus douter que moi qui écris ceci maintenant, qui ai vu la Tamise déborder l’hi­ver dernier, et qui aurais vu la terre noyée par le Déluge, j’étais le même soi, dans quelque substance qu’il vous plaira de le placer, que je ne puis douter que moi qui écris suis le même soi ou moi-même que j’étais hier, tandis qu’à présent j’écris (que je sois entièrement constitué ou non de la même substance, matérielle ou immatérielle). Car pour ce qui est de la question de savoir si je suis le même soi, il importe peu que ce soi d’aujourd’hui soit fait de la même substance ou d’autres. Car je suis aussi justement soucieux et comptable d’un acte accompli il y a mille ans, que cette conscience de soi m’attribuerait maintenant en propre, que je le suis de ce que j’ai fait il y a un instant.

§ 17. Le soi dépend de la conscience. Soi est cette chose qui pense consciente (de quelque substance, spirituelle ou matérielle, simple ou composée, qu’elle soit faite, peu importe) qui est sensible, ou consciente du plaisir et de la douleur, capable de bonheur et de malheur, et qui dès lors se soucie de soi dans toute la mesure où s’étend cette conscience. Chacun trouve ainsi que son petit doigt, tant qu’il entre dans cette conscience, est une partie de soi autant que ce qui lui est le plus essentiel. Ce petit doigt étant amputé, si la conscience s’en allait avec lui et se séparait du reste du corps, il est clair que c’est le petit doigt qui serait la personne, la même personne ; et soi n’aurait alors rien à voir avec le reste du corps. De même que dans ce cas c’est la conscience qui accompagne la substance, lorsqu’une partie est séparée d’une autre, qui fait la même personne, et consti­tue ce soi indivisible, de même en va-t-il par rapport à des substances éloignées dans le temps. Celle avec qui peut se joindre la conscience de la chose pensante actuelle fait la même personne, elle forme un seul soi avec elle, et avec rien d’autre ; elle s’attribue ainsi et avoue toutes les actions de cette chose, qui n’appartiennent qu’à elle seule aussi loin que s’étend cette conscience (mais pas plus loin), comme le com­prendra quiconque y pensera.

§ 18. Objet de récompense et de châtiment. C’est dans cette identité personnelle que se fondent tout le droit et toute la jus­tice de la récompense et du châtiment, c’est-à-dire du bonheur et du malheur dont chacun se soucie pour lui-même, indépen­damment de ce qui peut advenir à toute substance qui ne serait pas unie à cette conscience, ou affectée en même temps qu’elle. Car, comme il apparaissait clairement dans l’exemple que je donnais à l’instant, si la conscience s’en allait avec le petit doigt quand il a été coupé, ce serait le même soi qui hier se souciait du corps tout entier et le considérait comme faisant partie de soi, et dont il lui faudrait bien admettre alors que les actions sont maintenant les siennes. Tandis que si le même corps étant toujours en vie acquérait sa propre conscience aussitôt après la séparation du petit doigt, dont celui-ci ne saurait rien, il ne s’en soucierait plus, ne verrait pas en lui une partie de soi, ne pourrait faire siennes aucune de ses actions ni se les voir imputer.

§ 19. Ceci peut nous faire voir en quoi consiste l’identité per­sonnelle : non dans l’identité de substance mais, comme je l’ai dit, dans l’identité de conscience, en sorte que si Socrate et l’ac­tuel maire de Quinborough en conviennent, ils sont la même personne, tandis que si le même Socrate éveillé et endormi ne partagent pas la même conscience, Socrate éveillé et Socrate dormant n’est pas la même personne. Et punir Socrate l’éveillé pour ce que Socrate le dormant a pu penser, et dont Socrate l’éveillé n’a jamais eu conscience, ne serait pas plus juste que de punir un jumeau pour les actes de son frère jumeau et dont il n’a rien su, sous prétexte que leur forme extérieure est si semblable qu’ils sont indiscernables (or on a vu de tels jumeaux).

§ 20. Maintenant on pourra toujours nous objecter encore ceci : supposons que j’aie totalement perdu la mémoire de cer­taines parties de mon existence, ainsi que toute possibilité de les retrouver, en sorte que peut-être je n’en serai plus jamais conscient, ne suis-je pas cependant toujours la personne qui a commis ces actes, eu ces pensées dont une fois j’ai eu conscience, même si je les ai maintenant oubliées ? À quoi je réponds que nous devons ici faire attention à quoi nous appli­quons le mot « je ». Or dans ce cas il ne s’agit que de l’homme. Si l’on présume que le même homme est la même personne, on suppose aussi facilement que « je » représente aussi la même personne. Mais s’il est possible que le même homme ait diffé­rentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même homme à différents moments ne fasse différentes personnes. Ce qui, nous le voyons bien, est le sentiment de toute l’humanité dans ses déclarations les plus solennelles, puisque les lois humaines ne punissent pas le fou pour les actes accomplis par l’homme dans son bon sens, ni l’homme dans son bon sens pour ce qu’a fait le fou, les considérant ainsi comme deux personnes distinctes. Ce qu’ex­plique assez bien notre façon de parler3 lorsque nous disons qu’un tel « n’est pas lui-même », ou qu’il est « hors de soi », phrases qui suggèrent que le soi a été transformé, que la même personne qui est soi n’était plus là dans cet homme, comme si c’était bel et bien ce que pensaient ceux qui usent de ces tours, ou du moins ceux qui ont été les premiers à en user.

§ 21. Cependant il est difficile de concevoir comment le même homme ou le même individu nommé Socrate pourrait être deux personnes distinctes. Pour y voir plus clair il nous faut considérer ce qu’on entend par Socrate, ou par le même individu humain.

Il faut qu’il soit ou bien, premièrement, la même substance pensante individuelle, immatérielle, en bref la même âme numériquement identique et rien d’autre ; ou bien, deuxième­ment, le même animal, indépendamment de toute âme imma­térielle ; ou bien, troisièmement, l’union du même Esprit immatériel et du même animal. Mais quelle que soit celle de ces hypothèses que vous adoptez, il est impossible de faire que l’identité personnelle consiste en quoi que ce soit d’autre que la conscience, ou s’étende au-delà de ce que celle-ci appréhende.

En effet dans le premier cas on devra admettre la possibilité qu’un homme né de femmes différentes à différentes époques soit le même homme. C’est là une façon de parler, mais qui­conque l’admet doit admettre la possibilité pour le même homme d’être deux personnes différentes, aussi différentes que deux personnes quelconques ayant vécu en des siècles distincts sans connaître leurs pensées respectives.

Dans le deuxième et le troisième cas, Socrate dans cette vie et dans l’autre ne saurait être le même homme, si ce n’est par la même conscience. Si l’on fait ainsi consister l’identité humaine précisément en ce qui, selon nous, fait l’identité personnelle, il n’y aura aucune difficulté à accorder que le même homme soit la même personne. Mais alors ceux qui situent l’identité humaine dans la seule conscience et rien d’autre doivent se demander comment ils feront que l’enfant Socrate soit le même homme que Socrate ressuscité. Ainsi quoi que ce soit qui fasse un homme aux yeux de certains hommes, et par conséquent l’identité d’un individu humain, sur quoi peut-être peu seront d’accord, nous ne pourrons situer l’identité personnelle nulle part ailleurs que dans la conscience (qui est la seule chose qui fait ce que nous appe­lons soi) sans nous trouver embarqués dans de grandes absurdités.

§ 22. Mais un homme saoul et un homme sobre ne sont-ils pas la même personne ? Sinon, pourquoi un homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ? C’est la même personne dans l’exacte mesure où un homme qui marche et fait d’autres choses encore pendant son sommeil est la même personne, et est responsable de tout dommage causé alors. Les lois humaines punissent les deux selon une règle de justice qui s’accorde à leur mode de connaissance : ne pouvant dans des cas de ce genre distinguer avec certitude ce qui est vrai et ce qui est feint, elles ne peuvent admettre comme défense valable l’ignorance due à l’ivresse ou au sommeil. Car bien que le châ­timent soit attaché à la personnalité, et la personnalité à la conscience, et que peut-être l’ivrogne n’ait pas conscience de ce qu’il a fait, les tribunaux humains cependant le punissent à bon droit, parce que contre lui il y a la preuve du fait, tandis qu’en sa faveur il ne peut y avoir la preuve du manque de conscience. Mais au jour du Jugement Dernier, quand les secrets de tous les cœurs seront mis à nu, on peut raisonnable­ment penser que personne ne sera tenu de répondre pour ce dont il n’a pas eu connaissance ; mais il recevra le verdict qui convient, sa seule Conscience4 l’accusant ou l’excusant.

§ 23. Seule la conscience fait le soi. Il n’y a que la conscience qui puisse unir des existences éloignées au sein de la même personne, l’identité de substance n’y parviendra pas. Car quelle que soit la substance, et sa constitution, sans conscience il n’y a pas de personne : ou alors un cadavre pourrait être une personne aussi bien que n’importe quelle sorte de substance pourrait l’être sans conscience.

Si nous pouvions supposer d’un côté deux consciences dif­férentes, sans communication entre elles, mais faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour, et l’autre de nuit, et d’autre part une même conscience faisant agir alternativement deux corps distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et bien de savoir, dans le premier cas, si l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes aussi dif­férentes que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule personne dans deux corps différents, tout autant qu’un homme est le même dans deux costumes diffé­rents ? Et nous n’avons aucun intérêt réel à dire, dans les deux cas qui viennent d’être évoqués, que cette conscience tantôt identique, tantôt différente, est due au fait que des substances immatérielles, tantôt identiques, tantôt différentes, l’apportent avec elles à ces corps. Que ce soit vrai ou non, cela ne change rien à l’affaire : car il est évident que l’identité personnelle serait toujours déterminée par la conscience, que cette conscience dépende d’une substance individuelle immaté­rielle ou non. Car si on accorde que la substance pensante en l’homme doit nécessairement être supposée immatérielle, il est évident que cette chose pensante immatérielle devra tantôt prendre congé de sa conscience passée, tantôt la retrouver, comme on voit dans l’oubli où les hommes sont souvent de leurs actes, et dans la façon dont il peut arriver que l’esprit recouvre la mémoire d’une conscience passée qu’il avait per­due depuis au moins vingt ans. Si vous faites en sorte que ces périodes de mémoire et d’oubli alternent régulièrement avec le jour et la nuit, vous aurez deux personnes avec le même Esprit immatériel, comme vous aviez précédemment deux personnes avec un seul et même corps. En sorte que le soi n’est pas déterminé par une identité ou une différence de sub­stance, dont il n’a aucune assurance, mais uniquement par l’identité de conscience.

§ 24. Sans doute il peut concevoir que la substance dont il est fait à présent a aussi existé antérieurement, réunie dans le même être conscient : mais si vous ôtez la conscience, cette substance n’est plus davantage soi-même, ou n’en fait pas plus partie que toute autre substance, de même que dans l’exemple que nous avons donné d’un membre amputé, dont nous n’avons plus aucune conscience qu’il a chaud, qu’il a froid ou qu’il éprouve une autre affection, il est clair que ce membre ne fait pas plus partie du soi d’un homme qu’une matière quelconque dans l’univers. Il en ira exactement de même si nous nous référons à quelque substance immaté­rielle, vidée de cette conscience par laquelle je suis moi­-même pour moi-même : s’il est quelque partie de l’existence de ce soi que je ne peux pas réunir par le souvenir avec cette conscience présente par où je suis maintenant mon propre « soi », il n’est pas plus moi-même c’est-à-dire mon soi, en tout cas pour cette partie de son existence, que ne l’est tout autre être immatériel. Car quoi qu’une substance ait pensé ou fait, si je ne peux pas me le rappeler et en faire ma pensée à moi, mon action à moi, en me l’appropriant par la conscience, cette chose ne m’appartiendra pas plus (même si c’est une part de moi-même qui l’a pensée ou faite) que si elle avait été pensée ou faite par n’importe quel autre être immatériel exis­tant par ailleurs.

§ 25. J’accorde cependant que l’opinion la plus plausible est que cette conscience dépend d’une seule substance indivi­duelle immatérielle et qu’elle en est l’affection.

Mais laissons les hommes résoudre cette énigme comme ils voudront selon leurs diverses théories. Tout être intelligent, capable de ressentir du bonheur ou du malheur, nous accor­dera qu’il y a quelque chose qui est lui-même, dont il se sou­cie et qu’il voudrait rendre heureux ; que ce soi a existé et continue d’exister sans interruption depuis plus d’un instant, et que pour cette raison il est possible qu’il existe encore pen­dant des mois et des années à venir, sans que nous puissions assigner de limites certaines à sa durée ; et qu’il est toujours, par la même conscience, le même soi qui continue son exis­tence dans le futur. Ainsi, par cette conscience, il se découvre lui-même être le même soi qui a accompli tel ou tel acte il y a quelques années, ce qui le rend présentement heureux ou malheureux. Mais dans tout ce compte qui est rendu de soi, l’identité numérique de la substance n’entre pas en ligne pour faire le même soi : il ne faut que considérer la continuation de la même conscience, qui peut bien recouvrir la réunion puis la séparation de plusieurs substances, et qui ont appartenu au même soi dans la mesure seulement où elles ont maintenu une union vivante avec ce en quoi cette conscience résidait alors. Ainsi toute partie de nos corps qui a une union vivante avec ce qui en nous est conscient, fait partie de nous-mêmes ou de notre soi. Mais dès qu’il est soustrait à l’union vivante par où cette conscience se communique, ce qui faisait partie de nous-­mêmes ou de notre soi il y a un instant ne nous appartient pas davantage maintenant qu’une partie du soi d’un autre homme ne m’appartient ; et il se pourrait bien qu’en peu de temps il en vienne à faire réellement partie d’une autre personne. De sorte que la même substance numériquement appartiendra à deux personnes distinctes, et que la même personne préservera son identité dans le changement de plusieurs substances. Si nous pouvions supposer un Esprit qui soit totalement dépouillé de toute sa mémoire ou de la conscience de ses actes passés, comme nous trouvons toujours que nos esprits le sont d’une grande partie, et parfois de la totalité des leurs, la réunion ou la séparation d’une telle substance spirituelle n’entraînerait pas plus de variation dans l’identité personnelle que celle d’un cor­puscule de matière, quel qu’il soit. Toute substance qui est unie de façon vivante à l’être pensant présent appartient précisé­ment au même soi qui existe maintenant, et toute chose qui lui est unie par une conscience d’actes antérieurs appartient égale­ment au même soi, qui demeure le même alors et à présent.

§ 26. La personne, terme judiciaire. Le mot « personne », tel que je l’emploie, est le nom de ce soi. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle lui-même, un autre homme, ce me semble, pourra dire qu’il s’agit de la même personne. C’est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé, par-delà l’existence présente : par où elle devient soucieuse et comptable des actes passés, elle les avoue et les impute à soi­-même, au même titre et pour le même motif que les actes pré­sents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis. En sorte que recevoir du plaisir ou de la douleur, c’est-à-dire être récompensé ou puni du fait d’un quelconque de ces actes reviendrait ni plus ni moins à être voué au bonheur ou au malheur dès la nais­sance (du seul fait d’exister), sans avoir rien fait ni mérité. Car si nous supposons qu’un homme puisse être puni mainte­nant pour ce qu’il aurait fait dans une autre vie dont aucune conscience ne saurait lui être donnée, quelle différence y aurait-il entre une telle punition et le fait d’avoir été créé pour le malheur ? Il est donc logique que l’Apôtre nous dise qu’au jour du Jugement, quand chacun sera récompensé confor­mément à ses actes, les secrets de tous les cœurs seront mis à nu5. Le verdict sera justifié par la conscience que toutes personnes auront alors qu’elles-mêmes sont les mêmes qui précisément ont commis ces actes et méritent d’être ainsi punies pour eux, quel que soit le corps dans lequel elles se montrent ou les substances auxquelles cette conscience est attachée.

§ 27. Je vois bien qu’en traitant de ce sujet j’ai formulé certaines hypothèses qui paraîtront étranges à certains lec­teurs, et peut-être le sont-elles en effet. Pourtant je pense qu’elles sont excusables, vu l’ignorance où nous nous trou­vons de la nature de cette chose pensante qui est en nous et que nous regardons comme nous-mêmes ou comme notre soi. Si nous savions ce qu’elle était, ou comment elle était attachée à un certain système de circulation d’Esprits ani­maux, ou si elle pouvait ou non accomplir ses opérations de pensée et de mémoire en raison de l’organisation d’un corps semblable au nôtre, enfin si Dieu a voulu qu’aucun Esprit de ce genre ne soit jamais uni à plus d’un tel corps, dont la constitution des organes déterminerait sa mémoire, nous apercevrions peut-être l’absurdité de quelqu’une de mes hypothèses. Mais, puisque nous n’y voyons toujours pas clair en pareilles matières, et prenant, comme on fait d’ordinaire, l’âme de l’homme pour une substance immatérielle, indépen­dante de la matière et également indifférente à toutes ses par­ties, il ne saurait y avoir aucune absurdité venant de la nature des choses à supposer que la même âme soit unie à différents corps à différents moments, et forme ainsi un seul homme avec chacun d’eux pour un temps donné. Nous admettons bien que ce qui hier faisait partie du corps d’un mouton fera demain partie du corps d’un homme, et que cette union en fera une partie vivante de Mélibée lui-même après qu’elle ait appartenu à son bélier.

§ 28. La difficulté vient du mauvais usage des noms. Pour conclure, disons que toute substance qui commence à exister doit nécessairement rester la même tout au long de son existence ; que toute composition de substances qui commence d’exister doit continuer à former un même ensemble aussi longtemps que sont unies entre elles ces substances ; enfin que tout mode d’une substance qui commence à exister est le même tout au long de son existence. La même règle générale vaut pour la composition des substances et pour la composi­tion des modes différents. D’où il ressort que la difficulté ou l’obscurité régnant en cette matière proviennent plutôt du mauvais usage des noms que d’une obscurité dans les choses elles-mêmes. Car quelle que soit l’idée spécifique à laquelle s’applique un nom, si on ne s’écarte pas de l’idée, la diffé­rence pour une chose donnée entre même et différente se concevra aisément, et ne donnera lieu à aucun doute.

§ 29. L’existence continuée fait l’identité. Car si nous sup­posons que l’idée d’un homme est celle d’un Esprit rationnel, il est facile de savoir ce qu’est le même homme, c’est-à-dire que le même Esprit, soit séparé soit logé dans un corps, sera le même homme. En supposant qu’un Esprit rationnel uni de façon vivante à un corps ayant une certaine configuration de parties fait un homme, aussi longtemps que cet Esprit ration­nel conservera cette configuration vivante de parties ce sera le même homme, même s’il passe d’un corps dans un autre. Mais si quelqu’un considère que l’idée d’un homme consiste seulement dans l’unité vivante de certaines parties selon une certaine forme, aussi longtemps que cette unité et cette forme vivantes demeureront dans un même ensemble, identique à lui-même à travers le changement et le flux continuel des cor­puscules qui le composent, ce sera le même homme. Car quelle que soit la façon dont une idée complexe est composée, il suffit que l’existence en fasse une seule chose particulière, sous quelque dénomination que ce soit, pour que la continua­tion de la même existence préserve l’identité de l’individu sous l’identité du nom.

1. Usant à notre tour d’un expédient (faute de termes distincts disponibles en français : cf. ci-dessous Glossaire, MIND) nous mettons une majuscule à « Esprit » lorsqu’il s’agit de rendre spirit, et nous écrivons « esprit » pour mind (E.B.).

2. Mémoires des événements de 1672 à 1679, p. 57/392 [note de Locke]. Nous reprenons le texte donné par Coste à partir des Mémoires de ce qui s’est passé dans la chrétienté depuis le commencement de la guerre en 1672 jusqu’à la paix conclue en 1679, par M. le Chevalier Temple, traduit de l’anglais, 2e édition, La Haye, A. Moetjens, 1692.

3. Locke, écrivant en anglais, précise : « en anglais ».

4. En anglais : conscience.

5. Cf. le Nouveau Testament, Lettres de Paul, 1 Cor. 14, 25 et 2 Cor. 5, 10. [N.d.E.]

John Locke

IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE

Essai sur l’entendement humain,

Livre II, Chapitre xxvii

[Trad. Étienne Balibar, revue par G. Brykman, Seuil, 1998]

§ 1. En quoi consiste l’identité. Une autre occasion pour l’esprit de faire des comparaisons lui est offerte par l’être même des choses, lorsque, considérant qu’une chose existe à un certain moment et à une certaine place, nous la comparons avec elle-même existant à un autre moment, et formons de là les idées de l’identique et du différent. Quand nous voyons que quelque chose est en quelque lieu à quelque moment du temps, nous pouvons être certains que c’est bien cette chose (quelle qu’en soit d’ailleurs la nature), et non une autre qui au même moment existe en un autre lieu, si semblables et indiscernables qu’elles puissent être pour tout le reste : en cela consiste la relation d’identité, que les idées auxquelles elle est attribuée ne changent en rien par rapport à ce qu’elles étaient au moment où nous considérons leur existence antérieure, et auquel nous comparons leur existence présente. De ce que nous ne trouvons jamais ni ne pouvons concevoir que deux choses de même espèce puissent exister à la même place au même moment, nous concluons à bon droit que tout ce qui existe quelque part à un moment donné en exclut tout ce qui est de même espèce, et s’y trouve soi seul. Lorsque donc nous voulons savoir si une chose est ou non la même, la question porte toujours sur quelque chose qui a existé à tel moment en tel lieu, et dont il était assuré à ce moment qu’elle était la même qu’elle-même et non une autre : d’où il suit qu’une seule chose ne peut avoir eu deux commencements d’exis­tence, pas plus que deux choses un seul commencement, puis­qu’il est impossible que deux choses de même espèce soient ou existent au même instant à la même place ; ou une seule et même chose à des places différentes. Ce qui a eu un seul com­mencement est donc la même chose, et ce qui a commencé à exister à des moments et en des lieux différents n’est pas la même chose mais une chose différente. La difficulté qu’on trouve à penser cette relation-là vient du défaut de soin et d’attention apportés à préciser les notions des choses aux­quelles on l’attribue.

§ 2. Identité de substances et de modes. Nousn’avons les idées que de trois sortes de substances : 1. Dieu ; 2. les intelli­gences finies ; 3. les corps. Dieu, d’abord, est sans commen­cement, éternel, inaltérable, et se trouve partout ; il ne peut donc y avoir aucun doute concernant son identité. Pour ce qui est des Esprits1 finis, ensuite, chacun a commencé d’exister à un moment et en un lieu déterminés, son identité continuera donc d’être déterminée à chaque fois par son rapport à ce moment et à ce lieu aussi longtemps qu’il existera.

La même chose vaudra finalement pour tout corpuscule matériel qui reste le même pourvu qu’aucune matière ne lui soit ajoutée ou soustraite. Car, encore que ces trois sortes de sub­stances, comme nous les appelons, ne s’excluent pas l’une l’autre de l’occupation d’une même place, nous ne pouvons les concevoir chacune pour son compte que comme excluant d’un même lieu toute substance de même espèce, si nous ne voulons pas que les notions et les noms d’identité et de différence soient dénués de sens, ce qui interdirait de distinguer les unes des autres non seulement les substances, mais quoi que ce soit d’autre. C’est ainsi que si deux corps pouvaient être au même moment au même endroit, il faudrait que ces deux parcelles de matière, quelle que soit leur taille, soient une seule et même chose. En réalité tous les corps n’en formeraient qu’un seul. Car la même raison qui ferait que deux corpuscules matériels puissent se trouver au même endroit ferait aussi que tous les corps y soient : supposition qui, une fois admise, abolit toute distinction entre identité et différence, ou entre une chose et plusieurs, et la rend ridicule. Mais il est contradictoire de poser deux choses ou davantage comme une seule : identité et diffé­rence sont donc des relations et des manières de comparaison bien fondées, utiles à l’entendement. Toutes les autres choses n’étant que des modes ou des relations qui, en dernière analyse, renvoient à des substances, l’identité et la différence de leurs existences propres seront donc également déterminées de la même façon ; il n’y a que les choses qui existent comme suc­cessions, telles que les actions des êtres finis, par exemple le mouvement et la pensée, qui l’un et l’autre consistent dans un train continu de succession, dont la différence va de soi : puisque chacune d’entre elles meurt au moment où elle naît, elles ne peuvent exister à des moments et à des endroits diffé­rents, comme des êtres permanents peuvent exister en des lieux éloignés à des moments différents ; c’est pourquoi il n’y a pas de mouvement ou de pensée qui, considéré à des moments dif­férents, puisse être le même, puisque chacune de ses parties possède un nouveau commencement dans l’existence.

§ 3. Principium individuationis. Ce qu’on vient de dire permet aisément de trouver en quoi consiste ce principe d’individuation qu’on a tant recherché : manifestement c’est l’existence elle­-même qui pour toutes les sortes d’êtres assigne à chacun un temps et un lieu déterminés, qui ne peuvent être communs à deux êtres de même espèce. Il semble que ceci cependant soit plus facile à concevoir dans le cas des substances ou des modes simples ; mais à y bien réfléchir ce n’est pas plus difficile dans le cas des substances et des modes composés, si l’on fait atten­tion à l’objet auquel on l’applique ; supposons par exemple qu’un atome, c’est-à-dire un corps persistant d’une surface invariable, existe à un certain moment et à un certain endroit : à l’évidence, considéré à un instant quelconque de son existence, il est en cet instant le même que soi-même. Car étant à cet ins­tant ce qu’il est, et rien d’autre, il est le même et doit le rester aussi longtemps que son existence se continue : pour toute cette durée en effet il sera le même, et aucun autre. De la même manière, si deux atomes ou plus sont unis ensembles dans une même masse, par la règle précédente chacun de ces atomes sera le même, et tandis qu’ils existeront unis les uns aux autres, la masse qu’ils constituent, formée des mêmes atomes, sera nécessairement la même masse, ou le même corps, alors même que le mélange des parties ne cessera de changer de forme. En revanche, si l’un des atomes est ôté, ou si un nouveau est ajouté, ce ne sera plus la même masse, ou le même corps. Dans l’état des créatures vivantes, l’identité ne dépend pas de la masse de certains corpuscules, mais de quelque chose d’autre. Dans leur cas en effet la variation de parties même grandes de matière ne change pas l’identité : un chêne qui croît d’une petite pousse jusqu’à un grand arbre, puis qu’on taille, est toujours le même chêne. Et un poulain qui devient un cheval, qui tantôt engraisse et tantôt maigrit, n’en demeure pas moins le même cheval, bien que dans les deux cas il puisse y avoir une transformation mani­feste dans les parties qui les constituent ; en sorte qu’en vérité aucun des deux n’est plus la même masse de matière, bien que l’un soit vraiment le même chêne, et l’autre vraiment le même cheval. Dont la raison est que, dans le cas d’une masse de matière et dans le cas d’un corps vivant, la notion d’identité ne s’applique pas à la même chose.

§ 4. Identité des plantes. Ilnous faut donc considérer en quoi un chêne se distingue d’une masse de matière, et il me semble que c’est en ceci : l’une ne consiste que dans l’agré­gation de corpuscules matériels quelle que soit la façon dont ils sont réunis, tandis que dans l’autre les corpuscules sont disposés de façon à former les parties d’un chêne ; et l’organi­sation de ces parties est propre à recevoir et à distribuer la nourriture qui lui permet de se maintenir, et de former le bois, l’écorce, les feuilles d’un chêne, etc., ce qui constitue la vie végétale. Si donc est une plante unique ce qui possède une telle organisation de ses parties en un corps d’un seul tenant, partageant une seule vie commune, elle continue d’être la même plante aussi longtemps qu’elle partage la même vie, bien que cette vie se communique à de nouveaux corpuscules de matière organiquement unis à la même plante vivante, dans une même organisation qui se maintient semblable, selon la forme caractéristique de cette espèce végétale. Car, puisque cette organisation demeure à chaque instant présente dans tel ensemble unique de matière, elle réside dans cet agrégat par­ticulier qui diffère de tout autre, elle est cette vie individuelle ; et comme celle-ci existe en permanence aussi bien avant qu’après dans la même continuité de parties unies au corps vivant de la plante qui se remplacent insensiblement, elle pos­sède cette identité qui fait la même plante, et que toutes ses parties soient parties de la même plante, tout le temps qu’elles restent unies dans cette organisation qui se conserve, propre à transférer cette vie commune à toutes les parties ainsi réunies.

§ 5. Identité des animaux. Le cas des bêtes n’est pas si dif­férent, que chacun ne puisse voir de là ce qui fait un animal, et le maintient tel quel. Nous avons quelque chose du même genre dans les machines, qui peut servir à le faire voir. Par exemple, qu’est-ce qu’une montre ? À l’évidence, ce n’est rien d’autre qu’une certaine organisation, ou une structure de parties adaptée à une certaine fin qu’elle est en mesure d’at­teindre quand une force suffisante s’y ajoute. Si nous suppo­sions que cette machine soit un seul corps persistant dont toutes les parties organisées seraient réparées, augmentées ou diminuées par une permanente addition et soustraction de par­ties imperceptibles, avec une seule vie commune, nous aurions quelque chose qui ressemblerait beaucoup au corps d’un animal, avec cette différence que dans un animal l’adap­tation de l’organisation et le mouvement en quoi consiste la vie commencent en même temps, le mouvement venant de l’intérieur ; tandis que dans les machines la force, dont on voit qu’elle vient de l’extérieur, fait souvent défaut, alors même que l’organe est en ordre de marche et propre à la recevoir.

§ 6. Identité de l’homme. Ceci montre également en quoi consiste l’identité d’un même homme : c’est tout simplement la participation ininterrompue à la même vie entretenue par un flux permanent de corpuscules matériels, entrant à tour de rôle dans une unité vivante avec le même corps organisé. Quiconque placerait l’identité de l’homme comme celle des autres animaux en quoi que ce soit d’autre qu’un corps orga­nisé apte à remplir sa fonction à un moment donné, et ensuite maintenu en vie sous une seule organisation à travers un flux de corpuscules matériels s’unissant à lui et se substituant les uns aux autres, aurait du mal à faire qu’un embryon et un homme d’âge, un fou et un individu dans son bon sens soient le même homme, tout en évitant que par la même raison Seth, Ismaël, Socrate, Pilate, saint Augustin et César Borgia puissent être le même homme. Car si l’identité de l’âme à elle seule fait l’identité de l’homme, et qu’il n’y ait rien dans la nature de la matière qui empêche le même Esprit indivi­duel d’être uni à divers corps, rien n’empêchera que ces hommes, ayant vécu à des époques éloignées et avec des caractères différents, puissent avoir été le même homme. Mais ce serait certainement faire un très étrange usage du mot homme que de l’appliquer à une idée dont le corps et la figure seraient exclus. Et cette façon de parler s’accorderait encore plus mal avec les conceptions de ces philosophes qui admettent la transmigration de l’âme, et sont d’avis que les âmes des hommes peuvent, pour punition de leurs fautes, être introduites dans des corps de bêtes comme étant la résidence qui leur convient, avec les organes propres à la satisfaction de leurs instincts bestiaux. Mais je ne pense pas pour autant que quiconque, même s’il était convaincu que l’âme d’Héliogabale résidait dans l’un de ses pourceaux, dirait que ce porc était un homme, ou était Héliogabale.

§ 7. Que l’identité s’accorde avec l’idée. Ilest donc faux de penser que l’unité de substance inclut toutes les espèces d’identité, ou la détermine dans tous les cas. Mais pour la penser et en juger correctement, il faut considérer l’idée que représente le mot auquel on l’applique. Car c’est une chose d’être la même substance, une autre d’être le même homme, et une troisième d’être la même personne, si « personne », « homme » et « substance » sont trois noms qui représentent trois idées différentes ; telle est en effet l’idée qui appartient à ce nom, telle doit être l’identité correspondante. Et si on avait prêté un peu plus d’attention à ce fait, on aurait évité une bonne part de la confusion qui souvent règne en cette matière, et qui n’entraîne pas peu de difficultés apparentes, en particulier en ce qui concerne l’identité personnelle, à laquelle pour cette raison nous allons consacrer un peu d’examen.

§ 8. Le même homme. Un animal est un corps vivant orga­nisé ; en conséquence le même animal, nous l’avons vu, est la même vie se conservant et se communiquant à différents corpuscules de matière qui se trouvent unis l’un après l’autre à ce corps vivant organisé. Et quoiqu’on invoque d’autres définitions, l’observation naïve ne permet pas de douter que l’idée dans notre esprit dont le son « homme » dans notre bouche est le signe ne se réfère à rien d’autre qu’à un animal d’une forme déterminée. Car je pense pou­voir m’assurer que quiconque verrait une créature de sa propre figure et structure l’appellerait un homme, même si de toute sa vie elle n’avait pas plus de raison qu’un chat ou un perroquet ; ou que quiconque entendrait un chat ou un perroquet discourir, raisonner et philosopher, ne l’en appel­lerait pas moins un chat ou un perroquet (ou ne penserait pas moins qu’il en soit un), considérant l’un comme un homme stupide et privé de raison, et l’autre comme un perroquet particulièrement intelligent et raisonnable. Un récit que nous tenons d’un auteur de grand renom peut ici suffire à étayer cette supposition d’un perroquet doué de raison. Voici ses propres mots :

« J’avais toujours eu envie de savoir de la propre bouche du prince Maurice de Nassau, ce qu’il y avait de vrai dans une histoire que j’avais ouïdire plusieurs fois au sujet d’un Perro­quet qu’il avait pendant qu’il était dans son Gouvernement du Brésil. Comme je crus que vraisemblablement je ne le verrais plus, je le priai de m’en éclaircir. On disait que ce Perroquet faisait des questions et des réponses aussi justes qu’une créa­ture raisonnable aurait pu faire, de sorte que l’on croyait dans la Maison de ce Prince que ce Perroquet était possédé. On ajoutait qu’un de ses Chapelains qui avait vécu depuis ce temps-là en Hollande, avait pris une si forte aversion pour les Perroquets à cause de celui-là, qu’il ne pouvait pas les souffrir, disant qu’ils avaient le Diable dans le corps. J’avais appris toutes ces circonstances et plusieurs autres qu’on m’assurait être véritables ; ce qui m’obligea de prier le Prince Maurice de me dire ce qu’il y avait de vrai en tout cela. Il me répondit avec sa franchise ordinaire et en peu de mots, qu’il y avait quelque chose de véritable, mais que la plus grande partie de ce qu’on m’avait dit, était faux. Il me dit que lorsqu’il vint dans le Bré­sil, il avait ouï parler de ce Perroquet ; et qu’encore qu’il crût qu’il n’y avait rien de vrai dans le récit qu’on lui en faisait, il avait eu la curiosité de l’envoyer chercher, quoiqu’il fût fort loin du lieu où le Prince faisait sa résidence : que cet Oiseau était fort vieux et fort gros ; et que lorsqu’il vint dans la Salle où le Prince était avec plusieurs Hollandais auprès de lui, le Perroquet dit dès qu’il les vit, Quelle compagnie d’Hommes blancs est celle-ci ? On lui demanda en lui montrant le Prince, qui il était ? Ilrépondit que c’était quelque Général. On le fit approcher, et le Prince lui demanda, D’où venez-vous ? Ilrépondit, de Marinan. Le Prince, Àqui êtes-vous ? Le Perro­quet, Àun Portugais. Le Prince, Que fais-tu-là ? Le Perroquet, Je garde les poules. Le Prince se mit à rire, et dit, Vous gardez les poules ? Le Perroquet répondit, Oui, moi ; et je sais bien faire chuc, chuc ; ce qu’on a accoutumé de faire quand on appelle les poules, et ce que le Perroquet répéta plusieurs fois. Je rapporte les paroles de ce beau dialogue en français, comme le Prince me les dit. Je lui demandai encore en quelle langue parlait le Perroquet. Il me répondit que c’était en Brésilien. Je lui demandai s’il entendait cette Langue. Il me répondit que non, mais qu’il avait eu soin d’avoir deux interprètes, un Bré­silien qui parlait Hollandais, et l’autre Hollandais qui parlait Brésilien, qu’il les avait interrogés séparément, et qu’ils lui avaient rapporté tous deux les mêmes paroles. Je n’ai pas voulu omettre cette histoire, parce qu’elle est fort singulière, et qu’elle peut passer pour certaine. J’ose dire au moins que ce Prince croyait ce qu’il me disait, ayant toujours passé pour un Homme de bien et d’honneur. Je laisse aux Naturalistes le soin de raisonner sur cette aventure, et aux autres Hommes la liberté d’en croire ce qu’il leur plaira. Quoi qu’il en soit, il n’est peut-être pas mal d’égayer quelquefois la scène par de telles digressions, à propos ou non2. »

J’ai pris soin de rapporter l’histoire en entier au lecteur dans les mots mêmes de l’auteur, parce qu’il ne me semble pas l’avoir trouvée invraisemblable. Car on ne saurait imaginer qu’un homme aussi capable, ayant de quoi corroborer tous les témoignages qu’il donne de lui-même, se donnerait tant de mal, en un lieu où cela n’avait pas grand-chose à faire, pour épingler de la sorte sur un homme qu’il donne pour son ami, et qui plus est un prince en qui il reconnaît tant de distinction et de piété, une histoire qu’il ne pouvait tenir pour invraisem­blable sans l’estimer également ridicule. À l’évidence le prince qui endosse cette histoire, et notre auteur qui dit la tenir de lui, appellent l’un et l’autre ce locuteur un perroquet ; et je le demande à quiconque estime qu’on peut raconter une telle histoire, si ce perroquet et tous les animaux de son espèce avaient jamais parlé comme un prince nous donne sa parole que celui-ci l’a fait, est-ce qu’on n’aurait pas vu en eux une race d’animaux doués de raison ? Mais en aurait-on fait pour autant des hommes et non des perroquets ? Car je ne crois pas que ce soit seulement l’idée d’un être pensant ou rai­sonnable qui fait l’idée de l’homme selon l’opinion de la plu­part des gens : mais c’est l’idée d’un corps de telle et telle forme jointe à elle. Et si telle est l’idée d’un homme, le même corps se perpétuant lui-même, sans être renouvelé tout d’un coup, doit entrer dans la formation du même homme aussi bien que le même Esprit immatériel.

§ 9. Identité personnelle. Après ces préliminaires à la déter­mination de ce qui fait l’identité personnelle, il nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce qui pro­vient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons ou voulons quelque chose, nous savons que nous le faisons. Il en va tou­jours ainsi de nos sensations et de nos perceptions présentes : ce par quoi chacun est pour lui-même précisément ce qu’il appelle soi, laissant pour l’instant de côté la question de savoir si le même soi continue d’exister dans la même sub­stance ou dans plusieurs. Car la conscience accompagne tou­jours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes. Mais l’identité personnelle, autrement dit la mêmeté ou le fait pour un être rationnel d’être le même, ne consiste en rien d’autre que cela. L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétros­pectivement toute action ou pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent, réfléchit sur elle.

§ 10. C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. Mais on voudrait savoir aussi s’il s’agit de la même sub­stance identique. Peu de gens penseraient avoir de motif pour en douter si ces perceptions, avec leur conscience, restaient toujours présentes dans l’esprit, par où la même chose pen­sante serait toujours consciemment présente et, du moins le penserait-on, évidemment la même pour elle-même. Mais ce qui semble faire la difficulté est ceci, que cette conscience étant constamment interrompue par l’oubli, il n’y a aucun moment de nos vies où nous puissions contempler devant nous, d’un seul coup d’œil, toute la suite de nos actions pas­sées : les meilleures mémoires elles-mêmes en perdent une partie de vue tandis qu’elles en considèrent une autre ; nous­-mêmes pendant la plus grande partie de notre vie ne réflé­chissons pas sur notre soi passé, mais nous dirigeons notre attention vers nos pensées présentes, et lorsque nous dormons profondément, nous n’avons plus aucune pensée, du moins aucune dont nous ayons cette conscience qui caractérise nos pensées de l’état de veille. C’est pourquoi je dis que, dans tous ces cas, notre conscience étant interrompue, et nous­-mêmes ayant perdu de vue notre soi passé, on peut se deman­der si nous sommes vraiment la même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. Mais qu’il soit rationnel ou non de le supposer, cela ne change rien à l’iden­tité personnelle. La question en effet est de savoir ce qui fait la même personne, et non pas si c’est la même substance identique qui pense toujours dans la même personne, ce qui en l’occurrence n’a aucune importance. Des substances diffé­rentes peuvent être unies en une seule personne par la même conscience (lorsqu’elles y prennent part) exactement comme différents corps peuvent être réunis dans un seul animal dont l’identité est préservée par l’unité d’une même vie qui se conserve à travers le changement des substances. En effet, puisque c’est la même conscience qui fait qu’un homme est lui-même pour lui-même, l’identité personnelle ne dépend de rien d’autre, qu’elle soit rattachée à une seule substance indi­viduelle ou qu’elle se préserve à travers la succession de plu­sieurs substances. Car si un être intelligent quelconque est capable de répéter l’idée d’une action passée avec la même conscience qu’il en a eue la première fois, et la même conscience que celle qu’il a d’une action présente, dans cette mesure même il est le même soi personnel. Car c’est par la conscience qu’il a de ses pensées et actions présentes qu’il est soi pour soi-même maintenant, et qu’ainsi il restera le même soi dans l’exacte mesure où la même conscience s’étendra à des actions passées ou à venir ; et il ne serait pas plus devenu deux personnes par l’écoulement du temps ou par la substitution d’une substance à une autre qu’un homme ne devient deux hommes quand il porte aujourd’hui d’autres vêtements qu’hier, en ayant dormi plus ou moins longuement entre temps. La même conscience réunit ces actions éloi­gnées au sein de la même personne, quelles que soient les substances qui ont contribué à leur production.

§ 11. L’identité personnelle dans le changement des sub­stances. Qu’ilen soit bien ainsi, nous en avons une sorte de preuve dans le fait que notre propre corps est une partie de nous-mêmes (c’est-à-dire de notre soi conscient et pensant), tous les corpuscules qui le composent nous étant sensibles quand ils sont touchés, et nous affectant, en sorte que nous sommes conscients du bien et du mal qu’ils éprouvent, aussi longtemps qu’ils forment une unité vivante avec ce même soi conscient et pensant. Ainsi pour chacun les membres de son corps sont une partie de lui-même, avec laquelle il est en rela­tion de sympathie et dont il se soucie. Mais si vous coupez une main, la séparant ainsi de la conscience que nous avions de son réchauffement, de son refroidissement et de ses autres affec­tions, elle n’est pas plus, pour son propriétaire, une partie de lui-même que le corpuscule matériel le plus éloigné. Nous voyons ainsi que la substance qui formait le soi personnel à un certain moment peut avoir changé à un autre sans que l’iden­tité personnelle ait changé : car il n’y a pas de doute que c’est bien de la même personne qu’il s’agit, encore que les membres qui lui appartenaient auparavant en aient été retranchés.

§ 12. Et dans le changement des substances pensantes. Mais la question qui se pose est de savoir si, la substance qui pense ayant changé, il peut s’agir de la même personne, ou, celle-là demeurant la même, celle-ci peut être une autre.

À cette question je réponds pour commencer qu’il n’y a aucun problème pour tous ceux qui situent la pensée dans une constitution purement matérielle ou animale, vide de sub­stance immatérielle. Car, que leur hypothèse soit vraie ou fausse, à l’évidence ils conçoivent l’identité personnelle se conservant en autre chose que dans l’identité de substance, de même que l’identité animale est conservée dans l’identité de la vie, et non dans celle de la substance. C’est pourquoi ceux qui situent au contraire la pensée dans une substance immatérielle doivent montrer, avant de confronter leur opinion à celle des premiers, pourquoi l’identité personnelle ne se conserverait pas dans le changement de substances immatérielles, ou dans la diversité de substances immatérielles particulières, aussi bien que l’identité animale se conserve dans le changement des substances matérielles, ou dans la diversité de corps parti­culiers. À moins qu’ils ne veuillent dire que c’est un seul Esprit immatériel qui fait la même vie dans les bêtes, comme c’est un seul Esprit immatériel qui fait la même personne dans les humains, ce que les Cartésiens du moins n’accorderont pas, de peur de faire des bêtes elles aussi des choses qui pensent.

§ 13. Pour ce qui est maintenant de la première partie de la question : la même substance pensante (à supposer que seules pensent des substances immatérielles) étant changée, peut-elle être la même personne ? Je réponds que le problème ne pour­rait être résolu que par ceux qui sauraient quelle espèce de sub­stance ils sont eux mêmes, et qui pense, et si la conscience des actions passées peut être transférée d’une substance pensante à une autre. J’accorde que si la même conscience était la même action individuelle, cela ne pourrait se faire ; mais comme il s’agit de la représentation présente d’une action passée, il res­terait à montrer pourquoi il serait impossible que quelque chose qui n’a jamais existé en réalité soit représenté à l’esprit comme s’il avait existé. C’est pourquoi il nous sera toujours difficile de déterminer dans quelle mesure la conscience des actions passées est attachée à un agent individuel donné, de sorte qu’aucun autre ne puisse l’avoir, tant que nous ne sau­rons pas quelles espèces d’actions ne sauraient s’accomplir sans un acte réfléchi de perception qui les accompagne, et comment elles sont effectuées par des substances pensantes qui ne peuvent penser sans en être conscientes. Mais en réalité ce que nous appelons la même conscience n’est pas le même acte individuel ; c’est pourquoi il sera difficile de conclure de la nature des choses qu’une seule et unique substance intellectuelle ne peut pas se représenter comme son propre fait ce qu’elle n’a jamais fait, mais que peut-être un autre agent a accompli : ce qui me fait dire qu’une telle représentation peut ne pas être dépourvue de réalité matérielle ou factuelle, tout comme diverses représentations que nous formons en rêve et que nous tenons alors pour vraies. Cette possibilité, aussi long­temps que nous n’aurons pas une vue plus claire de la nature des substances pensantes, nous n’aurons pas de meilleur moyen de l’exclure que d’invoquer la bonté de Dieu : dans la mesure où c’est le bonheur ou le malheur d’une de ses créa­tures sensibles qui est en jeu, il ne commettra pas la même fatale erreur qu’elles en transférant de l’une à l’autre cette conscience qui emporte avec elle la récompense et le châti­ment. Je laisse à juger si ceci peut être un argument contre ceux qui situent la pensée dans un système de circulation des Esprits animaux. Mais pour en revenir à la question posée, il faut accorder que si la même conscience (dont on a montré qu’elle était quelque chose de tout à fait distinct d’une figure ou d’un mouvement numériquement identiques dans un corps) peut passer d’une substance pensante à une autre, il sera alors possible pour deux substances pensantes de ne former qu’une seule personne. Car si la même conscience est conservée, que ce soit dans la même substance ou dans des substances diffé­rentes, l’identité personnelle l’est aussi.

§ 14. Pour ce qui est de la seconde partie de la question : la même substance immatérielle demeurant inchangée, peut-il y avoir deux personnes différentes ? elle me semble reposer sur le point suivant : le même être immatériel, étant conscient des actions qu’il a accomplies dans son passé, peut-il être entièrement dépouillé de toute conscience de son existence passée, et perdre jusqu’au pouvoir de jamais la retrouver, comme s’il entamait une nouvelle comptabilité pour un nouvel exercice, avec une conscience qui ne s’étendrait pas plus loin que ce nouvel état ? Tous ceux qui croient à la préexistence des âmes sont évidemment de cet avis, puisqu’ils autorisent l’âme à ne conserver aucune conscience de ce qu’elle a fait dans cet état antérieur, que ce soit en étant séparée de tout corps ou en étant incorporée à un autre ; et s’ils ne l’étaient pas, l’expé­rience la plus ordinaire les réfuterait aussitôt. De telle sorte que, l’identité personnelle ne s’étendant pas plus loin que ne va la conscience, un Esprit préexistant qui n’a pas traversé tant de siècles dans un état de sommeil complet doit néces­sairement faire des personnes distinctes. Supposons un Plato­nicien ou un Pythagoricien chrétiens, pour qui Dieu a achevé toute son œuvre de création le septième jour, et qui en conclut que son âme existe depuis ce moment ; supposons qu’il croie qu’elle a successivement habité plusieurs corps humains, comme j’en ai une fois rencontré un, qui était convaincu que son âme était celle de Socrate (je ne discuterai pas de savoir si c’était raisonnable : tout ce que je sais, c’est qu’à la place qu’il occupait, qui n’était pas des moindres, il passait pour un homme de grand sens, dont les publications ont montré les capacités et l’érudition), est-ce qu’on estimerait pour autant qu’il pouvait être la même personne que Socrate, alors qu’il n’avait conscience d’aucune des actions ou des pensées de Socrate ? Que chacun fasse réflexion sur lui-même, il conclura qu’il a en lui un Esprit immatériel qui est ce qui pense en lui, et qui le conserve comme le même dans la conti­nuelle transformation de son corps, et qui est ce qu’il appelle lui-même. Si nous supposons maintenant (hypothèse qui ne comporte aucune apparence d’absurdité puisque, pour autant que nous sachions quelque chose de leur nature, les âmes sont indifférentes à tout corpuscule de matière) qu’il croie cette âme être la même qui habitait le corps de Nestor ou celui de Thersite au siège de Troie, comme elle pourrait avoir été ce qu’elle est aujourd’hui, l’âme de n’importe quel autre homme, pense-t-il pour autant et pourrait-il même concevoir qu’il est la même personne que Nestor ou Thersite, alors qu’il n’a aucune conscience de la moindre de leurs actions ? Pourrait-il alors se soucier de l’une ou l’autre de leurs actions et se les attribuer, ou penser qu’elles sont siennes plutôt que les actions d’un homme quelconque ayant jamais existé ? De sorte que, si sa conscience ne s’étend à aucune des actions d’aucun de ces hommes, il ne forme pas plus un seul soi avec aucun des deux, que si l’âme ou l’Esprit immatériel, qui lui est présentement incorporé, avait été créée, et avait com­mencé d’exister quand elle s’est incorporée à son corps pré­sent, encore qu’il serait parfaitement vrai que l’Esprit qui était incorporé au corps de Nestor ou de Thersite était numériquement le même que celui qui à présent est incorporé au sien. Ceci à vrai dire ne ferait pas plus de lui la même per­sonne que Nestor, que si quelques corpuscules de matière ayant appartenu à Nestor lui appartenaient maintenant, étant donné que la même substance immatérielle sans la même conscience ne fait pas plus la même personne en étant unie à un certain corps que le même corpuscule de matière sans conscience uni à un corps ne fait la même personne. Que si, en revanche, il se trouvait jamais avoir conscience d’une des actions de Nestor, alors il se découvrirait lui-même ne faire qu’une personne avec Nestor.

§ 15. Et de la sorte nous pourrons peut-être concevoir sans difficulté qu’au moment de la résurrection une personne soit la même, bien que dans un corps dont la structure ou les par­ties ne seraient pas exactement ceux qu’il avait eus ici bas, puisque la même conscience va avec l’âme qui l’habite. Pourtant l’âme seule dans le changement des corps ne suffi­rait pas à faire le même homme, sauf aux yeux de celui pour qui c’est l’âme qui fait l’homme. Car si l’âme d’un prince, emportant avec elle la conscience de sa vie passée de prince, venait à entrer dans le corps d’un savetier et à s’incarner en lui à peine celui-ci abandonné par son âme à lui, chacun voit bien qu’il serait la même personne que ce prince, et comp­table seulement de ses actes : mais qui dirait que c’est le même homme ? Le corps lui aussi entre dans la constitution de l’homme, et je suppose que pour quiconque c’est le corps qui, dans ce cas, déterminerait l’homme, tandis que l’âme, avec toutes ses pensées princières, ne ferait pas un autre homme, mais il demeurerait le même savetier pour tous, sauf pour lui-même. Je sais bien que dans la façon de parler ordinaire « la même personne » et « le même homme » représentent une seule et même chose. Bien entendu chacun aura toujours le droit de parler comme il veut, et d’appliquer les sons articulés qu’il veut aux idées auxquelles ils lui paraissent convenir, et de les changer autant de fois qu’il veut. Il n’empêche que quand nous recherchons ce qui fait le même Esprit, le même homme ou la même personne, il nous faut fixer dans notre esprit les idées d’Esprit, d’homme et de personne, et, ayant décidé en nous-mêmes ce que nous entendons par là, il ne nous sera pas difficile de déterminer dans ces trois cas, ou d’autres semblables, quand il y a iden­tité ou non.

§ 16. La conscience fait la même personne. On voit que la même substance immatérielle ou âme ne suffit pas, où qu’elle soit située et quel que soit son état, à faire à elle seule le même homme. En revanche il est manifeste que la simple conscience, aussi loin qu’elle peut atteindre, même si c’est à des époques historiques passées, réunit des exis­tences et des actions éloignées dans le temps au sein de la même personne aussi bien qu’elle le fait pour l’existence et les actions du moment immédiatement précédent. En sorte que tout ce qui a la conscience d’actions présentes et passées est la même personne à laquelle elles appartiennent ensemble. Si j’avais conscience d’avoir vu l’Arche et le Déluge de Noé comme j’ai conscience d’avoir vu une crue de la Tamise l’hiver dernier, ou comme j’ai conscience maintenant d’écrire, je ne pourrais pas plus douter que moi qui écris ceci maintenant, qui ai vu la Tamise déborder l’hi­ver dernier, et qui aurais vu la terre noyée par le Déluge, j’étais le même soi, dans quelque substance qu’il vous plaira de le placer, que je ne puis douter que moi qui écris suis le même soi ou moi-même que j’étais hier, tandis qu’à présent j’écris (que je sois entièrement constitué ou non de la même substance, matérielle ou immatérielle). Car pour ce qui est de la question de savoir si je suis le même soi, il importe peu que ce soi d’aujourd’hui soit fait de la même substance ou d’autres. Car je suis aussi justement soucieux et comptable d’un acte accompli il y a mille ans, que cette conscience de soi m’attribuerait maintenant en propre, que je le suis de ce que j’ai fait il y a un instant.

§ 17. Le soi dépend de la conscience. Soi est cette chose qui pense consciente (de quelque substance, spirituelle ou matérielle, simple ou composée, qu’elle soit faite, peu importe) qui est sensible, ou consciente du plaisir et de la douleur, capable de bonheur et de malheur, et qui dès lors se soucie de soi dans toute la mesure où s’étend cette conscience. Chacun trouve ainsi que son petit doigt, tant qu’il entre dans cette conscience, est une partie de soi autant que ce qui lui est le plus essentiel. Ce petit doigt étant amputé, si la conscience s’en allait avec lui et se séparait du reste du corps, il est clair que c’est le petit doigt qui serait la personne, la même personne ; et soi n’aurait alors rien à voir avec le reste du corps. De même que dans ce cas c’est la conscience qui accompagne la substance, lorsqu’une partie est séparée d’une autre, qui fait la même personne, et consti­tue ce soi indivisible, de même en va-t-il par rapport à des substances éloignées dans le temps. Celle avec qui peut se joindre la conscience de la chose pensante actuelle fait la même personne, elle forme un seul soi avec elle, et avec rien d’autre ; elle s’attribue ainsi et avoue toutes les actions de cette chose, qui n’appartiennent qu’à elle seule aussi loin que s’étend cette conscience (mais pas plus loin), comme le com­prendra quiconque y pensera.

§ 18. Objet de récompense et de châtiment. C’est dans cette identité personnelle que se fondent tout le droit et toute la jus­tice de la récompense et du châtiment, c’est-à-dire du bonheur et du malheur dont chacun se soucie pour lui-même, indépen­damment de ce qui peut advenir à toute substance qui ne serait pas unie à cette conscience, ou affectée en même temps qu’elle. Car, comme il apparaissait clairement dans l’exemple que je donnais à l’instant, si la conscience s’en allait avec le petit doigt quand il a été coupé, ce serait le même soi qui hier se souciait du corps tout entier et le considérait comme faisant partie de soi, et dont il lui faudrait bien admettre alors que les actions sont maintenant les siennes. Tandis que si le même corps étant toujours en vie acquérait sa propre conscience aussitôt après la séparation du petit doigt, dont celui-ci ne saurait rien, il ne s’en soucierait plus, ne verrait pas en lui une partie de soi, ne pourrait faire siennes aucune de ses actions ni se les voir imputer.

§ 19. Ceci peut nous faire voir en quoi consiste l’identité per­sonnelle : non dans l’identité de substance mais, comme je l’ai dit, dans l’identité de conscience, en sorte que si Socrate et l’ac­tuel maire de Quinborough en conviennent, ils sont la même personne, tandis que si le même Socrate éveillé et endormi ne partagent pas la même conscience, Socrate éveillé et Socrate dormant n’est pas la même personne. Et punir Socrate l’éveillé pour ce que Socrate le dormant a pu penser, et dont Socrate l’éveillé n’a jamais eu conscience, ne serait pas plus juste que de punir un jumeau pour les actes de son frère jumeau et dont il n’a rien su, sous prétexte que leur forme extérieure est si semblable qu’ils sont indiscernables (or on a vu de tels jumeaux).

§ 20. Maintenant on pourra toujours nous objecter encore ceci : supposons que j’aie totalement perdu la mémoire de cer­taines parties de mon existence, ainsi que toute possibilité de les retrouver, en sorte que peut-être je n’en serai plus jamais conscient, ne suis-je pas cependant toujours la personne qui a commis ces actes, eu ces pensées dont une fois j’ai eu conscience, même si je les ai maintenant oubliées ? À quoi je réponds que nous devons ici faire attention à quoi nous appli­quons le mot « je ». Or dans ce cas il ne s’agit que de l’homme. Si l’on présume que le même homme est la même personne, on suppose aussi facilement que « je » représente aussi la même personne. Mais s’il est possible que le même homme ait diffé­rentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même homme à différents moments ne fasse différentes personnes. Ce qui, nous le voyons bien, est le sentiment de toute l’humanité dans ses déclarations les plus solennelles, puisque les lois humaines ne punissent pas le fou pour les actes accomplis par l’homme dans son bon sens, ni l’homme dans son bon sens pour ce qu’a fait le fou, les considérant ainsi comme deux personnes distinctes. Ce qu’ex­plique assez bien notre façon de parler3 lorsque nous disons qu’un tel « n’est pas lui-même », ou qu’il est « hors de soi », phrases qui suggèrent que le soi a été transformé, que la même personne qui est soi n’était plus là dans cet homme, comme si c’était bel et bien ce que pensaient ceux qui usent de ces tours, ou du moins ceux qui ont été les premiers à en user.

§ 21. Cependant il est difficile de concevoir comment le même homme ou le même individu nommé Socrate pourrait être deux personnes distinctes. Pour y voir plus clair il nous faut considérer ce qu’on entend par Socrate, ou par le même individu humain.

Il faut qu’il soit ou bien, premièrement, la même substance pensante individuelle, immatérielle, en bref la même âme numériquement identique et rien d’autre ; ou bien, deuxième­ment, le même animal, indépendamment de toute âme imma­térielle ; ou bien, troisièmement, l’union du même Esprit immatériel et du même animal. Mais quelle que soit celle de ces hypothèses que vous adoptez, il est impossible de faire que l’identité personnelle consiste en quoi que ce soit d’autre que la conscience, ou s’étende au-delà de ce que celle-ci appréhende.

En effet dans le premier cas on devra admettre la possibilité qu’un homme né de femmes différentes à différentes époques soit le même homme. C’est là une façon de parler, mais qui­conque l’admet doit admettre la possibilité pour le même homme d’être deux personnes différentes, aussi différentes que deux personnes quelconques ayant vécu en des siècles distincts sans connaître leurs pensées respectives.

Dans le deuxième et le troisième cas, Socrate dans cette vie et dans l’autre ne saurait être le même homme, si ce n’est par la même conscience. Si l’on fait ainsi consister l’identité humaine précisément en ce qui, selon nous, fait l’identité personnelle, il n’y aura aucune difficulté à accorder que le même homme soit la même personne. Mais alors ceux qui situent l’identité humaine dans la seule conscience et rien d’autre doivent se demander comment ils feront que l’enfant Socrate soit le même homme que Socrate ressuscité. Ainsi quoi que ce soit qui fasse un homme aux yeux de certains hommes, et par conséquent l’identité d’un individu humain, sur quoi peut-être peu seront d’accord, nous ne pourrons situer l’identité personnelle nulle part ailleurs que dans la conscience (qui est la seule chose qui fait ce que nous appe­lons soi) sans nous trouver embarqués dans de grandes absurdités.

§ 22. Mais un homme saoul et un homme sobre ne sont-ils pas la même personne ? Sinon, pourquoi un homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ? C’est la même personne dans l’exacte mesure où un homme qui marche et fait d’autres choses encore pendant son sommeil est la même personne, et est responsable de tout dommage causé alors. Les lois humaines punissent les deux selon une règle de justice qui s’accorde à leur mode de connaissance : ne pouvant dans des cas de ce genre distinguer avec certitude ce qui est vrai et ce qui est feint, elles ne peuvent admettre comme défense valable l’ignorance due à l’ivresse ou au sommeil. Car bien que le châ­timent soit attaché à la personnalité, et la personnalité à la conscience, et que peut-être l’ivrogne n’ait pas conscience de ce qu’il a fait, les tribunaux humains cependant le punissent à bon droit, parce que contre lui il y a la preuve du fait, tandis qu’en sa faveur il ne peut y avoir la preuve du manque de conscience. Mais au jour du Jugement Dernier, quand les secrets de tous les cœurs seront mis à nu, on peut raisonnable­ment penser que personne ne sera tenu de répondre pour ce dont il n’a pas eu connaissance ; mais il recevra le verdict qui convient, sa seule Conscience4 l’accusant ou l’excusant.

§ 23. Seule la conscience fait le soi. Il n’y a que la conscience qui puisse unir des existences éloignées au sein de la même personne, l’identité de substance n’y parviendra pas. Car quelle que soit la substance, et sa constitution, sans conscience il n’y a pas de personne : ou alors un cadavre pourrait être une personne aussi bien que n’importe quelle sorte de substance pourrait l’être sans conscience.

Si nous pouvions supposer d’un côté deux consciences dif­férentes, sans communication entre elles, mais faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour, et l’autre de nuit, et d’autre part une même conscience faisant agir alternativement deux corps distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et bien de savoir, dans le premier cas, si l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes aussi dif­férentes que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule personne dans deux corps différents, tout autant qu’un homme est le même dans deux costumes diffé­rents ? Et nous n’avons aucun intérêt réel à dire, dans les deux cas qui viennent d’être évoqués, que cette conscience tantôt identique, tantôt différente, est due au fait que des substances immatérielles, tantôt identiques, tantôt différentes, l’apportent avec elles à ces corps. Que ce soit vrai ou non, cela ne change rien à l’affaire : car il est évident que l’identité personnelle serait toujours déterminée par la conscience, que cette conscience dépende d’une substance individuelle immaté­rielle ou non. Car si on accorde que la substance pensante en l’homme doit nécessairement être supposée immatérielle, il est évident que cette chose pensante immatérielle devra tantôt prendre congé de sa conscience passée, tantôt la retrouver, comme on voit dans l’oubli où les hommes sont souvent de leurs actes, et dans la façon dont il peut arriver que l’esprit recouvre la mémoire d’une conscience passée qu’il avait per­due depuis au moins vingt ans. Si vous faites en sorte que ces périodes de mémoire et d’oubli alternent régulièrement avec le jour et la nuit, vous aurez deux personnes avec le même Esprit immatériel, comme vous aviez précédemment deux personnes avec un seul et même corps. En sorte que le soi n’est pas déterminé par une identité ou une différence de sub­stance, dont il n’a aucune assurance, mais uniquement par l’identité de conscience.

§ 24. Sans doute il peut concevoir que la substance dont il est fait à présent a aussi existé antérieurement, réunie dans le même être conscient : mais si vous ôtez la conscience, cette substance n’est plus davantage soi-même, ou n’en fait pas plus partie que toute autre substance, de même que dans l’exemple que nous avons donné d’un membre amputé, dont nous n’avons plus aucune conscience qu’il a chaud, qu’il a froid ou qu’il éprouve une autre affection, il est clair que ce membre ne fait pas plus partie du soi d’un homme qu’une matière quelconque dans l’univers. Il en ira exactement de même si nous nous référons à quelque substance immaté­rielle, vidée de cette conscience par laquelle je suis moi­-même pour moi-même : s’il est quelque partie de l’existence de ce soi que je ne peux pas réunir par le souvenir avec cette conscience présente par où je suis maintenant mon propre « soi », il n’est pas plus moi-même c’est-à-dire mon soi, en tout cas pour cette partie de son existence, que ne l’est tout autre être immatériel. Car quoi qu’une substance ait pensé ou fait, si je ne peux pas me le rappeler et en faire ma pensée à moi, mon action à moi, en me l’appropriant par la conscience, cette chose ne m’appartiendra pas plus (même si c’est une part de moi-même qui l’a pensée ou faite) que si elle avait été pensée ou faite par n’importe quel autre être immatériel exis­tant par ailleurs.

§ 25. J’accorde cependant que l’opinion la plus plausible est que cette conscience dépend d’une seule substance indivi­duelle immatérielle et qu’elle en est l’affection.

Mais laissons les hommes résoudre cette énigme comme ils voudront selon leurs diverses théories. Tout être intelligent, capable de ressentir du bonheur ou du malheur, nous accor­dera qu’il y a quelque chose qui est lui-même, dont il se sou­cie et qu’il voudrait rendre heureux ; que ce soi a existé et continue d’exister sans interruption depuis plus d’un instant, et que pour cette raison il est possible qu’il existe encore pen­dant des mois et des années à venir, sans que nous puissions assigner de limites certaines à sa durée ; et qu’il est toujours, par la même conscience, le même soi qui continue son exis­tence dans le futur. Ainsi, par cette conscience, il se découvre lui-même être le même soi qui a accompli tel ou tel acte il y a quelques années, ce qui le rend présentement heureux ou malheureux. Mais dans tout ce compte qui est rendu de soi, l’identité numérique de la substance n’entre pas en ligne pour faire le même soi : il ne faut que considérer la continuation de la même conscience, qui peut bien recouvrir la réunion puis la séparation de plusieurs substances, et qui ont appartenu au même soi dans la mesure seulement où elles ont maintenu une union vivante avec ce en quoi cette conscience résidait alors. Ainsi toute partie de nos corps qui a une union vivante avec ce qui en nous est conscient, fait partie de nous-mêmes ou de notre soi. Mais dès qu’il est soustrait à l’union vivante par où cette conscience se communique, ce qui faisait partie de nous-­mêmes ou de notre soi il y a un instant ne nous appartient pas davantage maintenant qu’une partie du soi d’un autre homme ne m’appartient ; et il se pourrait bien qu’en peu de temps il en vienne à faire réellement partie d’une autre personne. De sorte que la même substance numériquement appartiendra à deux personnes distinctes, et que la même personne préservera son identité dans le changement de plusieurs substances. Si nous pouvions supposer un Esprit qui soit totalement dépouillé de toute sa mémoire ou de la conscience de ses actes passés, comme nous trouvons toujours que nos esprits le sont d’une grande partie, et parfois de la totalité des leurs, la réunion ou la séparation d’une telle substance spirituelle n’entraînerait pas plus de variation dans l’identité personnelle que celle d’un cor­puscule de matière, quel qu’il soit. Toute substance qui est unie de façon vivante à l’être pensant présent appartient précisé­ment au même soi qui existe maintenant, et toute chose qui lui est unie par une conscience d’actes antérieurs appartient égale­ment au même soi, qui demeure le même alors et à présent.

§ 26. La personne, terme judiciaire. Le mot « personne », tel que je l’emploie, est le nom de ce soi. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle lui-même, un autre homme, ce me semble, pourra dire qu’il s’agit de la même personne. C’est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé, par-delà l’existence présente : par où elle devient soucieuse et comptable des actes passés, elle les avoue et les impute à soi­-même, au même titre et pour le même motif que les actes pré­sents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis. En sorte que recevoir du plaisir ou de la douleur, c’est-à-dire être récompensé ou puni du fait d’un quelconque de ces actes reviendrait ni plus ni moins à être voué au bonheur ou au malheur dès la nais­sance (du seul fait d’exister), sans avoir rien fait ni mérité. Car si nous supposons qu’un homme puisse être puni mainte­nant pour ce qu’il aurait fait dans une autre vie dont aucune conscience ne saurait lui être donnée, quelle différence y aurait-il entre une telle punition et le fait d’avoir été créé pour le malheur ? Il est donc logique que l’Apôtre nous dise qu’au jour du Jugement, quand chacun sera récompensé confor­mément à ses actes, les secrets de tous les cœurs seront mis à nu5. Le verdict sera justifié par la conscience que toutes personnes auront alors qu’elles-mêmes sont les mêmes qui précisément ont commis ces actes et méritent d’être ainsi punies pour eux, quel que soit le corps dans lequel elles se montrent ou les substances auxquelles cette conscience est attachée.

§ 27. Je vois bien qu’en traitant de ce sujet j’ai formulé certaines hypothèses qui paraîtront étranges à certains lec­teurs, et peut-être le sont-elles en effet. Pourtant je pense qu’elles sont excusables, vu l’ignorance où nous nous trou­vons de la nature de cette chose pensante qui est en nous et que nous regardons comme nous-mêmes ou comme notre soi. Si nous savions ce qu’elle était, ou comment elle était attachée à un certain système de circulation d’Esprits ani­maux, ou si elle pouvait ou non accomplir ses opérations de pensée et de mémoire en raison de l’organisation d’un corps semblable au nôtre, enfin si Dieu a voulu qu’aucun Esprit de ce genre ne soit jamais uni à plus d’un tel corps, dont la constitution des organes déterminerait sa mémoire, nous apercevrions peut-être l’absurdité de quelqu’une de mes hypothèses. Mais, puisque nous n’y voyons toujours pas clair en pareilles matières, et prenant, comme on fait d’ordinaire, l’âme de l’homme pour une substance immatérielle, indépen­dante de la matière et également indifférente à toutes ses par­ties, il ne saurait y avoir aucune absurdité venant de la nature des choses à supposer que la même âme soit unie à différents corps à différents moments, et forme ainsi un seul homme avec chacun d’eux pour un temps donné. Nous admettons bien que ce qui hier faisait partie du corps d’un mouton fera demain partie du corps d’un homme, et que cette union en fera une partie vivante de Mélibée lui-même après qu’elle ait appartenu à son bélier.

§ 28. La difficulté vient du mauvais usage des noms. Pour conclure, disons que toute substance qui commence à exister doit nécessairement rester la même tout au long de son existence ; que toute composition de substances qui commence d’exister doit continuer à former un même ensemble aussi longtemps que sont unies entre elles ces substances ; enfin que tout mode d’une substance qui commence à exister est le même tout au long de son existence. La même règle générale vaut pour la composition des substances et pour la composi­tion des modes différents. D’où il ressort que la difficulté ou l’obscurité régnant en cette matière proviennent plutôt du mauvais usage des noms que d’une obscurité dans les choses elles-mêmes. Car quelle que soit l’idée spécifique à laquelle s’applique un nom, si on ne s’écarte pas de l’idée, la diffé­rence pour une chose donnée entre même et différente se concevra aisément, et ne donnera lieu à aucun doute.

§ 29. L’existence continuée fait l’identité. Car si nous sup­posons que l’idée d’un homme est celle d’un Esprit rationnel, il est facile de savoir ce qu’est le même homme, c’est-à-dire que le même Esprit, soit séparé soit logé dans un corps, sera le même homme. En supposant qu’un Esprit rationnel uni de façon vivante à un corps ayant une certaine configuration de parties fait un homme, aussi longtemps que cet Esprit ration­nel conservera cette configuration vivante de parties ce sera le même homme, même s’il passe d’un corps dans un autre. Mais si quelqu’un considère que l’idée d’un homme consiste seulement dans l’unité vivante de certaines parties selon une certaine forme, aussi longtemps que cette unité et cette forme vivantes demeureront dans un même ensemble, identique à lui-même à travers le changement et le flux continuel des cor­puscules qui le composent, ce sera le même homme. Car quelle que soit la façon dont une idée complexe est composée, il suffit que l’existence en fasse une seule chose particulière, sous quelque dénomination que ce soit, pour que la continua­tion de la même existence préserve l’identité de l’individu sous l’identité du nom.

1. Usant à notre tour d’un expédient (faute de termes distincts disponibles en français : cf. ci-dessous Glossaire, MIND) nous mettons une majuscule à « Esprit » lorsqu’il s’agit de rendre spirit, et nous écrivons « esprit » pour mind (E.B.).

2. Mémoires des événements de 1672 à 1679, p. 57/392 [note de Locke]. Nous reprenons le texte donné par Coste à partir des Mémoires de ce qui s’est passé dans la chrétienté depuis le commencement de la guerre en 1672 jusqu’à la paix conclue en 1679, par M. le Chevalier Temple, traduit de l’anglais, 2e édition, La Haye, A. Moetjens, 1692.

3. Locke, écrivant en anglais, précise : « en anglais ».

4. En anglais : conscience.

5. Cf. le Nouveau Testament, Lettres de Paul, 1 Cor. 14, 25 et 2 Cor. 5, 10. [N.d.E.]

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