Violence et histoire textes

LA VIOLENCE DANS L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

1/ GORGIAS TEXTE DE PLATON, Le discours de Calliclès

«  Comment un homme pourrait-il être heureux s’il est esclave de quelqu’un d’autre ? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Eh bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi,gênée qu’elle est de savoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement -j’en ai déjà parlé- est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclave  les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer des plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. Ecoute, Socrate, tu prétends  que tu poursuis la vérité, eh bien , voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’ont veut, demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien ! »

Platon, Gorgias, 491e-492C, traduction M.Canto

2/ TEXTE DE MACHIAVEL, Le PRINCE

« Il est sans doute très louable aux princes d’être fidèles à leurs engagements ; mais parmi ceux de notre temps qu’on a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient en leur loyauté.
Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une avec des lois, l’autre avec la force. La première est propre aux hommes, l’autre nous est commune avec les bêtes ; mais lorsque les lois sont impuissantes, il faut bien recourir à la force ; un prince doit savoir combattre avec ces deux espèces d’armes […].
Or les animaux dont le prince doit savoir revêtir les formes sont le renard et le lion. Le premier se défend mal contre le loup, et l’autre donne facilement dans les pièges qu’on lui tend. Le prince apprendra du premier à être adroit, et de l’autre à être fort.
Ceux qui dédaignent le rôle de renard n’entendent guère leur métier ; en d’autres termes un prince prudent ne peut ni ne doit tenir sa parole, que lorsqu’il le peut sans se faire tort, et que les circonstances dans lesquelles il a contracté un engagement subsistent encore.
Je n’aurais garde de donner un tel précepte, si tous les hommes étaient bons ; mais comme ils sont tous méchants et toujours prêts à manquer à leur parole, le prince ne doit pas se piquer d’être le plus fidèle à la sienne ; et ce manque de foi est toujours facile à justifier. Je pourrais donner dix preuves pour une, et montrer combien d’engagements et de traités ont été rompus par l’infidélité des princes, dont le plus heureux est toujours celui qui sait le mieux se couvrir de la peau du renard. Le point est de bien jouer son rôle, et de savoir à propos feindre et dissimuler. Et les hommes sont si simples et si faibles que celui qui veut tromper trouve aisément des dupes. », Machiavel, Le prince, chapitre XVIII.

3/ HEGEL LA DIALECTIQUE DU Maître ET DE L’ESCLAVE

cf. Phénoménologie de l’esprit

« D’abord la conscience de soi est être-pour-soi simple égal à soi-même excluant de soi tout ce qui est autre (…) Mais l’autre est aussi une conscience de soi. Un individu surgit face à face avec un autre individu. Surgissant ainsi immédiatement, ils sont l’un pour l’autre à la manière des objets quelconques ; ils sont des figures indépendantes et parce que l’objet s’est ici déterminé comme vie. ils sont des consciences enfoncées dans l’être de la vie, des consciences qui n’ont pas encore accompli l’une pour l’autre le mouvement de l’abstraction absolue, mouvement qui consiste à extirper hors de soi tout être immédiat, et à être seulement le pur être négatif de la conscience égale-à-soi-même. En d’autres termes ces consciences ne se sont pas encore présentées réciproquement chacune comme pur être-pour-soi, c’est-à-dire comme conscience de soi. Chacune est bien certaine de soi-même, mais non de l’autre ; et ainsi sa propre certitude de soi n’a encore aucune vérité ; car sa vérité consisterait seulement en ce que son propre être-pour-soi se serait présenté à elle comme objet indépendant, ou ce qui est la même chose, en ce que l’objet se serait présenté comme cette pure certitude de soi-même. Mais selon le concept de la reconnaissance, cela n’est possible que si l’autre objet accomplit en soi-même pour le premier, comme le premier pour l’autre, cette pure abstraction de l’être-pour-soi, chacun l’accomplissant par sa propre opération et à nouveau par l’opération de l’autre. Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa manière d’être objective, ou consiste à montrer qu’on est attaché à aucun être-là déterminé, pas plus qu’à la singularité universelle de l’âtre-là en général, à montrer qu’on est pas attaché à la vie.

Cette présentation est la double opération : opération de l’autre et opération par soi-même. En tant qu’elle est opération de l’autre, chacun tend à la mort de l’autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l’opération en soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie. Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent à elle-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort. » (PP. 158-159)

  « Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisé avec l’être indépendant ou la choséité en général. Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel.

Le maître est 1) comme concept médiation ou comme être-pour-soi, mais en même temps il est 2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un autre et qui, ainsi, se rapporte : a) immédiatement aux deux moments, b) médiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité. Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail. Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore. » (PP. 161-162)

cf. Manuel Nathan p. 282

4/ LA VIOLENCE DE LA LUTTE DES CLASSES MARX

» L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître d’un corps de métier et compagnon, bref, oppresseurs et opprimés ont été en opposition constante, ils ont mené une lutte ininterrompue, tantôt cachée, tantôt ouverte, lutte qui chaque fois s’est terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la ruine commune des classes en lutte.

Aux époques anciennes de l’histoire, nous trouvons presque partout une organisation de la société en ordres divers, une hiérarchie complexe des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous avons des patriciens, des chevaliers,  des plébéiens, des esclaves ; au Moyen-Âge des seigneurs féodaux, des vassaux, des maîtres de corps de métier, des compagnons, des serfs et en outre, dans presque chacune de ces classes à leur tour, des hiérarchies particulières ».

La société bourgeoisie moderne, issue de la ruine de la société féodale n’a pas abolie les oppositions de classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes des classes nouvelles, des conditions d’oppression nouvelles, de nouvelles formes de lutte [..]

La  bourgeoisie s’est enfin arrogé depuis la création de la grande industrie et du marché mondial la suprématie politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Les pouvoirs publics modernes ne sont qu’un comité qui administre les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.

La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle hautement révolutionnaire. Là où elle est arrivée au pouvoir, la bourgeoisie a détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques. Elle a impitoyablement déchiré la variété bariolée des liens féodaux qui unissaient l’homme à ses supérieurs naturels et n’a laissé subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le dur « paiement comptant ». Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois. Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d’échange et substitué aux innombrables libertés reconnues par lettres patentes et chèrement acquises la seule liberté sans scrupule du commerce. En un mot, elle a substitué à l’exploitation que voilaient les illusions religieuses et politiques l’exploitation ouverte, cynique, directe et toute crue ».

Karl Marx et Engels, Manifeste du Parti Communiste, traduction E.Bottigelli

5/ LA VIOLENCE LEGITIME MAX WEBER

« Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons aujourd’hui « État », ou l’influence que l’on exerce sur cette direction.Mais qu’est-ce donc qu’un groupement, « politique » du point de vue du sociologue ? Qu’est-ce qu’un État ? Lui non plus ne se laisse pas connaître logiquement par le contenu de ce qu’il fait. Il n’existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque ; d’un autre côté il n’existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu’elles aient de tout temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd’hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l’État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu’à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.

« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État — cela ne fait aucun doute —, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers — à commencer par la parentèle — ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé — la notion de territoire étant une de ses caractéristiques —, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État.

En gros, cette définition correspond à l’usage courant du terme. Lorsqu’on dit d’une question qu’elle est « politique », d’un ministre ou d’un fonctionnaire qu’ils sont « politiques », ou d’une décision qu’elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d’activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu’ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir — soit parce qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désire pour lui-même en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère.

Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. »

Weber (Max), Le savant et le politique, 1919

LA VIOLENCE DE LA TECHNIQUE

“À l’époque moderne, l’histoire a émergé comme quelque chose qu’elle n’avait jamais été auparavant. Elle […] devint un processus fait par l’homme, le seul processus comprenant tout qui dût son existence exclusivement à la race humaine. Aujourd’hui cette qualité qui distinguait l’histoire de la nature est aussi une chose du passé. Nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions ‘faire’ la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous ‘faisons la nature’, dans la même mesure que nous ‘faisons l’histoire’. […] Nous n’avons atteint ce stade qu’avec les découvertes nucléaires, où des forces naturelles sont libérées, délivrées, pour ainsi dire, et où ont lieu des processus naturels qui n’auraient jamais existé sans l’intervention directe de l’action humaine” Hannah Arendt, La Crise de la culture (1961)

“Nous vivons, pour ainsi dire, dans une ère atomique. […] Nous ne devons pas négliger ce que cela signifie : l’être de l’homme frappé du sceau de l’atome. […] Dans l’installation matérielle qui permet à la physique la désintégration de l’atome est contenue toute la physique moderne depuis ses débuts. […] À l’ère atomique, la singularité et la valeur de l’étant individuel disparaissent à un rythme effréné au profit de l’uniformité de l’ensemble. […]

Ce n’est pas la bombe atomique, dont on discourt tant, qui est mortelle, en tant que machine toute spéciale de mort. […] Ce qui menace l’homme en son être, c’est cette opinion qui veut se faire accroire à elle-même, et selon laquelle il suffit de délier, de transformer, d’accumuler et de diriger pacifiquement les énergies naturelles pour que l’homme rende la condition humaine supportable pour tous et, d’une manière générale, ‘heureuse’. La paix de ce ‘pacifiquement’ n’est rien d’autre que la fièvre non troublée de la frénésie de l’auto-imposition orientée uniquement sur elle-même”

Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part (1962) / La Question de la technique (1954) / Der Satz vom Grund (1962)

“Que nous, les hommes, nous périssions à cause d’un missile nucléaire ou d’une centrale prétendument pacifique, cela revient absolument au même. […] Il y a 28 ans, j’ai […] formulé à Hiroshima même le slogan ‘Hiroshima est partout’ […] À l’époque, je voulais dire que chaque point de notre terre pouvait être touché et anéanti exactement comme Hiroshima. La situation actuelle est bien pire. […] Car par un seul Hiroshima, peu importe où il a lieu, peu importe que ce soit à Harrisburg, Tchernobyl ou Wackersdorf et peu importe qu’il arrive en temps de guerre ou pendant notre prétendue paix, par un seul Hiroshima, tous les autres lieux de notre bien aimée terre pourraient devenir conjointement un immense Hiroshima – et même pire. Car ce ne sont pas seulement tous les lieux dans l’espace, mais aussi tous les lieux dans le temps qui peuvent être ainsi touchés et le sont peut-être déjà. Si nous n’agissons pas aujourd’hui, il est possible que nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants périssent avec nous, à cause de nous. Alors nous, les hommes d’aujourd’hui et nos ancêtres, nous n’aurons finalement jamais existé”

Günther Anders, « Dix thèses pour TchernobylAdresse amicale au 6e congrès international des médecins pour l’empêchement d’une guerre nucléaire »(1986)

“Que l’énergie nucléaire, une fois découverte, ne puisse être/ne doive pas être utilisée par l’homme, cela me semble déraisonnable et même extrêmement irréaliste. Il faut que nous nous concentrions sur les problèmes de sûreté – c’est au moins un projet – au lieu de persévérer dans un refus absolu. […] Inépuisable du point de vue de la matière première (les isotopes d’hydrogène) et presque libre de produits secondaires à longue durée de vie, serait la fusion nucléaire, qui n’existe pas encore. À supposer qu’on y parvienne sous une forme utilisable, il semblerait que s’ouvre un paradis énergétique : non seulement le remplacement des sources fossiles qui s’épuisent, mais encore la liberté de multiplier à volonté la consommation actuelle en énergie. […]

Mais c’est ici que la physique oppose son veto thermodynamique. […] Bien que dépourvu de l’effet de serre, un emploi aussi libéral de la fusion nucléaire entraînerait malgré tout un problème de réchauffement de l’environnement, qui impose une limite implacable aux rêves extravagants d’une humanité plusieurs fois démultipliée, qui vivrait dans l’exubérance technologique. […] Le cadeau doit être utilisé sagement et avec mesure, dans l’optique de la responsabilité globale et non dans celle de la grandiose espérance globale”

Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979) / lettre à Günther Anders (1977)

“On néglige en général le fait que l’équité et l’énergie ne peuvent augmenter en harmonie l’une avec l’autre que jusqu’à un certain point. En-deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti. Il ne s’agit pas ici d’une limitation de la capacité technique à mieux répartir ce contrôle de l’énergie, mais de limites inscrites dans les dimensions du corps humain, les rythmes sociaux et l’espace vital. […]

On confond bien-être et abondance énergétique, telle que l’énergie nucléaire la promet […] Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes quantités d’énergie est indépendant du seuil auquel la transformation de l’énergie se retourne en destruction physique. Ce seuil, exprimé en kwh ou en calories, est sans doute peu élevé. Le concept de quanta d’énergie socialement critiques doit d’abord être élucidé en théorie avant qu’on puisse discuter la question politique de la consommation d’énergie à laquelle une société doit limiter ses membres”

Ivan Illich, Énergie et équité (1973)

“Certes, le nucléaire peut être rendu très sûr. Il y faut pour cela des conditions techniques, d’organisation, sociales, culturelles et politiques bien particulières. [Mais] qui peut garantir que les conditions qui rendent à un moment donné le nucléaire sûr sont pérennes, au moins sur la durée d’une génération de centrales ? Certainement pas la technocratie. La technocratie est impuissante à fournir cette garantie pour une raison essentielle et non pas de circonstance : c’est qu’elle ne sait pas donner sens à ce qu’elle juge être l’irrationnel des phénomènes humains. […] Il se pourrait que le nucléaire ne soit sûr de façon pérenne que dans un monde de logiciens plus ou moins robotisés, de zombies sans affects ni passions, comme se plaisent à l’imaginer les champions de l’intelligence artificielle et autres sciences cognitives”

Jean-Pierre Dupuy, « Tchernobyl, le sarcophage de l’humain », in : Écologie et Politique, 2006/1 (2006)